S’envole sur les ailes d’Arthur Nauziciel. Et à deux pas du public, cad nous, Dominique Reymond dit : « Je suis une actrice … c’est mon métier. ». L’instant suivant D.Reymond joue Arkadina, figure centrale de « La Mouette » d’Anton Tchékhov. Au Théâtre de Gennevilliers, c’est Arthur Nouziciel qui est aux manettes. Il a choisi la version originale de 1895 ; soit ! Au-dessus de la scène, en arrière plan, sur un vaste écran défilent les images célèbres des Frères Lumière : « L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat ». Nous sommes également à la fin du 19° siècle, A.Tchékhov travaillait alors sur son texte.
Aussitôt, sur scène surgit un être, un masque de mouette comme tête. Soudain un bruit sourd, l’être tombe raide mort ; c’est Grigorovich, un écrivain raté, fils d’Arkandina, alias D.Reymond. Chorégraphie de personnages, tous maqués : un bal de « Mouettes ». Nous sommes tous des « Mouettes » ! Nous percevons des galops, lointains, de chevaux, ils appartiennent au propriétaire de la datcha où tout se joue, près d’un lac. La pièce éponyme démarre, non plus sur des planches de salons et entre des parois, calfeutrées, d’ordinaire destinées à des représentations traditionnelles, académiques délicates et ouatées du Russe mais dans la violence nette, crue, teintée parfois d’humour, c’est à dire dans la vraie vie.
A.Nauziciel a bouleversé la temporalité d’usage ce qui lui permet de fixer, profondément, en gros plans, chacun des protagonistes, couples ou recherchant à l’être. Loin du fouillis habituel de la foule, présentée en gros ; ici des détails qui saillent. Les clés s’intitulent : l’amour, l’échec, la vocation ou son absence, voire le métier, la solitude, les rêves, la nostalgie sur fond de misère propre à la campagne, voire à l’intérieur de la datcha. Campagne crainte, paralysante, destructrice, différente de la ville pour ne pas évoquer Moscou, la lumière et la beauté. Voire !
UN JUBILE D’ACTEURS ET D’ACTRICES.
Les voici tous, mais pas tous cités ! Boris Trigorine, l’homme de lettres, dans toute sa laide et talentueuse fatuité, faible face à Arkandina, sa maîtresse, étoile confirmée, en mal de vieillir ? Amoureux fou de Nina une jeune beauté sauvage (Marie-Sophie Ferdane), mais le troc des femmes n’aura pas lieu .C’est Laurent Poitrenaux, d’une formidable subtilité dans ses différentes facettes. Le médecin, seul sage, sans doute par fréquentation de la mort. A la place d’affrontements de personnages, on se sauve en s’étreignant tendrement.Daniel Jalet les invente et les multiplie ces gestes tout comme il le fait pour la véritable chorégraphie qui parcourt le spectacle, masques ou non. .
Tout ce beau et triste monde radote, parle de tout et de rien, y compris de science, y compris de cosmos déjà, on cite même le savant Flammarion, tics de ce temps. Nina interprétera un délirant prologue de Grigorovich, elle en repousse les avances, lui le piètre jaloux, envieux de Trigorine, d’autant plus en conflit avec sa mère (la psychanalyse pointe son nez !) Nina rejoindra Boris à Moscou, fougueux éclat de la jeunesse encore fraîche pour retomber piteusement sur la datcha et actrice pour paysans.Même niveau pour Macha (belle Adèle Haenel)fuyant son paysan de mari, père de son enfant
Valse de confidences et de dépits, Grigorovich tuera une mouette avant de se tuer lui-même.Chacun s’accroche à autrui, en quête d’écoute mais aussi une corde virtuelle à la main, au sein d’un univers assurément névrotique. Le manège de confidences, d’aveux, de secrets est fort bien scandé par A.Nauziciel , il renouvelle le parler théâtral, en ayant un très grand sens de l’espace, c’est à dire de notre écoute des voix. Alors pourquoi cette musique en surplus tant le langage pur, si clair, si beau se suffit pleinement ? Pour autant sans juger la qualité de ce fond sonore, quelque peu sauvé par le guitariste Matt Eliott vivant sur la scène Les personnages s’accusent en paroles, les corps souffrent en vérité, accroupis ou couchés sur une espèce de tourbe noire.Telle est la loi de la grisaille de cette vie, puisque toutes les existences sa valent.
In fine alors que le spectacle dure déjà depuis environ quatre heures, on s’égare volontiers sur les époques se mélangeant sur scène. Mais le choc a fonctionné et l’on découvre un A.Tchékhov inattendu, fraternel certes mais autrement qu’auparavant. Magnifique, sans doute inoubliable. Un Tchékhov comme libéré !
Claude Glayman
T2G, théâtre de Gennevilliers 9 janvier 2014 ; jusqu’au 19 janvier. A la suite du Festival d’Aix 2012 et de nombreuses villes + 23 janvier 14 Chateauroux ; 30 janvier 14 Vire…