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Billet de blog 17 juin 2008

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L'Europe des Calendes grecques

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bien sûr qu’une Europe existe… les média en parlent tous les jours. Mais il y a aussi une Europe qui n’existe pas et dont on voudrait nous faire croire qu’elle existe… ou existera demain : il s’agit d’une Europe qui ferait de nous des citoyens européens, nous voulons parler de l’Europe politique…

À cette Europe-là nos dirigeants résistent, allant jusqu’à bafouer la démocratie en passant en force par dessus les résultats de référendums (France, Pays-Bas et, tout dernièrement, Irlande) pour imposer une Europe qu’une majorité, dans l’ensemble peuples européens, refuse. J’avais noté, il y a deux ou trois ans, la phrase d’un journaliste (dont j’ai omis de noter le nom et je m’en excuse) : « L’Europe politique piétinera tant que le débat constitutionnel restera enkysté dans les cadres nationaux. Tôt ou tard, il faudra organiser un référendum à l’échelle de l’Union ». Apparemment ce référendum dérangerait nos dirigeants… personne n’en parle. Nous rejoignons les propos de mon précédent billet : à quelle(s) minorité(s) profite l’Europe pour ceux qui sont censés nous représenter se montrent allergiques à une consultation réellement démocratique ?

Je ne saurais répondre avec précision à cette question. Ce que je propose ici est une réflexion d’ensemble issue de discussions que nous avons menées autour de l’an 2000 (comme le temps passe…) avec quelques collègues sur un ouvrage en cours : « Construire une citoyenneté européenne », finalement paru en 2007, retardé par l’enthousiasme caché des maisons d’édition pour une telle préoccupation…

L’Europe aujourd’hui

Il n’est guère possible aujourd’hui de se vivre comme « citoyen européen » au sens juridique du terme, c’est-à-dire jouissant des « droits de cité » dans un État… Et ceci pour la simple raison que l’Europe est une entité fort indécise au niveau politique : ce n’est ni un État, ni une Nation, ni une Fédération d’États… mais une virtualité, un projet en évolution dont on est en droit de se demander s’il deviendra un jour un authentique espace civique. Autrement dit, une véritable citoyenneté européenne reste à construire, dans la mesure même où une Europe politique demeure encore, en grande partie, virtuelle. « L’Europe reste une communauté de destins, non une communauté d’appartenance et de volonté » soulignait Edgar Morin, il y a une quinzaine d’années Ce que développe plus récemment Georges Roche[1] en constatant que l’Europe constitue d’abord une nécessité économique, encore incertaine, pas encore voulue par des citoyens conscients : « Car l’Europe n’est pas encore identifiée, n’a pas d’identité véritable aux yeux de chacun de ses habitants, ils ne peuvent en être citoyens à part entière. […] Il manque le souffle idéologique et politique qui pourrait s’appuyer sur une culture spécifique, une histoire commune, riche et complexe. Le futur citoyen de l’Europe a le droit d’affronter sa mémoire ».

En engageant le futur citoyen d’Europe à affronter sa mémoire. Il s’agit de comprendre pourquoi les différences et dissensions passées et actuelles, entre différents pays, se sont créées et perdurent. Il s’agit aussi et surtout d’affronter le problème du dépassement d’incompréhensions et d’antagonismes qui, depuis une cinquantaine d’années, contrecarrent l’avènement d’une « communauté d’appartenance et de volonté ». Notre hypothèse fondamentale est que l’existence d’une Europe est tributaire de changements à différents niveaux :

- changements à un niveau politique global : l’Europe doit se doter d’une véritable constitution et adopter de nouvelles formes de « gouvernance » qui définissent clairement le modèle politique souhaité par l’Union, qui renforcent la démocratie et consolident la légitimité de ses institutions ;

- l’invention d’une forme nouvelle de citoyenneté trop souvent confondue avec une « identité d’appartenance »… Nous devons réfléchir sur les rapports complexes, souvent ambigus, voire paradoxaux, qui existent entre citoyenneté et identité personnelle ;

- l’invention de nouvelles formes de traitement et de dépassement des conflits à différents niveaux, trop souvent limités à des affrontements bipolaires inaptes à prendre en considération la complexité des dynamiques sociales.

Ce ne sont pas seulement des changements politiques, économiques, institutionnels, conventionnels qu’il s’agit de mettre en œuvre ; il s’agit de promouvoir des procédures nouvelles autorisant à penser autrement les relations sociales, à aborder et à dépasser les relations conflictuelles, à mieux comprendre l’homme et les relations interhumaines… Enfin — et peut-être surtout — c’est aussi dans les « mentalités » que les « européens » doivent accomplir leur « révolution culturelle » s’ils souhaitent accéder à ce statut, pour le moment utopique, de « citoyen européen »…

« Je ne me sens pas citoyen européen… »

C’était le titre initialement proposé pour l’ouvrage sur la citoyenneté européenne, titre par trop négatif, auquel l ‘éditeur nous a prié de renoncer, à juste titre je crois.

« Mais citoyen européen tu l’es déjà, que ça te plaise ou non ! » m’a vertement tancé mon collègue historien… Peut-être a-t-il raison… en partie, mais en partie seulement. Car il est vrai que, depuis une cinquantaine d’années, d’importantes innovations ont vu le jour qui esquissent, en pointillés fluctuants, un espace politique européen. Bien sûr nous rappellerons la création d’instances telles le Parlement Européen, le Conseil de l’Europe, la Commission européenne… dont le commun des mortels — dont je fais partie — discerne mal les fonctions et surtout le « modèle » prospectif de gouvernement — si tant est qu’il en existe un qu’on ait l’intention de promouvoir dans un avenir proche — auquel sont censées réfléchir ces honorables institutions… Donc mon collègue n’a pas entièrement tort ; des innovations intéressantes sont intervenues qui peuvent susciter un vague sentiment d’appartenance citoyenne à une entité politique en devenir :

- au niveau d’une identification symbolique de l’Europe : elle a adopté son drapeau que l’on entrevoit discrètement dans certaines cérémonies officielles, submergé par les bannières nationales, régionales, confrériques… et son hymne — l’hymne à la joie de Beethoven — que l’on entend rarement en dehors des finales du tournoi de rugby des six Nations…

- au niveau de la libre circulation des «Européens » l’adoption du passeport européen permet une libre circulation des personnes, que nous apprécions, lors de nos pérégrinations vacancières ou autres…

- au niveau de la libre circulation des biens : la suppression des « droits de douane » rend possible une quasi liberté dans la circulation des biens, au grand dam des buralistes français, frontaliers de certains pays, dont plusieurs ont vu leurs ventes de cigarettes diminuer de cinquante pour cent et plus…

- au niveau de la création d’une monnaie commune, l’Euro, adoptée par seulement 15 États sur 27, et qui voudrait symboliser l’unité d’un espace économique, sans y changer grand chose d’ailleurs, car les appareils et fonctionnements des marchés obéissent à des déterminismes relativement indépendants de l'aspect symbolique des choses que d’aucuns voudraient prendre pour la réalité…

- ………

Donc un ensemble d’innovations qui vont dans le sens d’une unification d’un espace (politique ?) européen… Mais dans ces innovations, celles qui concernent l’espace civique — l’hymne, le drapeau, la référence à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme… — si elles sont indispensables au niveau symbolique — demeurent, pour les différents peuples d’Europe, relativement abstraites… : certains d’entre-nous peuvent avoir l’impression que ces changements ne nous ont pas apporté de « mieux être » dans la vie de tous les jours, ou même que ces modifications ne nous concernent pas directement. Une Europe existe certes, mais sur l’orientation et la construction de laquelle nous n’avons aucune prise. Les accords commerciaux se décident, des « délocalisations » d’usines se décrètent, des pans entiers des économies locales régressent ou meurent, des subventions sont accordées ou refusées… sans que personne nous demande notre avis… En d’autres termes, mon cher collègue historien, nous n’avons aucun « droit de cité » sur les biens matériels de l’Europe, nous — les peu nantis, les « sans grade » qui constituons la grande majorité des habitants de l’Europe — sommes les citoyens fictifs d’une entité symbolique… C’est sans doute quelque chose mais, comme l’écrit en substance Georges Roche, nous ne pouvons être des citoyens à part entière.

Quel mode de gouvernance pour l’Europe ?

L’Europe peut-elle devenir un authentique espace civique ? On se prend à douter lorsque l’on se rend compte que, depuis 1949, différents projets destinés à donner à l’Europe une amorce de structure de « gouvernance » ont échoué : par exemple le projet de « Communauté politique européenne » en 1952-53 disparaît dans le naufrage de la « Communauté Européenne de Défense » en 1954 ; le plan Fouchet de 1961-62 est rejeté ; les propositions Spinelli de 1984-85 ne débouchent que sur « l’Acte Unique Européen » qui organise le commerce en Europe (fév. 1986)… jusqu’au rejet par référendum, en 2005 par la France et les Pays-Bas, de cette ”calamité” politique et institutionnelle qu’a constitué la forme et l’échec du traité constitutionnel, d’où aurait pu naître une constitution pour l’Europe…

Il faut bien constater, qu’au début des années 2000, des polémiques embarrassées ont eu lieu dans la perspective de donner une forme de « gouvernance » à l’Europe. Il semble que, s’agissant de l’étude des regroupements d’États — et l’Union européenne se présente comme un tel regroupement — la théorie constitutionnelle ne connaisse que deux figures possibles : d’une part la Confédération d’États, qui n’est pas elle-même un état mais une « union d’États purement internationale […] à l’image de la Société des nations », et, d’autre part, l’État fédéral qui est, comme son nom l’indique, un État au sens du droit international, dont les fondements sont dans la constitution de l’État fédéral et non plus, comme dans la Confédération, dans un ordre juridique international.

L’Union Européenne ne saurait se limiter à une Confédération régie par le droit international. En Juin 2000, le ministre des affaires étrangères d’Allemagne (J. Fischer) fait part de ses réticences à faire de l’Europe politique une Fédération, tandis que le ministre français de l’intérieur (Chevènement) déclare, à propos de l’Union européenne, qu’«elle n’est ni une fédération, ni une confédération. Elle est quelque chose qui n’a jamais été décrit nulle part et qui ne ressemble même pas au Saint empire romain germanique. » ( ?)[2] Entre la confédération et la fédération d’États, les « constitutionnalistes » européens finissent par proposer une forme intermédiaire comme l’indique Fisher « C’est uniquement si l’intégration européenne conserve les États-nations dans une telle Fédération, qu’elle ne défavorise pas, voire qu’elle ne se fait pas disparaître complètement, les institutions qu’un tel projet sera réalisable en dépit des difficultés qu’il présente. ».

Une « Fédération d’États-nations » ne peut exister sans un Parlement européen comportant deux chambres, l’une pour représenter l’Europe des États-nations (une sorte de « sénat » sur le modèle américain ou allemand), l’autre un gouvernement pouvant être constitué par les gouvernements nationaux ou procédant de l’élection d’un président au suffrage universel — direct ou indirect — et doté de vastes pouvoirs exécutifs… On peut alors se demander ce qui séparerait vraiment ce que Fisher qualifie (avec Jacques Delors) de « Fédération d’États-nations » d’un État fédéral classique.

Ce projet a soulevé, d’entrée, d’énormes réticences. Une chose est d’affirmer la coexistence de la Fédération et des États-nations, autre chose est d’en présenter un tableau convaincant : comment les États-nations vont-ils ne pas disparaître — au moins pas « complètement » — dans l’État fédéral ? Cette « Fédération d’États-nations » — qui ne serait pas en principe un État fédéral — paraît tout de même difficile à concilier avec un modèle constitutionnel dans lequel les États-nations conservent leur souveraineté. La Fédération, dans une perspective de consolidation, politique de l’Europe, a intérêt à parler d’une seule voix dans un nombre de questions aussi grand que possible : elle doit disposer d’un parlement fort et d’un président directement élu… dans une représentation que nous ne pouvons qu'imaginer d’un gouvernement européen.

Cette incapacité à proposer un « modèle » politique, clair dans ses principes et ses objectifs, a été l’obstacle majeur à l’élaboration d’une constitution dont les grandes lignes auraient pu être proposées à l’approbation des européens, en lieu et place du salmigondis d’un interminable et insipide traité constitutionnel qui parlait de tout sauf de l’essentiel : les grandes lignes d’une constitution pour l’Europe… en 20 ou 30 pages…

Mais, malgré notre agacement, on peut comprendre la difficulté, voire l’impossibilité de l’entreprise. En définitive, ce que nous reprochons à nos « constitutionalistes » européens, c’est de ne pas avoir clairement rendu publics les dilemmes et difficultés à dépasser, afin que les grandes orientations d’une constitution puissent être discutées et intégrées dans les habitudes de penser des européens eux-mêmes. Comparativement, la création d’un État fédéral, il y a à peine plus de deux siècles, fut plus facile — il est banal de le rappeler — lors de la mise en œuvre de la Constitution des États Unis. Les « pères fondateurs », comme on les appelle encore, ont fondé sans violence, par la constitution de 1787, un corps politique entièrement nouveau qui dure encore aujourd’hui, et continue de durer. Mais, entre la Déclaration d’Indépendance en 1776 et la Constitution fédérale qui entre en vigueur 1789, il s’est écoulé 13 ans ce qui, par rapport à l’histoire des États d’Europe marque deux différences importantes :

- les différents États ont échappé à l’instauration de particularismes — linguistiques, culturels, religieux… — en raison de la brièveté de leur existence en tant qu’États indépendants ; la charpente de la Constitution des États Unis reprend une grande partie des chartes et accords existants, confirmant un corps politique déjà en place, davantage qu’elle n’en refaisait un neuf…

- l’identité des différents états d’Europe s’est progressivement affirmée, nous allons y revenir, au cours des derniers siècles — et avec plus ou moins de conviction — autour de l’idée de « nation », dynamique à peu près étrangère à la fondation des différents états d’Amérique…

Ainsi les acteurs de la Révolution américaine ont été dispensés de faire face à la rupture entre un ordre ancien et un ordre nouveau, qui est le propre des révolutions… Paradoxalement, l’Europe, en voulant se situer dans la continuité de son histoire, se trouve confrontée à des changements et des ruptures qu’elle a beaucoup de mal à assumer et qui ont beaucoup à voir avec une « révolution », que ce soit au niveau de l’avènement d’une constitution et d’un corps politique nouveaux, que ce soit au niveau de nos manières de nous percevoir et de nous vivre dans un nouvel espace civique.

Nations d’Europe et identités nationales

L’objectif de l’Union européenne serait donc de fédérer politiquement des nations dont chacune compte bien conserver son unité nationale et l’intégralité de ses prérogatives et caractéristiques identitaires… Renan met en évidence les éléments qui fondent la cohésion de la nation : la race, la langue, l’affinité religieuse, la géographie, les intérêts économiques, les nécessités militaires… mais ces facteurs ne suffisent pas à créer une nation dont les fondements sont d’ordre intellectuel et affectif, nous dirions même mystique : « Une nation est une âme, un principe spirituel […] C’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour faire un peuple. »[3].

Ainsi, au cours de l’histoire, différents peuples d’Europe, rapprochés par les caractéristiques réelles ou mythiques dont parle Renan (ou Disraëli en Angleterre), ont-ils formé des nations, adhérant à des valeurs, des projets, des idéaux particuliers à chacun, et aussi forgeant leur cohésion en s’opposant les uns aux autres, lors de conflits récurrents et interminables, dont les derniers ont cessé en Europe il y a à peine un demi siècle. À titre d’exemple, s’agissant de la France et de l’Angleterre considérées historiquement comme les premières nations d’Europe, leurs monarques ont vite compris que leur autorité et l’unité nationale dépendaient, en grande partie, de l’opposition à l’ennemi extérieur. Pour d’autres pays — Allemagne, Espagne, Italie… — le morcellement politique a longtemps empêché le peuple de former une nation… mais avec le temps les pays d’Europe — à de rares exceptions près comme la Confédération Helvétique — sont devenus des nations répondant aux caractéristiques affirmées par Renan, notamment par leur attachement à leur « identité nationale », à tel point que se crée un « nous d’appartenance » qui en vient à s’ériger en principe d’identité et, a fortiori, comme norme de l’une de ses composantes : la citoyenneté.

Comme le souligne Michel Serres dans un ouvrage récent[4] il semble bien que, dans l’Antiquité, le « nous » d’appartenance — à une famille, à une religion, à une profession… — soit seul à réaliser le principe d’identité… avec peut-être des exceptions comme Socrate et son « connais-toi, toi même », les stoïciens et leur « fermeté d’âme » et d’autres encore sans doute… Cette « libido d’appartenance » est définie par Michel Serres comme « … l’entraînement mimétique, par pression des pairs et dans l’enthousiasme aveugle de la cohésion nationale, tribale, familiale… par corporatisme ou mafia. » (p. 81). Tout à fait comme ont fonctionné à certains moments — et continuent encore de fonctionner dans une persévérance atténuée — nos nations d’Europe. Et pourtant, — toujours selon Michel Serres — il y a deux millénaires était pressentie une véritable révolution dans la manière de comprendre l’être humain, révolution que, de manière anachronique, nous pourrions appeler « copernicienne », s’agissant de la subjectivité humaine. C’est Saül — devenu Saint Paul — qui révèle et divulgue la possibilité de la propagation d’une subjectivité non référée à une culture, non liée à une langue, non rattachée à quelque généalogie, non obligée par contrat… Projet si originaire qu’il participe au destin de l’humain depuis son émergence, « encore et surtout de notre temps, où conduites et discours débordent toujours de l’archaïque libido d’appartenance, si puissante, si aveugle qu’au risque de racisme, tout le monde s’y réfère sous le nom d’identité. » (p. 84) « La libido d’appartenance porte à la plupart des crimes de l’histoire ; une fois gommée peut advenir la paix. Avons-nous jamais eu besoin d’un autre message que celui-là, iréniste et libérateur ? Il s’agit d’inventer une nouvelle humanité : l’humanité, simplement. » (pp. 85-86).

Accéder à cette « simple humanité », c’est donc acquérir la capacité de repérer comme telle cette libido d’appartenance et devenir capable de la « relativiser » en la distinguant d’autres formes ou dimensions d’une libido humaine complexe, allant d’une libido subjective — attachement à soi en tant qu’être humain unique — à une libido de l’espèce — attachement à tous les êtres humains du seul fait qu’ils sont humains. Dès lors les différentes libidos d’appartenance n’apparaissent plus comme des « vérités en soi », des absolus transcendants, mais comme des moyens, des stratégies, pour une réalisation paradoxale de l’humanité, à la fois à l’échelon de l’individu, au niveau des groupes et des sociétés et aussi pour l’ensemble universel que constituent les êtres humains…Construire une citoyenneté européenne implique donc que les peuples d’Europe conduisent tous un travail — d’ailleurs souvent mené de manière implicite ou « sauvage » — sur leurs identités d’appartenance nationale… C’est à partir du moment où je prendrai réellement conscience que cette identité est « relative », et surtout que je serai convaincu qu’elle ne peut être englobée dans une nouvelle identité d’appartenance plus ample, que je pourrai commencer à me vivre comme citoyen européen.

Bien sûr, dans ce processus d’évolution identitaire je risque d’éprouver un sentiment de perte — celui de la grandeur, voire de la perfection de mon identité d’appartenance nationale — mais « perte » que la réalité européenne doit me faire vivre comme largement compensée par l’entrée dans une communauté plus diversifiée et plus solidaire des hommes… C’est ce « jeu » entre différentes composantes de mon identité — ou encore entre différentes configurations de ma citoyenneté — que l’éducation doit aider les jeunes et les moins jeunes à construire… en apprenant à voir et penser les choses autrement…

Penser la complexité et intégrer les paradoxes

Nous l’aurons compris, il nous faut abandonner l’idée d’une Europe une, évidente, harmonieuse… Comme le souligne Edgar Morin,[5] c’est dans l’éclatement de la Chrétienté qu’ont émergé ces réalités originellement européennes que sont les États-nations, l’humanisme, la science… et c’est dans les clivages et les oppositions entre États-nations que va finir par s’esquisser et s’affirmer la notion d’Europe. D’où la difficulté, voire l’impossibilité de « penser l’Europe » à partir des schémas classiques de la pensée rationnelle dans laquelle la multiplicité se fractionne en unités, où la diversité conduit au catalogue d’éléments juxtaposés… L’unité européenne existe dans la désunion, la contradiction, l’hétérogénéité… La difficulté de penser l’Europe, c’est donc celle de penser l’un dans le multiple et le multiple dans l’un… c’est en même temps penser l’identité dans la non-identité… Aussi Edgar Morin propose-t-il de recourir à deux principes d’intelligibilité, propres à élucider les phénomènes complexes et paradoxaux : le principe dialogique et le principe de reversion.

« Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs « logiques » différentes sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l’unité. Ainsi, ce qui fait l’unité de la culture européenne ce n’est pas la synthèse judéo-christiano-gréco-romaine, c’est le jeu non seulement complémentaire, mais aussi concurrent et antagoniste entre ces instances qui ont aussi leur propre logique : c’est, justement, leur dialogique. Le principe de reversion signifie qu’il nous faut concevoir les processus générateurs ou régénérateurs comme des boucles productives ininterrompues où chaque moment, composante ou instance du processus est à la fois produit et producteur des autres moments, composantes ou instances. » (p. 24). Il m’a été difficile de m’approprier ces principes, non qu’ils soient exprimés de manière confuse, mais parce qu’ils rompent avec notre manière habituelle de penser « linéaire » qui part des parties pour aller au tout, ou du tout pour aller aux parties, figeant l’un et les autres en « objets » nécessairement statiques. Ce que nous évoquions ci-dessus à propos de l’identité, peut donner une idée de ce passage nécessaire d’une pensée plus ou moins statique à causalité linéaire, à une pensée dynamique en boucles.

Dans l’Antiquité et dans bien des ensembles du monde contemporain, l’identité est circonscrite à une « identité d’appartenance », à une nation, à une religion, à un parti, à une secte… à tel point que des individus — tels les Kamikazes d’aujourd’hui — détruisent « mécaniquement » leur vie pour leur entité d’appartenance… Or la conception de l’identité en phase avec la complexité du monde contemporain nous apparaît comme un processus dynamique, en boucles entre plusieurs positions identitaires : identité subjective, identité de groupe, identité nationale, identité d’espèce… chacune des positions prenant le pas sur les autres selon les situations ou les circonstances… Avec toutefois comme « garde-fous » les normes et les valeurs de la vie sociale qui donnent sa forme et son sens à la citoyenneté.

De la Confédération à la Fédération

Autre paradoxe mentionné : celui de chaque « Nation » s’opposant à une « Fédération d’États - nations ». Bien sûr que chacune des Nations d’Europe doit conserver ses spécificités « nationales », notamment culturelles, linguistiques, sociales… il ne s’agit pas de créer une identité culturelle normalisée, commune à l’ensemble des Européens mais, dans une perspective dialogique, de s’attacher à conserver et faire vivre les spécificités culturelles des différents pays et régions. Il s’agit de sauvegarder les spécificités — régionales, locales, nationales — mais intégrées à un ensemble… qui existe virtuellement mais auquel il faudrait, pour qu’il entre dans la réalité, donner une certaine consistance socio - politique. Il n’est pas envisageable en effet que, d’accord sur le fond et les objectifs à atteindre, les différentes nations d’Europe passent leur temps à ajuster des procédures, du seul fait qu’elles sont le fruit de traditions « nationales ». L’approche « dialogique » ne peut être réinventée devant chaque difficulté à surmonter, mais doit créer et adopter des procédures de fonctionnement communes à l’ensemble des nations d’Europe. Par exemple comment comprendre, après avoir décidé « démocratiquement » de l’adoption d ‘une monnaie commune au niveau européen, 15 nations seulement sur 27 aient adopté l’euro ? Ne serait- il pas « logique » que les nations qui acceptent les règles de l’Europe édictées en commun, adoptent ces règles, et pas seulement une partie d’entre-elles : celles dont chaque nation pense tirer un bénéfice — matériel ou symbolique — au détriment des autres nations…

En définitive, pour chacune des nations d’Europe, il s’agit d’affirmer sans ambiguïté son adhésion à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme… On me répond toujours que cette adhésion va de soi… il vaut quand même mieux la graver dans le « marbre de nos esprits » afin que l’Europe se trouve pour le moins érigée en « Confédération ». Il s’agit maintenant de faire un pas de plus et de tirer les conséquences de cette adhésion. Il convient donc de nous demander comment chacune des nations traduit et met en œuvre, dans ses institutions, les grands principes — liberté, égalité, solidarité…— affirmés dans la « Déclaration ». À partir de cet « inventaire », des comparaisons entre nations montrent quelles institutions et procédures se révèlent comme les mieux adaptées pour approcher les intentions et objectifs énoncés dans la « Déclaration », quelles normes et règles apparaissent comme les plus efficaces pour parvenir à leur réalisation pratique, dans la vie de tous les peuples d’Europe… À partir de ce cheminement — à l’heure actuelle beaucoup trop implicite — chacune des nations se doit de modifier ses institutions et procédures pour se rapprocher de ce « qui marche le mieux », c’est-à-dire des institutions et procédures optimales existantes dans telle nation ou telle autre.

Ainsi l’Europe deviendrait-elle une « Fédération d’États - nation ». Il ne suffit pas en effet, d’avoir en commun une communauté de visées et d’intentions abstraites, ni même de détenir en plus une juxtaposition d’usages ou habitudes communes — on cite souvent l’abolition de la peine de mort dans toutes les nations d’Europe — pour constituer un ensemble civique. Il faut en plus un accord sur une communauté de modes de pensée et de modes de traitement des différences et des conflits qui sont la dynamique même de la vie de tout système social.

En résumé, il faut que les européens des États-nations innovent et dans la manière de penser l’Europe — le principe de dialogique et le principe de reversion doivent nous y aider — et dans la critique de la conception mystique des nations telles que les concevaient Renan ou Disraëli, et aussi dans le mode de gouvernance susceptible de transcender les États-nations. Bien sûr tout ceci est en chantier de manière implicite… Nous avons le sentiment qu’une réflexion sur ces problèmes, menée par des « formateurs » d’enseignants inquiets pour l’avenir des jeunes qu’ils ont pour mission de « conduire » hors de l’enfance et de l’adolescence peut, éventuellement, aider les « responsables de bonne volonté », à commencer par eux-mêmes.

Espérons qu’une fédération des États-nations d’Europe verra le jour dans un délai moins long que celui des Calendes grecques… Car pour les Calendes, il y a plus de vingt siècles que les grecs attendent…


[1] Roche Georges, (2000), Quelle école pour quelle citoyenneté ? Paris, ESF. p. 118

[2] Sources : Jean Monnet Center, Email : webmaster@jeanmonnetprogram.org

[3] Renan, E. (1882) Qu’est-ce qu’une nation ?

[4] Serres, M. (2004), Rameaux. Paris, Le Pommier.

[5] Morin, E. (1987), op. cit.

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