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Billet de blog 1 février 2018

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Mesula-Mesuli: légende et vraies mésaventures de jumeaux balinais fille et garçon

Relisant, encore et encore, le livre culte de Miguel Covarrubias, «Island of Bali» paru une première fois en 1935, il me semblait inimaginable que toutes les croyances, les superstitions, les mythes de l’île perdurent encore. Et pourtant.

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Relisant, encore et encore, le livre culte de Miguel Covarrubias, Island of Bali (1) paru une première fois en 1935, il me semblait inimaginable que toutes les croyances, les superstitions, les mythes de l’île perdurent encore. Et pourtant.

L’une d’entre elles, à la fois passionnante et cruelle, tellement étrange à nos yeux de « bule », est le vrai drame provoqué jadis par la naissance de deux jumeaux fille et garçon, et ce, jusqu’au début du XXème. Quatre-vingt ans à peine nous séparent de la période décrite par l’artiste mexicain. Or non seulement la plupart des balinais semblent croire dur comme fer à ces croyances, ou superstitions – la frontière entre les deux semble bien mince – mais il n’est pas exclu de plus que certaines pratiques héritées du passé ne soient infligées comme jadis à la famille « infortunée », au moins moralement. Je vais de ce pas mener ma petite enquête dans « mon » village, Sekar Gunung ou deux jumeaux fille et garçon sont nés il y a une bonne vingtaine d’années.

Pour l’heure, je vous propose le texte de Miguel Covarrubias, qui lui-même se réfère explicitement aux travaux d’une anthropologue de renom, Jane Belo, laquelle venait, en 1933, de publier A Study of Customs Pertaining to Twins in Bali (2) après un long séjour dans l’île.

« C’était il y a bien longtemps, au temps où le Mont Agung venait de surgir. Un Detya, (démon) féroce et redoutable, Maya Danawa, tenait l’île sous sa férule. Il était jaloux des dieux et n’autorisait pas le peuple à leur faire des offrandes. Les dieux se liguèrent pour lutter contre le démon. Une guerre s’en suivit qui provoqua la mort de nombreux combattants.

Finalement, Batara Indra réussit à terrasser Maya Danawa, mais à vrai dire son plan consistait, après l’avoir tué, à faire renaître celui-ci, tout en le divisant en deux parties, l’une mâle, l’autre femelle, de telle sorte qu’il puisse devenir le premier roi (Raja) de Bali. L’esprit du démon fut placé dans une fleur de noix de coco, sur les flancs du Mont Agung. Les dieux vinrent là pour bénir celle-ci et pour faire apparaître deux enfants, un garçon et une fille, qu’on appela Mesala-Mesali.

Le garçon et la fille se marièrent et eurent aussi des jumeaux, qui continuèrent de régner à Pejeng. Ces jumeaux se marièrent aussi et eurent d’autres jumeaux, et ce jusqu’à la septième génération de jumeaux Mesula-Mesuli. Le dernier mâle de ces jumeaux repoussa sa sœur noire (3) et laide, puis se maria à une danseuse, brisant ainsi la lignée des jumeaux royaux.

Ce dernier jumeau possédait de grands pouvoirs magiques ; il pouvait permettre à un serviteur de lui couper la tête et de la remplacer sans aucun dommage pour lui-même. Mais un jour la tête tomba dans une rivière et fut perdue, emportée par le courant puissant du torrent (banjir). En désespoir de cause, le serviteur coupa la tête d’un cochon et la plaça sur les épaules du roi, qui dès lors dut vivre dans une haute tour, tout en interdisant à ses sujets de le regarder. Cependant, un petit enfant le vit alors qu’il passait par là en catimini. Aussitôt, la nouvelle de ce roi à tête de cochon se répandit. Ainsi devint-il Bedaulù, « Celui-qui-changeait-de-têtes ».

Voici maintenant la description que fait Miguel Covarubbias du malheur subi par la famille où sont nés deux jumeaux mâle et femelle.

« Après la naissance d’un enfant, lui et ses parents deviennent « impurs » - sebel - , l’homme durant trois jours durant lesquels il serait dangereux ne serait-ce que de grimper à un arbre, la femme et l’enfant durant quarante-deux jours (4). Des offrandes sont faites durant cette période : quand le nombril de l’enfant est guéri ; puis douze jours après sa naissance et à l’expiration des quarante-deux jours, quand le mari, la mère et l’enfant se voient retourner à la normalité grâce au prêtre, qui les bénit dans une cérémonie très sophistiquée de purification.

La naissance d’un être anormal qu’il provienne d’une femme ou d’un animal apparaît comme une malédiction et un signe néfaste pour la communauté, le présage d’un désastre proche qui ne peut être enrayé que par des cérémonies de purification très élaborées.

Mais si une femme infortunée donne naissance à des jumeaux garçon et à une fille (kembar buncing), le village tout entier tombe sous la malédiction d’un "sort d’enfant", manak salah, comme est appelée cette terrible calamité. « L’union incestueuse » du frère et de la sœur dans le ventre de leur mère est une faute qui ne peut être annihilée que par les exorcismes les plus complets et les plus problématiques.

Aussitôt que l’événement se produit, le tambour d’alarme (5) résonne pour signifier que le village est « pollué » (sebel) ; les portes du temple sont fermées et attachées avec des feuilles de pandanus en interdisant l’accès, signe de tabou (sawén), de telle sorte que personne ne puisse y pénétrer. Aucune célébration de quelque sorte que ce soit ne peut être accomplie et toute la vie sociale du village est paralysée jusqu’à ce que la crise qui s’ensuit soit achevée et que le village retrouve sa vie ordinaire.

Les parents coupables et les jumeaux sont transportés dans la hâte vers un lieu non sacralisé, généralement le cimetière ou plus rarement à la croisée de chemins, en même temps que la maison où sont nés les jumeaux, laquelle est démontée et reconstruite dans l’instant (6).

Le couple et les jumeaux se voient condamnés à vivre en exil pendant quarante-deux jours, surveillés par plusieurs gardiens qui restent avec eux jusqu’à la fin du bannissement. Alors, la maison est brûlée cérémonieusement, avant leur retour au village pour participer au mecaru, la grande cérémonie de purification.

Un autre problème va provoquer des ennuis à l’infortuné père des jumeaux. Il doit payer toutes les dépenses des coûteuses offrandes et des cérémonies de la purification, quitte à vendre sa propriété si le liquide lui manque. Et si le montant obtenu ne suffit pas, les villageois doivent rassembler le reste. Mais si l’homme est totalement démuni, le village lui avancera l’argent.

Au temps jadis, l’homme devenait l’esclave du village jusqu’à ce qu’il puisse acheter sa liberté par le travail, mais aujourd’hui (7), dans nombre de lieux, il est autorisé à mendier de maison en maison grâce à un permis délivré par les responsables du village. Puisque l’objectif de cette mendicité vise au bien de la communauté, personne n’est en droit de lui refuser cette aumône, quelque soit le montant de celle-ci.

Cette étrange calamité ne concerne que les personnes ordinaires. Au sein de la noblesse, la naissance de tels jumeaux est en général un signe de chance aux yeux des gens de haute caste : quand bien même les jumeaux fille et garçon se marieraient, cette union apporterait prospérité et bonheur au pays dont ils deviendraient les dirigeants. Un noble m’expliqua que lorsqu’un couple de sa classe sociale a vécu une vie empreinte de fidélité jusqu'à la mort, ils serait réincarné en jumeaux « mariés à nouveau dans le ventre de leur mère », s’en retournant à leur domicile originel. Malgré cette idée, cependant, le mariage de jumeaux ne s’est produit que rarement et mes amis balinais ne connaissaient qu’un cas d’un jeune noble s’étant marié à sa sœur jumelle.

Une explication logique de ces coutumes curieusement contradictoires est donnée par Jane Belo dans sa contribution très fouillée,  Study of Custom Pertaining to Twins in Bali.

Du côté des simples autochtones, il y avait à l’origine la crainte d’un inceste entre frère et sœur, si répandue chez les peuples primitifs (8), un brèche des tabous maritaux et par conséquent un crime. L’idée des natifs (de basse caste) (9) se trouvait en conflit avec la politique générale établissant la supériorité de la classe dirigeante, qui tentait de se libérer de cette malédiction en légalisant la naissance de tels jumeaux et en déclarant que tel était le bon vouloir des rois pour avoir des enfants ; en conséquence, le fait pour les gens ordinaires d’avoir des enfants de la même manière apparaissait comme un affront à la supériorité de la noblesse.

Jane Belo souligne aussi la variété sans fin de concepts concernant les jumeaux à Bali, lesquels différent les uns des autres, de district en district et même d’un village à l’autre, ce qui est une attitude typique de Bali en tous domaines.

La naissance de jumeaux du même sexe (kembar) ne vient pas, quant à elle, polluer le village et advient comme un événement ordinaire, même si, à nouveau, comme partout ailleurs, il y a des exceptions à la règle. » (pp 108-109).

 PS. Je n’ai pas voulu modifier le texte originel, par exemple en ne mettant pas entre guillemets le terme « coupable »…

 (1) Miguel Covarrubias, Island of Bali, 1937, Alfred A. Knopf, Inc ; 1973, Bill Baird ; Periplus Editions ; un livre qui mériterait amplement d’être réédité ;

 (2) Ind.T.L.V .,Deel LXXV (1935), alf 4.

(3) Comme dans toute l’Asie, le fait d’avoir une peau sombre est perçue comme un défaut majeur (encore aujourd’hui).

 (4) Ces 42 jours correspondraient – sous réserve de confirmation !- au temps nécessaire pour que l’esprit antérieur de l’être (re)né puisse s’évaporer au profit du nouveau.

 (5) Chaque village balinais possède un tour – kulkul – sous le toit de laquelle est suspendu un gros tronc en partie creux servant de tambour pour appeler la population en certaines occasions.

 (6) Les maisons du peuple villageois, c’est à dire de la caste la plus basse, soit environ 95% de la population balinaise, ont encore parfois aujourd’hui l’aspect rustique de paillottes, essentiellement dans les régions les plus pauvres, à l’est et au nord. Comment ne pas penser ici à la fable des trois petits cochons ? « Cochon », vous avez dit « cochon » ?

 (7) Dans les années 1930.

 (8) Pas de guillemets. Pourtant, Miguel Covarrubias, dans son chapitre The People  insiste sur le fait que « Les Balinais ne sont absolument pas un peuple primitif »…

 (9) J’ajoute cette précision pour éviter toute ambiguité. Il y a quatre castes balinaises principales, les trois premières étant considérées comme nobles : celle des brahmanes (Brahmines en Inde), les prêtres, qui possède le pouvoir religieux ; celle des Satria (Ksatriyas en Inde) incarnée par la royauté régnante, celle des Wesias (Wesiya), la classe militaire et enfin la grande majorité rassemblée dans la caste des Sudras. Contrairement à l'Inde, il n'y a pas à proprement parler de "hors castes" ou "intouchables", même si les teinturiers notamment sont soumis à certains interdits. 

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