Claude Cherblanc (avatar)

Claude Cherblanc

Retraité du service public de l'emploi

Abonné·e de Mediapart

156 Billets

1 Éditions

Billet de blog 1 juin 2016

Claude Cherblanc (avatar)

Claude Cherblanc

Retraité du service public de l'emploi

Abonné·e de Mediapart

Réfugiés de Grande-Synthe, interview du Maire, Damien Carême

Commune ouvrière de 21 000 habitants, au septentrion de notre pays, banlieue ouest de Dunkerque, Grande-Synthe, qui connaît un fort taux de chômage, est entourée de nombreuses usines classées Seveso, dont celle d’Arcelor-Mittal.

Claude Cherblanc (avatar)

Claude Cherblanc

Retraité du service public de l'emploi

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

La ville est ceinturée par la mer du nord, l’autoroute et une voie de chemin de fer à fort trafic industriel. Jusqu’à présent, Grande-Synthe était réputée pour son engagement dans la transition énergétique, récompensé à plusieurs reprises. Aujourd’hui, elle fait l’actualité par l’accueil humaniste qu’elle réserve aux migrants du Proche-Orient. En effet, chaque jour, des milliers de camions transitent vers le Royaume-Uni, parfois, ils s’arrêtent pour faire le plein à la station-service sise sur l’A16, sur le territoire communal, en direction de Calais, attirant ainsi Kurdes, Syriens, Irakiens et autres populations qui fuient la guerre, espérant trouver enfin le moyen de joindre l’autre rive de la Manche. J’ai interviewé son Maire, Damien Carême…

Claude Cherblanc : Damien Carême, comment a commencé cette aventure ?

Ça fait déjà dix ans que nous constatons l’arrivée de réfugiés chez nous. Avoir une station-service au bord de l’autoroute a favorisé l’arrivée de petits groupes de réfugiés, qui tentaient d’embarquer à bord des poids-lourds pour rejoindre le Royaume-Uni, synonyme, pour eux, de terre promise. Ils restaient douze, vingt-quatre heures maximum. Ils prenaient un camion et partaient vers l’Angleterre. Puis, de plus en plus nombreux, ils ont pris possession d’un terrain proche de l’autoroute au lieu-dit du Bas-Roch.

CC : Comment la situation a-t-elle évolué ?

À l’hiver 2008, on a vu, pour la première fois, des enfants et des femmes arriver. Les associations locales m’ont interpellé. Cette année là, la température est descendue jusqu’à – 15°. J’étais en vacances, loin de Grande-Synthe. On m’a appelé pour me dire « il va y avoir un mort. » J’ai ordonné que l’on mette une tente chauffée à disposition, l’une de celles dont nous disposions au service des fêtes. C’est à ce moment-là que j’ai reçu un premier courrier du sous-préfet, m’accusant de créer un appel d’air. « Il y a des passeurs, des réseaux organisés. S’il y a des troubles, vous en porterez la responsabilité. Comme il s’agit d’un terrain communal, nous n’interviendrons pas. Débrouillez-vous. »

CC : Comment as-tu réagi ?

Il fallait éviter que les réfugiés aillent taper à la porte des Grands-Synthois. Nous avons installé un point d’eau, des toilettes sèches . Nous avons mis en place un système de douches dans les équipements de la ville, géré par les associations. Puis nous avons installé des tentes de couchage, pour que les communautés différentes et les femmes puissent disposer d’espaces privés.

Enfin, la Communauté urbaine de Dunkerque est entrée dans le jeu et nous avons commencé à mettre en place des cabanes en bois. À l’époque, on comptait entre 60 et 90 personnes maximum, très variable en fonction des arrivées et des départs. Parfois, certaines ne restaient que 48 heures. Il était très difficile d’entamer un travail avec elles. On a eu des problèmes d’entretien du terrain auquel nous voulions faire participer les migrants, mais c’était difficile vu qu’ils restaient très peu de temps. Cette situation a perduré jusqu’à l’été 2015.

CC : Et alors ?

Je discutais avec les associations qui aidaient ces migrants. Je souhaitais les déménager parce-que j’avais un projet de construction d’un écoquartier au Bas-Roch. Il fallait libérer le terrain. On travaillait avec une école d’architecture pour prévoir une structure d’accueil un peu plus durable, plus respectueuse de la dignité humaine. J’avais fixé une capacité d’accueil de 100 personnes maximum, ce qui correspondait aussi aux capacités d’encadrement des associations. Un lieu de vie à l’abri de l’humidité, capable aussi d’accueillir les médecins, les associations, avec l’électricité permettant la recharge des téléphones mobiles.

Le projet d’écoquartier prenant un peu de retard, on a retardé le déménagement. Mais les choses se sont accélérées. En juillet 2015, les réfugiés étaient 60, deux mois après, 190, au moment où l’État bloquait totalement le port de Calais interdisant l’accès aux ferries et au tunnel sous la Manche.

À Téteghem – ville de la banlieue est de Dunkerque, également en bordure de l’A16 – la situation a aussi empiré, ainsi qu’à Steenvoorde – entre Lille et Dunkerque, en bordure de l’A25. Partout où il y a des stations-service d’autoroute, le nombre de réfugiés a explosé. C’est bien la décision de l’État de bloquer totalement le port de Calais qui a accru le nombre de réfugiés à Grande-Synthe et ailleurs, là où les routiers s’arrêtent en station-service.

CC : Quelle est la réaction de l’État ?

À 190 réfugiés, je demande une réunion d’urgence au sous-préfet de Dunkerque. Je lui explique que je peux en accueillir, bien sûr, mais pas par centaines. Nous ne pourrons y faire face. L’État doit trouver le moyen de stopper le flux. Rien n’a été fait. Le 30 septembre, nous avons une réunion au ministère de l’intérieur, avec le député de Flandre intérieure et quelques collègues maires. Pour demander des forces de l’ordre supplémentaires et des moyens financiers pour accompagner les réfugiés qui arrivaient. Ce même jour, le nombre de personnes au camp du Bas-Roch s’élevait à 545 ! À Téteghem, ils étaient 200.

Le Ministre nous a répondu qu’il paierait les factures engagées. Nous avons installé des douches, des toilettes sur le camp. Les passeurs faisaient payer leur usage ! C’est aussi ça la réalité ! Il nous fallait absolument un gestionnaire sur place. Une mairie n’a aucun savoir-faire face à ce type de situation. Il fallait sauvegarder les réfugiés et éviter que les passeurs fasse la loi sur le camp.

Les forces de l’ordre demandées arrivent mi-octobre, sans que cela freine l’arrivée de nouveaux réfugiés. Mais on ne peut pas boucler un terrain de 20 hectares. Fin octobre, il y avait 1200 réfugiés et 2800 en décembre . Entre-temps, le Bas-Roch s’était transformé en marécage, avec des conditions de vie inhumaines, inadmissibles, insupportables.

Avec les attentats de Paris, les forces de l’ordre affectées à Grande-Synthe ont été mobilisées ailleurs, jusqu’à la fin de la COP 21 puis elles sont revenues.

CC : Quelles étaient les perspectives, mi-décembre 2015 ?

Sur 20 hectares, ça pouvait aller jusqu’à 20 000 réfugiés. Je ne me voyais pas gérer une situation type Calais ! L’État est là, pas là, indécis. Il faut anticiper. Après concertation avec les élus et services communaux, nous avons contacté MSF – médecins sans frontières. Nous avions un autre terrain permettant tout à la fois de satisfaire les réfugiés et de garder la situation sous contrôle. Ce terrain n’est pas idéal, coincé entre l’autoroute, cordon ombilical vers l’Angleterre et la voie de chemin de fer, mais c’était le moins mal adapté.

On prépare le déménagement. Camp de toile, au départ, puis on se résout à construire des shelters (abris, en français), des cabanons en bois de 7m2, aux normes humanitaires permettant à 7 personnes de dormir au sec. Le projet prévoit 6 zones, avec toilettes, douches et lieux de vie sécurisés, avec détecteurs d’incendie et voie d’accès pour les pompiers. Il y a un centre médical géré par MSF, Médecins du monde, Gynécologues sans frontières et Dentistes sans frontières. La Croix-rouge intervient également. Les réfugiés disposent également d’une consultation médico-psychologique. Une maison des services publics est également prévue, avec des consultations juridiques.

Une cuisine centrale est installée pour préparer les repas, avec des denrées fournies par les associations, financées par des dons. Il y a aussi des espaces de restauration où les réfugiés peuvent préparer eux-mêmes leurs repas.

CC : face au projet de déménagement, quelle était l’attitude de l’État ?

Le 23 décembre, je reçois un coup de fil du Préfet, juste avant que nous ne donnions une conférence de presse avec MSF pour annoncer la création du camp. Je me rend à Lille pour rencontrer le Préfet. Cazeneuve était présent. On se met d’accord sur trois choses. La lutte contre les passeurs, qui exigent 5000 euros par personne. Il faut savoir que les passeurs parlent des réfugiés comme de leur « stock » ! Quand les réfugiés étaient 2000 à Grande-Synthe, ça représentait 10 millions d’euros de « chiffre d’affaire »… C’est de la traite d’êtres humains ! Pourquoi y’a t’il des passeurs ? Parce qu’on interdit le passage par Calais. On fabrique donc les passeurs.

On travaille de façon intelligente avec la police et la justice depuis de nombreuses années dans ce domaine. Depuis août 2015, on a fait « tomber » 25 réseaux. La deuxième chose, c’est faire la promotion du droit d’asile. Avec un accueil humain, le regard de nombreux réfugiés sur la France a changé. Beaucoup apprennent le français et font une demande d’asile dans notre pays. En troisième lieu, j’ai convaincu Cazeneuve que les conditions de vie, inadmissibles au Bas-Roch, nécessitaient un déménagement pour des conditions plus humaines. Le 24 décembre, les services municipaux et MSF préparent le déménagement. Entre temps, je reçois une lettre du préfet qui m’informe de son désaccord, mais qu’il ne m’empêchera pas de créer le nouveau camp. Il faut bien sauver la face…

Nous voulions la libre circulation des réfugiés. Pas de fouille, pas de papiers à présenter, pas de grillages. Nous ne voulions pas d’une prison. MSF a mis 2 millions d’euros ; la ville de Grande-Synthe et la Communauté urbaine de Dunkerque en ont mis 1 million. Le déménagement a commencé le 7 mars 2016. En trois jours, c’était terminé et ça c’est très bien passé. Il n’y a, depuis, aucun trouble.

On avait prévu le camp pour 2500 personnes, mais si elles avaient été 3000, on en aurait déménagé 3000. Or il se trouve que, le 7 mars, elles n’étaient plus que 1330. Entre les départs, les demandes d’asile qui aboutissaient à des hébergements dans les centres d’accueil et d’orientation, le nombre avait chuté de près de la moitié. Il est d’ailleurs prévu qu’au fur et à mesure des départs, nous démontions les cabanons. Le camp de Grande-Synthe n’a pas une vocation pérenne. La fermeture est en ligne de mire. Mais tant qu’il y a du monde, on s’en occupe avec humanité. Je veux démontrer que notre exemple est réplicable. Pour que ça réussisse, il faut qu’il y ait un début et projeter une issue.

Ce n’est tout de même pas le luxe de vivre dans une cabane en bois et de devoir faire deux cent mètres pour aller aux toilettes, prendre une douche ou son repas. Au dernier décompte, mardi 24 mai 2016, il reste 757 réfugiés. Certains sont passés en Angleterre mais on a aussi 40 demandes d’asile par semaine.

CC : D’où viennent les associations qui interviennent à Grande-Synthe ?

D’Angleterre, d’Allemagne, de France et Localement, bien sûr, mais aussi d’un peu partout en Europe. Ce sont exclusivement des bénévoles. On a aussi des permanents qui interviennent, grâce à la convention que l’on va signer avec l’État. Ils interviennent pour la sécurité, la médiation [la convention a été signée lundi 31 mai en présence du Ministre de l’intérieur et de la Ministre du logement, deux jours après cette interview NDR].

CC : Comment les Grands-Synthois vivent cette affaire ?

J’ai en permanence communiqué par écrit. Et uniquement par écrit. Une lettre par mois. Jamais de réunions publiques. À Téteghem et Leffrinckoucke – autre commune de l’est de Dunkerque – les maires s’y sont essayés. À chaque fois, ces réunions ont été polluées par des prises de paroles à caractère raciste et extrémiste. J’ai joué la transparence totale, expliquant l’évolution des événements, sans cacher quoique ce soit. Aucune réaction en contre, aucune pétition. La population a suivi.

CC : En conclusion ?

C’est une aventure humaine. Des bénévoles venus de toute l’Europe. Une population compréhensive. Dans les services municipaux, nombreux ont été les fonctionnaires mobilisés bien au-delà de leur devoir ordinaire, sans que quiconque réclame le paiement d’heures supplémentaires.

Les relations avec l’État ont été très difficiles, mais nous avons fini par trouver une voie commune. Nous ne pouvions admettre que des êtres humains, dont de nombreux enfants, fuyant la guerre, la misère, vivent dans la boue, le froid, la faim et la crasse...

Propos recueillis par Claude Cherblanc

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.