Des souvenirs d’écolier :
Je tiens, dans ce billet, à rendre un hommage sincère à Éva Joly. Je vais republier ici, en la situant dans une démarche personnelle, la lettre que l’ancienne magistrate a adressée, il y a quelques mois, au Président de la République et dont —naïvement— je pensais qu’elle susciterait un véritable un raz-de-marée… Sans doute cette lettre a-t-elle beaucoup circulé, sans doute l’a-t-on évoquée dans quelques journaux… mais sans aboutir aux réactions citoyennes que l’on était en droit d’espérer dans un pays qui tente encore de se croire en République… Eva Joly est, à ma connaissance, la seule personnalité qui s’insurge de manière visible et directe contre la faillite actuelle de la démocratie, lorsque le représentant emblématique de l’État met, de fait, dans son mode de gouvernance, ostensiblement fin à la séparation des pouvoirs…
Ma présente réaction vient de loin. La lettre d’Éva Joly a réactivé en moi de très vieux souvenirs, issus du fin fond d’un passé d’où n’affleuraient que quelques vagues résurgences… Brusquement, je me suis revu à l’âge de dix ans en 1946, au CM1, dans la classe des « grands », dans mon école de campagne… J’ai retrouvé l’odeur de la craie et de l’encre violette, j’ai revu les encriers de faïence ronds à trou noir, j’ai ressenti sous ma main la patine des tables de bois sombre, lacérées depuis plus d’un demi siècle par les « couteaux de poche » des petits paysans du village…
Et dans cette classe un maître. Un de ces « hussards noirs de la République » selon l’expression de Charles Péguy, bien que Maurice Dupuy — je me dois de citer son nom à côté de celui d’Éva Joly — n’ait jamais porté de blouse noire… Un maître qui savait enseigner et dont le petit village était fier d’héberger, bien plus souvent qu’à son tour, le premier du canton au « Certificat d’Études ». Mais surtout un maître très attaché à notre développement civique et humain… Ils me le disent encore ces anciens élèves blanchis et voûtés, que de temps à autre je rencontre encore : « si je suis devenu ce que je suis, je le dois à ”Monsieur” ». Je dis comme eux… et je suis sincère…
Revenons à ce qui me tourneboule à propos de l’appel d’Éva Joly. Viennent donc de resurgir des souvenirs des leçons l’instruction civique, peut-être bien d’histoire aussi, dont la « classe des grands » bénéficia, à partir de la rentrée de 1946. Je puis situer cette période sans risque de me tromper : je venais d’arriver chez « Monsieur » et ne la menais pas large. Et pendant un trimestre au moins, tous les « grands » (du CM1 à la classe de Certificat) étudièrent la Constitution de 1946 qui venait d’être adoptée vers la fin du mois d’Octobre…
Ce sur quoi le maître insista — en tout cas ce qui me revient aujourd’hui — fut une comparaison entre les gouvernements démocratiques — « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » — et les gouvernements autocratiques — dans lesquels une entité unique détient la totalité des pouvoirs — Bien entendu, Monsieur exécrait les gouvernements autocratiques, qu’ils émanent d’un dieu ou d’un parti politique, et s’attachait à nous montrer les vertus du futur gouvernement français qu’allait générer la nouvelle constitution. Souvenons-nous : venait de prendre fin le régime dit « de Vichy » et de son hymne « Maréchal nous voilà » dont Monsieur avait interdit que le titre même fut prononcé dans l’enceinte de l’école… Sur le moment, c’est une interdiction comme une autre… par la suite ça amène à se poser des questions…
Je me souviens que Monsieur évoqua comme condition d’existence d’un gouvernement « démocratique » l’absolue nécessité de la «séparation des pouvoirs » : le pouvoir législatif chargé d’édicter les règles et les lois, le pouvoir exécutif chargé de faire appliquer ces règles et lois et le pouvoir judiciaire chargé de régler les litiges dans l’application des lois. Dans un régime autocratique —monarchie absolue, dictature — les trois fonctions sont détenues par une seule et même personne… ce qui conduit à l’asservissement et l’exploitation du plus grand nombre par les détenteurs du pouvoir. Dans un régime démocratique — république — « la séparation des pouvoirs » est la condition du maintien des droits naturels de l’homme : le contrôle mutuel qu’exercent les trois pouvoirs les uns envers les autres préservent l’individu des atteintes à ses droits fondamentaux. J’ai fini par retrouver la phrase de Montesquieu que nous avions copiée et apprise , "Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir."
C’est ce que Monsieur attendait — et nous avec bien sûr — de cette Quatrième République naissante. Dans l’enthousiasme du renouveau démocratique d’après guerre. Personne ne pensait qu’une séparation trop stricte des différents pouvoirs pourrait aboutir à une paralysie des institutions… comme ce fut pourtant le cas sous le Directoire (1796-1799) et aussi sous la Deuxième République (1848-1852). Le conflit entre l’Exécutif et le Législatif s’est, à chaque fois, soldé par un coup d’État portant au pouvoir deux dictateurs déguisés en empereurs : Napoléon le Grand (1m 68) et Napoléon le Petit (1m 62). Tiens… la même taille que Staline et qu’un certain… le nom ne me revient pas…
Un coup d’État de même nature que ceux de 1799 et 1852, aurait dû avoir lieu en 1958 —sous cette Quatrième République justement— au moment des troubles et soulèvements liés à la guerre d’Algérie : souvenons-nous de la « Fronde des Généraux » en avril 1961. J’étais encore à l’école à cette époque mais plus comme élève… (avec une parenthèse extra- scolaire de 23 mois comme caporal –militaire). Le Général De Gaulle — celui de l’appel du 18 juin 1940 — n’avait qu’à tendre la main pour s’emparer des pleins pouvoirs… Il refusa. Du haut de ses 1m 93 il était bien trop grand pour entrer dans un costume de dictateur, même si on l’avait sacré empereur…
Tout cela, même si j’en parle avec une apparente légèreté, m’a profondément marqué… J’ai tenté de me l’approprier, de l’analyser, de le critiquer dans mon cheminement, plutôt cahotique d’élève, d’étudiant, de soldat… D’une certaine manière j’y suis parvenu… non parce que j’eus de « bons » profs d’histoire qui m’apprirent beaucoup de dates, de batailles, de traités… mais parce qu’un instituteur de campagne parvint à nous passionner, des mois durant, sur un événement d’importance : l’adoption de la Constitution de 1946 et l’avènement de la Quatrième République…
Événement exceptionnel ? Certes… Mais il est toujours, dans le présent de la vie, des événements exceptionnels auxquels un bon maître sait intéresser les élèves… Des événements exceptionnels se développent aujourd’hui… comme ce projet de réforme du pouvoir judiciaire… les élèves du CM2 qui me sont proches ne connaissent même pas les grandes lignes de la Constitution qui régit le gouvernement de la France…
Indépendant le pouvoir judiciaire ?
Venons-en à ce qui nous préoccupe, à savoir cette avancée sournoise vers une perte totale d’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, Disons d’abord que « la conception française de la séparation des pouvoirs » est très loin de laisser une indépendance totale à la justice : les lois des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III interdisent aux tribunaux de l’ordre judiciaire de connaître les lignes intéressant l’administration. Par ces textes, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont soustraits au contrôle des juridictions « judiciaires » au motif que celles-ci ne disposent pas d’une légitimité suffisante pour juger des actes émanant d’autorités procédant du suffrage universel.
À compter de l’an VIII (1799) les actes de l’administration ont pu être contestés, mais devant une juridiction distincte de l’autorité judiciaire. La séparation des pouvoirs « à la française » introduit donc une dualité de juridictions dans le système institutionnel, qui rend à peu près « intouchables » les autorités émanant du suffrage universel… On comprend pourquoi certains élus conduisent des affaires pour le moins énigmatiques, sur lesquelles, malgré les récriminations de plaignants ou de la rumeur publique, le pouvoir judiciaire s’avère impuissant…
Cependant, face à cette (presque) omnipotence des autorités émanant du suffrage universel — ainsi que de leurs parents et alliés— survit encore un pouvoir indépendant, de plus en plus sporadique, mais encore capable de tenir tête au pouvoir exécutif : le juge d’instruction. Espèce rare : 649 juges d’instruction sur les 8300 magistrats de l'institution et qui n’interviennent que sur 2% des affaire pénales. Qui est donc ce « Petit Poucet » qui épouvante le pouvoir politique ? Il s’agit, bien sûr du juge d’instruction dont nous avons, pour le moins, entendu parler…
Le juge d'instruction a pour mission de faire « tout acte utile à la manifestation de la vérité ». Concrètement, sa mission est donc de faire une enquête, qui pourra déboucher sur un jugement. En ce cas, le jugement sera pris sur la base de l'enquête menée par le juge.
Le juge d'instruction est l'enquêteur qui dispose du plus de pouvoirs : il peut procéder à l'audition de toute personne, faire comparaître les témoins par la force publique (généralement : police nationale et gendarmerie), délivrer des mandats, entendre les parties civiles et les mis en examen, désigner des experts, procéder à des perquisitions et des saisies, ordonner des écoutes téléphoniques, des sonorisations... Le juge est libre d'enquêter comme il l'entend. Personne ne peut lui donner d'ordres et il est libre de mener les investigations qu'il juge utiles
Toutefois, cette indépendance n'est pas sans contrôle: des règles doivent être appliquées. D'abord, «le juge instruit à charge et à décharge » (art. 81, al. 1 du code de procédure pénale). Le juge doit également instruire dans un délai raisonnable (art. 175-2), ce qui suppose souvent de faire des choix et d'écarter certaines investigations. Les parties (mise en examen, partie civile), peuvent demander au juge qu'il procède à des investigations. Il peut refuser mais doit justifier par écrit sa décision, laquelle est susceptible d'appel.
Le pouvoir du juge d’instruction a des limites : la Cour de cassation peut le dessaisir d’un dossier à la demande du procureur général près la cour d’appel ou du procureur général près la cour de cassation… Le juge d’instruction n’a rien d’un dictateur…
Il n’en reste pas moins, que dans un petit coin du territoire judiciaire, le juge d’instruction a les moyens — au moins symboliquement — de tenir tête aux autres pouvoirs, et notamment au pouvoir exécutif. C’est pourquoi lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation, Nicolas Sarkozy a sonné l'hallali du juge d'instruction : « Il est temps que le juge d'instruction cède la place à un juge de l'instruction, qui contrôlera le déroulement des enquêtes mais ne les dirigera plus. »
Le juge d’instruction ne dirigera plus les enquêtes : c’en est fini d’une véritable séparation des pouvoirs telle que l’avaient théorisée Locke et Montesquieu…
À partir de ces considérations générales penchons-nous, sur l’appel admirable et implicitement désespéré d’Éva Joly, ancienne magistrate, dont je défie quiconque de mettre en doute la compétence et la sincérité…
L’ « appel» d’Eva JOLY
Monsieur le Président,
Supprimer le juge d'instruction ne constitue pas une simple réforme de notre système pénal, mais porte atteinte au plus haut de nos principes, celui de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice à l'égard du pouvoir politique.
Votre discours ne mentionne aucune garantie d'indépendance pour les enquêtes. Ce silence, dans un domaine qui constitutionnellement vous échoie, porte la marque du stratagème politique. Mais le verbe haut et toute la rhétorique du monde ne suffiront pas pour convaincre les Français qu'un parquet soumis aux instructions du ministre constitue une meilleure garantie pour le justiciable qu'un juge indépendant. Vous affirmez que notre pays est marqué par une tradition de "rivalité" entre le politique et le judiciaire. La rivalité n'est pas du côté des juges, elle est le fruit de la peur des politiques. Vous pensez que la légitimité politique prime sur tous les pouvoirs.
Or c'est précisément pour contenir le désir de toute-puissance qui s'empare naturellement des gouvernants que les Lumières ont forgé le concept de séparation des pouvoirs. John Locke l'a observé justement : « C'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. » Il ne fait pas bon en France incarner une de ces limites. Plus d'un magistrat en France peut en témoigner.
Qui peut encore croire que le juge d'instruction est "l'homme le plus puissant de France" ? Certainement pas vous, Monsieur le Président. L'homme le plus puissant de France, c'est vous. Vous avez le pouvoir de faire saisir un tribunal arbitral qui attribue 285 millions d'euros à un de vos soutiens. Vous avez le pouvoir de déguiser une grâce individuelle à un préfet dévoyé, en grâce collective.
Le spectacle de l’impunité
À de rares exceptions, en matière financière, il n'y a plus que des enquêtes préliminaires, et des dossiers bouclés dorment dans les tiroirs. La liste des enquêtes non effectuées est impressionnante : les soupçons de corruption à l'encontre de Christian Poncelet, ex-président du Sénat ; les flux financiers allégués de Jacques Chirac au Japon ; les fortunes apparemment mal acquises des présidents africains placées en France ; le rôle supposé de la BNP Paribas dans les montages corrupteurs au Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa. La justice aurait dû enquêter pour crever l'abcès. Elle ne l'a pas fait, laissant se répandre le poison du soupçon et le spectacle de l'impunité.
Une justice dépendante, c'est une justice qui n'ouvre pas d'enquête lorsque les faits déplaisent au pouvoir. Rappelez-vous du massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Il n'y eut jamais aucune enquête ! Aucune condamnation ! Parce que le parquet ne le jugea pas opportun. Est-ce cette face-là de la justice qu'il faut faire ressortir au XXIe siècle ?
Le juge d'instruction est le fruit de notre histoire. Il n'existe pas ou a disparu en dehors de nos frontières. Il peut évidemment être supprimé, mais à condition que sa disparition entraîne davantage de démocratie et non davantage d'arbitraire. Peu importe qui mène les enquêtes pourvu que les magistrats soient préservés des pressions; pourvu que les investigations puissent être conduites, ne soient pas étouffées dans l'œuf. Vous voulez confier les enquêtes au parquet ? Cela se peut, mais il faut alors rendre le parquet indépendant de votre pouvoir, ce qui, vous en conviendrez, n'a guère été votre choix. Les contempteurs des juges d'instruction affirment qu'il est impossible d'instruire à charge et à décharge. Si le parquet enquête, il héritera du même dilemme. A moins que vous n'ayez l'intention d'accorder aux avocats un pouvoir d'enquête. Non seulement la justice sera aux ordres, mais elle deviendra inégalitaire, à l'image de la justice américaine.
En somme, vous aurez pris le pire des deux systèmes : l'arbitraire et l'inégalité. Face à un projet qui foule aux pieds l'idéal de 1789 d'égalité des citoyens devant la loi, face à une réforme qui risque de transformer notre pays en République oligarchique, à la solde de quelques-uns, j'appelle les Françaises et les Français épris de justice à la mobilisation contre votre projet.
Eva Joly,
ancienne magistrate.
Quelques mots pour tenter de survivre
Devant l’absurdité et le parti-pris (pris d’avance s’entend, souvent sans motif conscient) de certaines affirmations et décisions du pouvoir politique, on est en droit de se demander ce qui motive, en profondeur, ces décisions. L’année dernière, dans un billet « Jo Dalton et la Vestale », je tentais de rendre compte des motivations archaïques qui poussent un être humain à incarner une toute puissance absolue, celle que, tout jeune enfant, nous avons éprouvée et que Freud repère en termes de narcissisme primaire.
Sentiment de « toute puissance narcissique » qui subsiste dans notre inconscient, mais que certains d’entre les humains vont tenter de faire vivre par tous les moyens et notamment par la conquête du pouvoir politique qui, davantage que tout autre, constitue un espace où la plupart des fantasmes archaïques peuvent prendre forme et se donner libre cours. Fantasmes du leader politique bien sûr, mais aussi fantasmes de tout un chacun, chez qui le leader sait réactiver ces fantasmes archaïques qui ne demandent qu’à prendre corps… C’est tellement bon de se sentir tout puissant et de s’aimer tel… même si c’est en s’identifiant à quelqu’un d’autre…
Et ce « narcissisme primaire » va se structurer autour d’un langage fabriquant une vision cohérente du monde, une espèce de « paradis perdu »… enfin retrouvé à travers de misérables vérités, triturées jusqu’à ce qu’absurdité s’ensuive… Et, même si mon “inconscient“ ne me pousse pas trop, je finirai par me fondre dans ce langage car en dehors de lui je ne serai pas compris… C’est ce qu’après George Orwell constate Boris Cyrulnik :
« Tous les dictateurs ont pris le pouvoir grâce à une Novlangue où il est permis de penser ce qui n’a pas été préfabriqué par la machine à penser. Selon le maître absolu, vous ne pouvez juger qu’avec les termes cohérents (je dirai même ”magiques”) de l’ “économie de marché”, ou de “l’exploitation de l’homme par l’homme“… ou de “l’inconscient structuré comme un langage“. En dehors de ces chemins de fer de la pensée, vous ne serez pas compris, vous resterez isolé, point n'est besoin d'espérer pour entreprendre…"