1935, année terrible pour Alban Berg, l’un des trois compositeurs de l’ « Ecole de Vienne » (Arnold Schoenberg, Anton Webern). Catalogué par le régime nazi comme « Entartete » c.a.d. artiste « dégénéré » , le compositeur de «Wozzeck » (grand succès des années 20) puis de « Lulu », alors inachevé, est très préoccupé par des problèmes de survie matérielle, étant mis hors circuit. Un violoniste américain réputé, Louis Krasner, lui passe commande d’un « Concerto pour violon », pour la coquette somme de 1500 dollars. Le musicien n’a guère le choix, et doit, malencontreusement, interrompre l’achèvement de « Lulu » son second opéra, alors en chantiers. Les débuts de la composition sont laborieux.
C’est dans ce contexte qu’A.Berg découvre l’agonie et la mort de Manon Gropius, fille d’Alma Mahler et de l’architecte Walter Gropius ; 18 ans, que A.Berg fréquentait, ce qui lui rappelait ses années de jeunesse. La mort de Manon le lundi de Pâques 1935 bouleverse son entourage dont A.Berg : elle qui souhaitait devenir « actrice. Le choc et d’autres préoccupations douloureuses comme la liaison de 10 ans, strictement épistolaire avec la pragoise Hanna Fuchs, le décidèrent de dédier son concerto « A la mémoire d’un ange », Manon !
Cette œuvre et les conditions de sa composition, rapidement suivis de problèmes de santé d’A. Berg constituent la matière du livre jusqu’à la disparition du compositeur lui-même en fin d’année : coïncidence qui en frappa plus d’un, hier comme de nos jours, mais non « prémonition » selon A.Galliari.
Cet Essai est, à la fois celui d’un musicologue, Directeur de la Bibliothèque Mahler de Paris, auteur d’une vaste bibliographie de Webern parue également aux éditions Fayard (2007) et d’un « philosophe de l’existence », moins exclusivement centré sur la musique.
- LE « CONCERTO A LA MEMOIRE D’UN ANGE ».
Suite à ces évènements A.Berg partit dans sa belle maison de campagne « Waldhaus », située au bord du lac « Worthersee ». A la rive inverse plusieurs années auparavant, Johannes Brahms composait son « Concerto pour violon »,très apprécié du public mélomane. On est , frappé , comme le furent les témoins, de la rapidité avec laquelle fut écrit celui d’A.Berg (avril/août 1935). Egalement satisfait, A.Berg, d’un tempérament pessimiste, fut ragaillardi par sa vélocité d’écriture et sortit moins dépressif de cette composition qui le passionna. Plusieurs proches lui rendirent visite dont L.Krasner à propos de l’orchestration. Il évoqua alors de nombreux projets qui demeurèrent sans suite. Le « Concerto » fut crée posthume à Madrid sous la direction de Webern, ce dernier in fine remplacé par Hermann Scherchen.
Le Concerto est une remémoration de la vie d’A.Berg par les femmes qu’il a aimées dont son épouse Hélène, fille naturelle de l’Empereur François-Joseph. L’œuvre s’ouvre sur un portrait musical de la jeune Manon. On sait le rôle des « Lettres » dans la musique germanique dont les codifications sont différentes de celles de la musique française ; également le rôle des « Chiffres » dans le cadre d’une numérologie propre au compositeur. A.Berg était particulièrement superstitieux.
L’ouvrage d’A.Galliari est très fourni en analyses de ces thématiques qui intéressent ceux qui en sont convaincus ou ceux qui désirent mieux connaître A.Berg, l’un des principaux compositeurs du 20°siècle, doublé d’un homme attachant. Le chiffre 23 était fétiche pour A.Berg qui décéda le 24 décembre, une heure tout juste après le 23.
A.Berg intégra à sa partition une évocation de chants populaires Carinthiens, parfum de la région de ses jeunes années, notamment une liaison, à peine âgé de 17 ans avec Marie Scheuchl dont il eut un enfant qu’il reconnut, ce fut son unique enfant.Un autre choral est emprunté à une cantate de Jean-Sébastien Bach, « Es ist genug » qui coïncida parfaitement avec les notations dodécaphoniques et fit couler beaucoup d’encre.
- LES EVOCATIONS D’ALAIN GALLIARI.
Dernière œuvre composée après « La Suite Lyrique », fortement empreinte de références codifiées à Hanna Fuchs ; le « Concerto » est une œuvre lumineuse, dans son entier elle dégage une pureté, en quelque sorte hors du monde, sans affectation religieuse particulière, mais produit par une sentimentalité débordante qui était propre à A.Berg et le distingue de ses deux confrères de l’ »Ecole de Vienne ». Il est probable que ces divers traits expliquent les réserves de certains admirateurs de Berg. En outre l’Essai insiste sur la métamorphose d’A.Berg qui, rapidement, tomba malade à partir d’une piqûre de guêpe … avant même qu’il eût rejoint sa femme à Vienne, « Memento Mori », « Souviens-toi de la mort » rappelle A.Galliari citant W.A.Mozart : « La mort est une parfaite amie ». L’auteur souligne les différences d’écriture du « Concerto » avec « l’écriture en miroir » des compositions antérieures à laquelle il ne recourt pas ici.
Il explique « A.Berg a enfin accepté d’être mortel » alors qu’il a fait mourir symboliquement « Marie dans Wozzeck » et « Lulu » séductrice et manipulatrice » telle qu’il le concevait pour la fin de ce grand opéra. De sorte que non paré de » l’écriture en miroir » pour la fin de l’œuvre, le point final du « Concerto » s’ouvre ainsi sur un mystère et l’œuvre proprement dite d’A.Berg (« Lulu » a été terminée par d’autres) s’achève sur « l’Irrévocable », illustrant la mort vraie de Manon » Et de citer Jean de La Fontaine que l’on ne s’attendrait pas à retrouver ici « On rencontre sa destinée après les chemins qu’on prend pour l ‘éviter ».
Claude Glayman
Alain Galliari : « Concerto à la mémoire d’un ange/ Alban Berg 1935 » Fayard, 2013, 181 p.
Choix discographique : « Christian Ferras, Orch.Suisse Romande dm. E..Ansermet – 1 cd Claves, 2005/ Isaac Stern, New-York Philarmonic, dm L.Bernstein – 1 cd Sony 1995/
Pinchas Zukerman , London Symphony Orchestra dm Pierre Boulez – 1 cd Sony Classical 1995 – Frank Peter Zimmermann, Orchestre Symphonique de Radio Stuttgart dm Gianluigi Gelmetti- 1 cd Emi Classics 1991.