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Billet de blog 6 octobre 2012

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Poèmes pour les temps qui courent (version écrite), opus 1: la Transition

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La chronique Poèmes pour les Temps qui courent est diffusée régulièrement en direct sur Radio Aligre (93.1) - l'une des dernières radio libres indépendantes parisiennes de la bande FM  - les jeudi matin à 9h40. Vous pouvez également l'écouter en direct par internet via le site de la radio.

Chronique du jeudi 4 octobre

Cette semaine je vous propose de jeter grâce à la poésie un autre éclairage sur le thème de la transition. Transition énergétique, transition entre deux civilisations, le mot connaît les faveurs récentes de certains de nos politiques et vient faire un début de concurrence à cette crise qui habite nos bouches un certain temps maintenant.. C’est aussi le nom d’un mouvement venu d’Angleterre, celui des Villes en Transition, qui voit des citoyens se mobiliser sur leurs territoires et s’acheminer vers la descente énergétique, en se réappropriant les aspects fondamentaux de leurs modes de vie. Ce mouvement est d’ailleurs à l’honneur à Paris depuis une semaine dans le cadre du festival des Utopies Concrètes, dédié à la transition et à la permaculture. Sans transition donc, un poème de René-Guy Cadou intitulé « art poétique », poème que je vous invite - à lire - un peu comme une carte de Tarot, et à – écouter - selon le concept de cette rubrique, sur fond de la rumeur des temps qui courent…


Quand ce sera la nuit

Et toi tout seul dans une limousine

Quelque part sur une route de forêt

Quand ce sera nuit noire

O mon poète aie garde d'allumer tes phares

Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté

Sans rien savoir

Et sans souci du flot battant ton pare-brise

Enfonce-toi comme un noyé dans la nuit rageuse qui grise

Tu as perdu la direction

Le Nord l'étoile les feux de position

Et tu sens soudain un grand choc

Tu es couché tout près de toi dans la verdure

Tu es comme mille petits trous de serrure

Qui regardent dans ta tête éclatée

Les éléments épars de la beauté

Et qui viendrait te chercher là

Quand tu disposes de toi-même

Secrètement pour un destin

Qui ne peut plus te laisser seul

N'appelle pas

Mais entends ce cortège innombrable de pas


Transition. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui constatent que notre monde fait face à une conjonction de crises de diverses natures. Pour certains – ceux qui se rappellent du sens originel du mot crise dans la langue grecque, un sens de transformation, notre monde traverse donc une phase de changement et de transition vers une nouvelle ère.

« Quand ce sera la nuit / et toi tout seul dans une limousine ». La transition c’est  peut-être d’abord ça : la « nuit noire ». « Quelque part sur une route de forêt ». La transition c’est peut-être, comme le rappelle Edgar Morin, la nuit qui règne dans la chrysalide, et dans tous les espaces en phase de métamorphose. Ce n’est pas l’aveuglement, on écarquille les yeux pourtant, quelque chose se prépare, quelque chose mûrit dans l’ombre, mais on ne peut le voir. Ce n’est ni l’aube, ni le crépuscule, noir devant, noir derrière - « médiateurs entre une énigme et l’autre ». On ne sait pas s’il fait sombre parce que nous sommes dans la forêt – il fait peut-être jour à l’extérieur – on sait en tous cas que cette nuit n’est pas le néant : la nuit est touffue, comme la forêt elle bruisse et s’agite, elle est épaisse et remplie, mais ce qui l’habite est encore plongé dans l’obscurité. Elle est rageuse, rageuse et pleine d’eau, de flots battants, c’est la nuit d’une mer en colère, d’une mer démontée (« sans souci du flot battant ton pare-brise / enfonce-toi comme un noyé dans la nuit rageuse qui grise).

Nous sommes en traversée, en transit « tout seul dans une limousine ». Mais ce n’est pas une limousine blanche, étincelante symbole de prestige, ce n’est pas non plus une fière décapotable dans laquelle on se sent libre, ouvert au ciel, en osmose avec le paysage. C’est une limousine habillée de nuit, limousine noire – qui fait étrangement penser à un corbillard...le dernier film de David Cronenberg – Cosmopolis – tout comme celui de Léos Carax – Holy Motors - nous montrent tous les deux l’essentiel du temps leurs héros dans une situation similaire : circulant « la nuit, tout seul dans une limousine ». Y aurait-il là, puisqu’elle se multiplie et colle ainsi aux écrans, une image symptômatique de notre époque ? Comme dans notre poème, les héros de ces deux films traversent un monde en métamorphose, et la limousine devient le symbole de cette technologie pesante et rutilante que nous avons construite autour de nous, et qui nous enferme, et qui nous entraîne.

Cependant, alors que nous sommes pris dans cette nuit et cette fuite en avant et ce luxe inutile, un déclic survient, un sursaut se produit : faisant fi du savoir, et des repères et des calculs « tu as perdu la direction, le Nord, l’étoile et les feux de position » ; faisant fi de la lumière technologique (« aie garde d’allumer tes phares »), celui que j’appellerai « le voyageur » décide - d’y aller, il « fonce » littéralement dans le tas : il « appuie de toutes ses forces sur le champignon de la beauté » et « s’enfonce dans la nuit ». La force physique, le courage se substituent au savoir rationnel, l’énergie humaine à l’énergie technologique. A la transition comme errance succède une transition nouvelle, celle de l’audace, qui est celle où l’on prend son parti de la nuit et où l’on avance coûte que coûte.

Grâce à cette transition désormais assumée et accélérée, nous passons soudain dans un autre monde. Le « champignon » fait dans ce poème figure de charnière, il est le commutateur entre le monde ancien et le monde nouveau ; il fait la transition entre l’univers technologique – le champignon, comme accélérateur de la voiture – et le milieu naturel, le champignon de la forêt.

Il y a eu un « grand choc ». Choc de la métamorphose qui s’achève, de la chrysalide qui se rompt. Il y a eu un dédoublement : « tu es couché tout près de toi dans la verdure » - l’ancien gît aux côtés du nouveau. Le roi est mort, vive le roi, sans transition, un autre monde succède à l’autre. Ce n’est pas lui-même véritablement que le voyageur a perdu, mais un certain lui-même, ainsi que la voiture – la technologie – qui s’est volatilisée, puisque seule persiste à présent la verdure.

C’est un nouveau monde, car à l’homogénéité de l’ancien succède la fragmentation,  la diversité, le multiple renouvelé ; la solitude s’efface devant le « cortège innombrable de pas » ; l’obscurité fait place à ces « trous de serrure » par lesquels la lumière passe, ces éclats de beauté qui luisent dispersés comme des yeux sur la mousse.

Ce poème est certes comme nous le dit son titre un « art poétique », dans lequel le poète nous parle indirectement de son processus créatif ; mais on peut aussi sans difficulté y voir une leçon de vie, une leçon d’histoire qui nous parle de ces errances, de ces hoquets et de ces audaces par lesquels le vivant se renouvelle et se recrée. Il est une invite à accepter une certaine nuit lorsqu’elle tombe, et une exhortation à faire de cette nuit une phase de renouvellement et de subversion. Une phase où l’on accepte de dynamiter les idées admises, de faire exploser nos paradigmes dans des directions diverses, pour pouvoir ensuite les recomposer à neuf. Le poète, par les opérations que lui fait effectuer la pratique de son art, est un acrobate de la métamorphose et de la réinvention ; il connaît, selon les mots d’Antonin Artaud, cet « état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même, des morceaux du monde réel ».  Acceptera-t-on de sortir de notre limousine, pour, au-delà de la secousse, composer à nouveau la mosaïque de nos habitats ? Ce poème nous donne à voir la transition à la fois comme une phase d’acceptation, où l’on laisse venir – n’appelle pas le destin ! – mais aussi comme une phase de déploiement d’énergie, de courage, et d’amour de la beauté prodigieux.


C'était "art poétique" de René-Guy Cadou, dans la rubrique Poèmes pour les Temps qui courent", sur le thème cette semaine de la Transition. Je vous retrouve la semaine prochaine pour un nouvel opus de cette chronique.

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