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Billet de blog 2 juin 2012

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Vive les chauffeurs de taxi...shanghaiens!

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'autre jour, j'arrête un taxi près du marché aux puces de Dong Tai lu. Direction la banlieue ouest, aller et retour au large pour une négociation un rien coton avec mon antiquaire préféré. Comme la plupart des clients chinois, j'ai l'habitude, de monter devant, car derrière, vous êtes dévoré par le petit écran télé, avec ses pubs raccoleuses. Et parfois, la conversation avec le chauffeur peut se révéler passionnante. 

La preuve: tout d'abord, celui-ci parle un mandarin que je comprends. Ouf! La cinquantaine, un beau sourire édenté, et tout de suite la preuve qu'il s'intéresse au monde, à la politique. Son jugement sur Sarko m'amuse au plus haut point. Il fait mieux: non seulement il connait Hollande, mais devine à quel point cette élection pourrait changer notre pays. Je ne résiste pas au plaisir de lui parler de la nomination, au poste de Conseiller diplomatique, de Paul Jean-Ortiz et du fait que la Chine sera donc "aux première loges". C'est ma conviction: avec PJO aux manettes, notre président devrait pouvoir élaborer une relation forte, constructive, sans concession, avec l'Empire du Milieu. Ce n'est pas trahir un secret que de rappeler le rôle déterminant joué par ce jeune diplomate après le massacre de Tian An Men. Nombre de dissidents, d'intellectuels, d'artistes s'en souviennent. Depuis lors, sa connaissance d'un pays qu'il fréquente depuis les années 70 n'a cessé de s'approfondir et ses "guanxi", les fameuses relations sans lesquelles on n'existe pas en Asie, de s'enrichir et de se multiplier. Et son expérience cantonaise, où il fut notre Consul Général avant de devenir Ministre Conseiller à Pékin, fut déterminante. Son dernier poste, Directeur d'Asie et d'Océanie au Ministère des Affaires Etrangères, lui permet d'appréhender les grands enjeux régionaux. Bref, pour paraphraser un autre président, François Hollande a fait le bon choix.

Mon chauffeur, à la fois curieux et courtois, me demande quelle est ma familiarité avec ce pays et ce peuple. Je lui dis ma chance d'avoir obtenu un visa individuel grâce aux accords diplomatiques signés par De Gaulle et Mao en janvier 1964, mon voyage en transsibérien, en juillet, jusqu'à Pékin...Je réussis même à lui expliquer une erreur fatale: totalement ignorant des us et des coutumes diplomatiques, je ne savais pas que tout Français pouvait assister à la réception de l'Ambassade, laquelle venait d'ouvrir sous la houlette de Lucien Paye. Or ce 14 juillet 1964, le Premier Ministre, Zhou Enlaï s'était rendu à la Résidence de France! Regrets éternels. 

La pluie s'est mise à tomber sur les tristes quartiers de l'ouest de Shanghaï, au-delà du périf. Résultat: un embouteillage monstre. J'égrène d'autres souvenirs, et d'abord les Langues O, l'apprentissage du mandarin, mon attirance pour l'histoire grâce à l'enseignement lumineux de Jacques Pimpaneau, de Marie-Claire Bergère, puis de Lucien Bianco, ma maitrise sur "Chen Du Xiu et le Mouvement du quatre mai 1919". Et là, seconde surprise: mon interlocuteur connait parfaitement les enjeux - nous tombons d'accord sur le fait que celui-ci fut la seule vraie "révolution culturelle" du XXème siècle - et les grandes figures qui marquèrent tant cette époque: les Chen Duxiu, fondateur de la revue "La Jeunesse" - sur la couverture, titre en français s'il vous plait! -, puis du Parti Communiste Chinois, plus tard taxé de troskysme et écarté de la direction du parti; Li Dazhao, grand intellectuel visionnaire trop tôt disparu, auquel Mao Zedong doit tant; Cai Yuanpeï, qui fonda les bases de l'université chinoise...Mon homme connait aussi Hu Shi, "renégat" selon les communistes, l'un des instigateurs de cette réforme littéraire qui mit fin à l'utilisation archaïque du wen yan, la langue ancienne. Immense plaisir de deviser ainsi, entre "vieux lettrés".

Après avoir rêglé l'épineux problème avec mon cher antiquaire, Mister Zhu, malin comme un singe, nous prenons la route du retour. Las: non seulement la pluie tombe de plus belle, mais la proximité d'un mégastore Uniqlo n'arrange pas nos affaires en ce samedi après-midi. Qu'à cela ne tienne: nous reprenons notre conversation en entrant dans le vif du sujet. Evocation d'abord de deux affaires qui secouent la Chine: le feuilleton Bo Xilaï et l'incroyable évasion de l'avocat aveugle. La lucidité du chauffeur fait plaisir à entendre. Il n'est pas tendre sur la "clique à Bo", ses méfaits, les soupçons qui pèsent sur sa femme à propos de la mort de leur ami britannique. Mystère et boule de gomme. Mais comment diable sait-il tout cela? Grâce à internet, bon sang mais c'est bien sûr! 

Je m'enhardis et aborde la question des changements à venir, avec le départ de Hu Jintao et de Wen Jiabao, leur remplacement par Xi Jingping, futur Président de la République et futur Secrétaire Général du Parti Communiste Chinois et Li Kequiang, probable Premier Ministre. Là encore, nos points de vue sont proches: avec le départ de Hu Jintao - comme chez nous avec celui de Sarkozy - et la venue de Xi Jingping, les Chinois ne perdront rien à l'échange. Lui regrettera Wen Jiabao. Il est vrai que le Premier Ministre a su, à des moments dramatiques, aller sur le terrain, "enquêter", consoler, remonter le moral des populations blessées. Lors du tremblement de terre du Sichuan, des inondations. Et puis, mon chauffeur apprécie ses dernières déclarations à propos de Bo Xilaï, de la corruption galopante, son soutien aux prises de position audacieuses du gouverneur de la province du Guangdong, Wang Gang, "Oncle Wen" laissant peut-être entendre qu'une démocratisation serait souhaitable. Et nous reparlons du Mouvement du 4 mai 1919. Les milieux intellectuels et révolutionnaires rêvaient déjà de "Monsieur Démocratie et Monsieur Science", le regard tourné vers notre "siècle des lumières". Au fait, quid de Li Keqiang? Qu'il soit le poulain de Hu Jintao ne plaide pas en sa faveur. Mais à 58 ans, il représente une nouvelle génération de technocrates, alors, pourquoi pas? 

Dernière question: penses-tu - le tutoiement est de rigueur en Chine, même si le vouvoiement fait son retour ici ou là -, penses-tu qu'un jour la Chine connaîtra une démaoisation? Je lui explique mon raisonnement, fondé sur certaines rumeurs pékinoises, selon lesquelles Xi Jingping, dont le père et toute la famille avaient naguère souffert des brimades de Mao, - le mot est faible -, ce Vice-Premier Ministre ayant été écarté du pouvoir avant de croupir dans un laogaï pendant des années, le futur président envisagerait ce geste, tant attendu par plusieurs générations de Chinois. Lui en doute, tout en s'amusant de voir que je connais l'indéfectible amitié qui lie ce dernier et le fils du Président Liu Shaoqi. Et tous deux de nous remémorer la mort affreuse de celui-ci, en 1967, dans une geôle de la ville de Luoyang, lors même qu'il avait toujours le titre de Président de la République Populaire de Chine, suite aux mauvais traitements infligés par les sbires de Mao et de Jiang Qing. Soupirs. Un ange passe.

Notre conversation se termine entre le gaojia, le toboggan qui surplombe la ville et Dong Tai lu. J'aperçois le pilier dragon géant qui commande l'enchevêtrement des voies au-dessus de Yan'an lu. A notre gauche, la Place du Peuple, Le Grand Théâtre construit par feu Jean-Marie Charpentier, la tour horloge du Musée des Beaux-Arts qui bientôt migrera dans l'immense Pavillon de Chine. A droite, la Salle de Musique, merveille des 30's, Da Shijie, le Grand Monde, toujours fermé, et hop, nous voici sur Xizang lu, la rue du Tibet. Le temps d'échanger encore quelques phrases sur nos âges, respectifs, nos familles - lui a deux enfants, un garçon et une fille, le rêve - les sports que nous pratiquons - il aimerait apprendre le crawl et la papillon - et voilà, la boucle est bouclée. Zai jian, Zai jian

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