Pour alimenter le propos critique sur les choix du jury et le déroulement du 32è Prix Carbet qui s’est tenu en Guyane du 22 au 26 février 2023, c’est décidément difficile de ne pas déplorer certaines options retenues durant cette manifestation. Il y a d’abord eu la mise en valeur d’une écriture imprégnée d’une vision exotique et étrangère par ailleurs bien documentée. Darwyn (2022), l’ouvrage de Colin Niel figurait parmi les quatre titres finalistes. Au sein de ce récit, utilisé à plusieurs reprises par le narrateur, le terme « jungle amazonienne » situe ce dernier dans une posture construite sur la base d’une vision eurocentrée. Aucun natif de cette région n’utilise spontanément ce terme issu de la conquête coloniale anglaise en Inde.
Or, initié en 1990 par Edouard Glissant, et même s’il a varié au fil des ans, l’objectif du prix Carbet reposait sur la volonté de valoriser des voix qui portent l’expérience du vécu des aires géographiques qui étaient alors appréhendées dans la grande région Caraïbe. Le jury de ce prix avait ainsi souligné les « thèmes propres » (1991), la défense des « valeurs intellectuelles et esthétiques des Antilles » (1992), la « terre natale mise en relation avec le monde » (1995), la « magie de références inter textuelles qui relient son texte à une mémoire collective» (2007), les « regards croisés sur nos réalités bouleversantes» (2018). Alors, à quoi bon mettre en valeur cette année ce type de discours distant produit par Colin Niel qui n’a passé que quelques années en Guyane ? A quoi bon retenir le prolongement de cette vision du monde amazonien initiée dès le début de la colonisation par des Européens et poursuivie par ceux en mal d’exotisme ? Même si le prix final a été attribué à un auteur cubain (Tomber Carlos-Manuel Alvarez, 2022), même si son jury a déjà procédé à certains écarts, cette question interpelle.
Ce d’autant plus que ce choix a été associé ici au manque de considération envers la production littéraire guyanaise. À plusieurs reprises, lors de la déclaration de l’auteur primé, le jury avait eu l’occasion, les fois précédentes, de mentionner l’importance de certaines œuvres. Se déroulant cette année en Guyane et conduit par un président y demeurant, ce jury, orienté par ce dernier, aurait pu formuler une attention spéciale pour certaines publications et citer, par exemple, les deux derniers ouvrages que Christiane Taubira vient de publier qui du fait du règlement de ce prix, l’un publié trop tôt (19/09/21), l’autre trop tard, (Frivolités, 05/01/23) n’ont pas pu être retenus pour la sélection.
Qu’en a-t-il été de l’hommage rendu à Elie Stéphenson lors de la remise de ce prix ? Celui-ci a été prévenu au dernier moment par hasard et pas par les membres organisateurs. Sélectionné avec deux autres auteurs en 2020, ce poète dramaturge guyanais n’a reçu sa récompense que quelques jours avant cette cérémonie de 2023. Lors de celle-ci, personne n’a proposé un extrait de prestations théâtrales sur son œuvre ou même un de ses morceaux musicaux. Dommage pour le public ! L’avant-veille, au théâtre de Macouria, l’hommage rendu relevait de l’improvisation et de l’entre soi. Cet écrivain a bien fait de choisir de ne pas venir à la Maison des Cultures et des Mémoires de Guyane le soir où a été lu la proclamation de l’attribution du prix 2023.
Et pour cause, il aura échappé ainsi au comble qui s’est déroulé dans ce lieu. L’après-midi, Patrick Lacaisse y présentait un projet du CARMA, établissement porté par la DAC de Guyane, administration qui se complait au fil des ans à protéger cette personne exhibant successivement des copies d’artistes contemporains comme ses œuvres originales. Le représentant de cette administration était là pour cautionner cet évènement. Il était question de poterie amérindienne et bien sûr les potières, principales intéressées n’étaient pas là pour s’exprimer. La présentation confuse de celui qui considère les peuples autochtones comme ses « bébés phoques » a tourné autour des symboles de la colonisation :
L’ancre (du navire européen) : quand on appréhende ce que cela signifie pour les peuples autochtones de ce continent, notamment après que cette ancre ait été jeté à la mer lors de l’arrivée des Européens, que l’acte s’est multiplié et que par la suite des milliers d’ancres de navires se sont agrippées au sol, on songe à l’extermination de ces populations. Comment ne pas percevoir que demander aux descendants des rescapés de travailler à partir de la symbolique de cet outil relève de la perversion ?
La cloche : aborder un des symboles des missions catholiques quand les populations concernées ont souffert de l’encadrement des religieux est tout aussi abject. Alexis Tiouka, juriste, autochtone Kali’na, expliquait lui-même encore tout dernièrement devant des lycéens de Cayenne, la réaction d’effroi qu’il ressent encore quand il croise une religieuse. Car comme des dizaines d’Amérindiens de Guyane, très jeune, il a été séparé de sa famille pour être interné dans un home religieux. On peut comprendre pourquoi aucun.e Amérindien.ne n’était présent pour expliquer cette démarche plastique et pour cause ils sont nombreux actuellement à dénoncer les violences qu’ils ont subies dans ces homes catholiques.
Quant au canon que l'artisan de cette machination présentait parmi cette symbolique, on ne voit vraiment pas l’intérêt de valoriser cet appareil de guerre utilisé contre ceux qui refusaient la colonisation. Comble du comble, ce protagoniste a présenté son projet comme une action critique contre la colonisation ! Aspect quelque peu rassurant dans tout cet ensemble, les réactions choquées de certains membres du jury du prix Carbet qui en discutaient juste après la présentation. Comment l’Institut du Tout Monde chargé du prix Carbet dont le président est le directeur de la Maison de l’Amérique latine, la CTG (Collectivité Territoriale de Guyane) peuvent-ils accepter de cautionner un tel projet ?
Bref, ce prix Carbet en Guyane laisse une impression désagréable. On y retiendra que même à un moment somme toute assez plaisant où il était question pour les membres du jury de lire l’extrait d’une œuvre, le président de ce jury n’a rien trouvé de mieux à proposer au public que la seule lecture d’un extrait de son dernier ouvrage où il citait Edouard Glissant. Martiniquais, ayant été élève dans l'institut qu'avait créé cet écrivain, on peut comprendre sa préférence. Toutefois, dans cette manifestation, les choix ou partis pris tenus sont franchement détestables : discours eurocentré pour un titre retenu et associé au pays, regard condescendant sur la production littéraire guyanaise, présentation d'un projet plastique véhiculant des relents fortement colonialistes. Que retenir de cette opération diligentée de Paris sinon une nouvelle offensive coloniale qui, parce que présentée de façon plus conviviale ou parce portée par une structure présentant un objectif louable à l’origine, devrait être plus acceptable ?