03/02/2014
Les "Cahiers noirs" inédits de Heidegger à paraître en mars
Le Monde du 24 janvier consacre sa page entière Débats à la parution en mars d’inédits de Heidegger, les Cahiers noirs. Le journal donne la parole à Hadrien France-Lanord et Emmanuel Faye, philosophes.
D’une part, à mon avis, la contribution de H. France-Lanord est critiquable ; d’autre part, est-ce que la place toujours aussi importante faite à Heidegger ne nous divertit pas de faire une analyse des causes qui ont conduit –ou qui peuvent conduire, aujourd’hui- au fascisme ? Autrement dit, il ne faudrait plus faire équivaloir Heidegger et le fascisme dans nos efforts, l’un gigantesque contenant l’autre nettement plus petit.
Pour Hadrien France-Lanord, la pensée de Heidegger .pose « un ensemble de questions » :
- « le savoir est identique exclusivement au savoir scientifique » en vue de résultats profitables (via la technologie).
- la politique se réduit à une « gestion économique, sans garants, des administrateurs inféodés à sa budgétisation ». Autrement dit, la politique se réduit à une gestion budgétaire institutionnelle ou privée, donc une affaire d’experts qui ne rendent compte qu’à eux-mêmes ; le peuple laissant faire, la politique procède d’une rationalité néolibérale ayant « dépassé » le laisser-faire libéral capitaliste.
Le premier point est à la fois vrai concernant Heidegger et une réinterprétation moderniste ad hoc. Pour Heidegger, en effet, la science ne nous apprend rien, elle part « d’axiomes non justifiés» et tourne tautologique et oublie l’Etre. La science ne s’inquiète pas de l’Etre, mais seulement des représentations changeantes que nous en avons. La technologie qui se nourrit de la science, et de basse extraction et ne peut donc être que source de graves ennuis.
Le deuxième point est curieusement attribué à Heidegger, il est d’une réelle modernité ; Heidegger a-t-il développé une critique sociale et politique de type neomarxiste, existerait-il un réformisme heideggérien? Il est difficile de le trouver chez Heidegger, bien que Heidegger ait pu le laisser penser dans les années 1930s au nom de la « vie concrète ».
Cela constitue-t-il « une philosophie du nazisme » s’interroge H. France-Lanord ? Sans doute pas, mais comme philosophie de second rang. Aujourd’hui, on ne parle plus de Heidegger en Allemagne.
Les « grands » philosophes nazis qui comptent vraiment sont Albert Speer, l’homme dont Hitler aurait fait un ami, s’il en avait eu un seul. Ernst Jünger auteur en 1932 du livre de propagande Le Travailleur, hymne à l’allemand qui travaille pour le Volk, Carl Schmitt plus conceptuel s’adressant non à des philosophes comme Heidegger, mais à une certaine élite réactionnaire allemande. Liste non exhaustive…
Si Heidegger n’est pas un grand philosophe nazi, est-il un penseur politique du parti nazi dont il aura la carte jusqu’en 1945, carte périmée au-delà ? Non, il est un « loser » politique, il garde le rectorat de Fribourg pendant un peu plus d’un an pour « démissionner » en 1934. Son problème est d’être l’allié d’Ernst Röhm, chef de la tendance SA « ouvriériste » du parti nazi : Hitler fait assassiner Röhm et les SA dans la nuit des Longs Couteaux du 29-30 juin 1934 ; son entourage l’a persuadé que Röhm prépare un « coup » contre lui. Hitler dès lors, met en place la terreur SS et gagne le soutien de la très grande industrie allemande contre « la volaille petite-bourgeoise ». Heidegger ne s’est pas engagé au parti nazi au moment de son émergence : depuis sa prime jeunesse jusqu’à sa fin, il est le fervent disciple du moine prédicateur véhément Abraham a Sancta Casa (alias Johann Ulrich Megerle, 1644-1709), Heidegger est de style fasciste, il saisit passivement l’opportunité inespérée qu’offre le nazisme : nul besoin de théorie politique( !), il suffit de voir les mains sublimes de Hitler. Au passage, H. France-Lanord rapproche Heidegger d’Aristote…surprenant.
Les inédits des Cahiers noirs à paraître en mars vont nous faire savoir ce qu’est le bon, le vrai, le bel antisémitisme, ainsi que la nature du judaïsme. Indéfendable tout cela, semble aussi dire Heidegger dans les mêmes textes. Indéfendable pareil, dit H. France-Lanord qui ajoute dans la foulée « mais (sic) il faut attendre de lire le contexte dans lequel ils ont été écrits », le contexte est 1937-41. Parallèlement, H. France-Lanord indique que ces Cahiers noirs « condamnent sans équivoque l’antisémitisme » pour poursuivre « mais (sic !), il faut redoubler d’interrogation…Heidegger n’a pas pris le temps … ». Où en sommes-nous exactement ? Oui, mais ; non mais ?
C’est la pratique de Heidegger envers ses collègues et ses nombreux étudiants juifs qui donne la réponse : il n’y a plus de « mais » possible. A Jaspers qui se plaint, il répond que « pleurer fait parfois du bien », la liste serait longue, le comportement social de Heidegger a été sans aucune faille radicalement implacable et impitoyable. L’évaluation la plus légitime vient certainement des membres de l’Ecole de Francfort, tous juifs qui ont vécu longtemps auprès de Heidegger et ont suivi ses cours. Adorno pense que Heidegger est un « simple menteur », qu’il ne croit pas à ce qu’il dit quand il comprend lui-même ce qu’il dit. Horkheimer n’est pas plus réservé. Marcuse, comme Arendt, a été fasciné par Heidegger, Marcuse a écrit un doctorat sur Hegel sous sa direction juste avant l’exil ; malgré cela il a tenté jusqu’en 1946 d’obtenir une abjuration…jusqu’à lui envoyer un cadeau, lui qui vit dans l’Allemagne dévastée. Adorno et Horkheimer réprouvent vivement cette empathie de Marcuse envers Heidegger. En retour, Heidegger signifie à Marcuse que les allemands de l’Est en RDA dans le bloc soviétique sont aussi mal traités que l’ont l’été les juifs.
La vérité réelle de la contribution de Emmanuel Faye tient dans sa première phrase : « l’antisémitisme de Heidegger est depuis longtemps documenté », il signale une bagarre d’intérêts autour « de la succession » à l’occasion de la parution des Cahiers noirs. Au-delà de cela, je trouve chacun de ses arguments philosophiques intéressants et pertinents.
Nous parlons du « nazisme » comme si l’affaire était entendue, comme si on savait ce qu’est la nature, la fonction et les causes du nazisme et du fascisme. Il est vrai que des études internationales ont été menées dans ce sens. Il me semble que l’Ecole de Francfort et principalement Marcuse ont le plus profondément porté des analyses qui sont aujourd’hui d’actualité pour éviter le retour du monstre. Car, encore une fois, n’est-ce pas aujourd’hui le véritable questionnement ?
Claude Dupuydenus, 1er février 2014.