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Billet de blog 2 août 2012

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Mon ami Lan Jingtong

Ce matin, dernière balade à pied dans Chengyang: ouvriers construisant une maison de bois à l'ancienne au coeur du bourg, couple passant la paille de riz au broyeur dans leur minuscule atelier - deux beaux sourires - , gamine jouant de la flûte encore et toujours en bas du pont de pluie et de vent (je lui dépose un billet de 5 yuan, la journée commence bien), vieille recroquevillée sur le pas de sa porte faisant chauffer de l'eau tout en bavardant avec sa voisine à sa fenêtre...9h. Il est temps de partir.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce matin, dernière balade à pied dans Chengyang: ouvriers construisant une maison de bois à l'ancienne au coeur du bourg, couple passant la paille de riz au broyeur dans leur minuscule atelier - deux beaux sourires - , gamine jouant de la flûte encore et toujours en bas du pont de pluie et de vent (je lui dépose un billet de 5 yuan, la journée commence bien), vieille recroquevillée sur le pas de sa porte faisant chauffer de l'eau tout en bavardant avec sa voisine à sa fenêtre...9h. Il est temps de partir. Petit pincement au coeur. La farandole des autocars reprend!

Sanjiang d'abord, une de ces villes qui ont littéralement explosé ces vingt dernières années. Une profusion de marchandises dans les magasins, des portables par centaines ici, une enseigne apple avec iphone, design ad hoc et produits up to date, là joueurs de cartes et mahjong sous les arbres autour du kiosque, au centre ville, à deux pas du fleuve qui traverse la cité. Je filme un flûtiste aveugle jouant à tue-tête, accroupi dans une rue, au bord du trottoir, à côté d'un étal d'oranges à même le sol.

A la sortie de Sanjiang, j'aperçois une autoroute quasiment prête. Ma découverte des incroyables infrastructures routières dans la province du Guizhou, où je suis désormais, ne fait que commencer. Des ouvrages parfois gigantesques, des masses de béton - le plus souvent des rampes, des piles des pont pouvant atteindre des hauteurs vertigineuses, soixante, quatre-vingt mètres - viennent labourer le paysage, enjamber les petites montagnes, et ce, du nord au sud, d'est en ouest. Inimaginable. J'en emprunterai plusieurs. Lorsque Lonely Planet indique une bonne journée, voire deux, pour relier une ville à une autre, il faut désormais quatre ou cinq heures! Le plus hallucinant, ce sont ces "trains" de transports exceptionnels, formés de dizaines de camions / plateaux géants sur lesquels sont juchés des grues, des éléments d'usine, des cylindres aussi que hauts que la cime des arbres...Ils avancent doucement - à trente ou quarante km /h - telle une chenille, un dragon. 

Au fur à mesure de mes périples - je ne sais pas encore que je reviendrai bientôt dans le coin pour assister à un grand rassemblement ethnique, et devrai donc traverser une autre fois une bonne partie du Guizhou - je prends conscience du formidable chamboulement en cours. Dans peu de temps - cinq ans tout au plus - le désenclavement de cette province arriérée, et ce faisant protégée en quelque sorte de la course au développement qui a saisi la Chine depuis l'ère Deng Xiaoping, ce désenclavement est inéluctable. Les conséquences? Enormes! Le sort de toute la population, notamment des minorités nationales qui peuple la province - Miao, Bouyei, Dong, Yi, Shui, Hui, Gelo, Zhaung et Yao- va se trouver bouleversé. Main d'oeuvre bon marché, elles vont fournir le gros des troupes des futures usines que les capitalistes chinois et étrangers ne manqueront pas de délocaliser.

Ce désenclavement, le gouvernement central l'appelle de ses voeux pour tenter de rééquilibrer un tant soit peu l'économie au profit des zones occidentales, jusqu'à présent laissées pour compte du formidable développement des régions côtières. Après le Sichuan ( une province grande comme la France, peuplée de plus de 120 millions d'habitants, surnommé "le grenier de la Chine"), c'est donc au tour désormais de provinces jusqu'alors délaissées. Pour le meilleur et pour le pire. 

Me voici à Zhaoxing, dont Joël Bellassen m'avait vanté la beauté. L'ami Joël ne s'est pas trompé: gros bourg "dans son jus" peuplé de Dong, - peu ou pas de Han - Zhaoxing et entouré de montagnes, parfois striées d'ouvrages en béton dont l'emprise est telle qu'elle modifie l'échelle!

Autour de la petite ville ordonnée autour de son torrent, le long duquel des boutiques rustiques ont ouvert, pour le plus grand plaisir des touristes chinois et étrangers, six autres villages. Hôtel nickel. Un grand marché le matin, autour de la tour du tambour. Les artisans travaillent le plus souvent en plein-air: vannerie, tissage de tissu, femmes au port altier avec leur longue chevelure en chignon frappant sans arrêt sur la soie au noir profond. 

Dans une ruelle, j'avise des gamins pénétrant dans une salle. Ils sont là une bonne soixantaine, des garçons seulement, devant de grands écrans. Ils jouent. Leurs yeux brillent. Seuls face à l'écran ou à deux. Echangent à voix douce quelques commentaires. La passion du jeu est bien là. Ils se battent avec tous ces humanoïdes, héros, monstres et autres avatars qui ont envahi notre planète. Un seul adulte tient la caisse. Comme je filme la scène, celui-ci se lève, s'approche et met la main devant l'objectif de ma caméra, avant de me faire signe de déguerpir...

Plus loin, au bord du village, entre la dernière rangée de maison de bois noires et les premiers champs, des hommes joviaux préparent un repas qui semble pantagruelique dans d'immenses callebasses de métal. Il fait une chaleur d'enfer. Il est 17h, l'heure du banquet approche. J'achète une saucisse sur un des multiples petits ponts qui enjambent le torrent. Puis un délicieux beignet. Au menu du dîner, pris dans la grand rue: une assiette de champignons, boeuf sauté, oeufs, le tout arrosé de "yang mei jiu", ce doux alcool de patates découvert chez les quatre soeurs yao.

Le lendemain, je décide de partir en direction des autres villages de montagne. Jilun d'abord. Le village est quasi désert. Deux anciens prennent le soleil sous la tour du tambour. Une vieille me propose une broderie, 80 yuan, mais refuse de marchander. Je passe mon chemin. Plus loin, deux femmes en habit traditionnel - elles le sont toutes - travaillent dans un champ de betteraves rouges. Cadre somptueux, avec vue sur deux vallées. Un homme m'indique le sentier pour atteindre le prochain village et me montre le sol. Je comprends "rigole" quand lui veut tout simplement me dire "pavé gris". Autrement dit, "il te faut suivre le pavé gris à droite"...

Je monte, monte des marches par centaines tout en admirant le paysage: des rizières en étage, des bosquets d'arbres, de bambous. Temps idéal...avant de comprendre mon erreur. Je coupe alors à flanc de coteau, marchant en bordure de rizière avec mes gros brodequins. C'est très étroit! Un second homme me remet sur le droit chemin, ouf. C'est du moins ce que je crois. Mais non: je suis reparti à l'opposé. Pas grave. Une belle marche sous les frondaisons raffraichissantes. Je bois l'eau des petits ruisseaux qui dévalent la pente, avant de croiser une route goudronnée m'amenant au second village, Ji Tang. Autostop infructueux, il faut marcher.

Jitang est situé à un col. Accueil chaleureux mais je comprends que la seule solution pour me sustanter, c'est la petite épicerie située non loin de l'école. Fruits et biscuits feront l'affaire. Petit gag: lorsque je suis rassasié, l'épicière et son mari me proposent de partager leur ordinaire. 

谢谢! Xiexie, (non) merci! Les enfants viennent me voir en attendant de reprendre l'école. Certains sont fort beaux. Et petits pour leur âge. L'une des filles, douze ans, m'offre une moitié de pamplemousse. Je filme ensuite des charpentiers achevant la toiture d'une grande maison ouvrant sur la vallée, puis une scène épique: le transport de gros troncs d'arbre par quatre gaillards accompagné d'un cinquième prodiguant moults conseils...Il est absolument saoul. A 13h à peine! 

En attendant un hypothétique transport, j'entame la conversation avec un autre épicier et ses potes. Ils sont curieux, heureux d'entendre parler du monde. Lui a un peu bourlingué en Chine. Un minibus me ramène à Zhaoxing. Sieste. A 16h, je repars voir un troisième village, Tang'an. Là, commence une de mes plus belles aventures: je hèle un motard, persuadé qu'il fait, comme souvent en Chine, le taxi. Et commets une maladresse en lui demandant "combien" avant de monter. Non, pas question d'argent. C'est un paysan dong. Il remonte à son village, prêt à me montrer Tang An, qui surplombe celui-ci. 

Tang An et sa grande tour du tambour décorée de peintures bucoliques, d'animaux, de personnages dong. Elle domine tout le village. J'aperçois des orgues à bouche mesurant plusieurs mètres. Un jeune homme éméché joue quelques notes à ma demande. Sur la grande aire devant la tour, plusieurs groupes de joueurs de cartes, des jeunes et des vieux, des barbichus et des crânes rasés...Des graines sèchent là sur une grande bache. Il suffit de lever les yeux pour découvrir  monts et cultures. Mon copain paysan se nomme Lan Jingtong. Il m'amène jusqu'à un point de vue, me désigne son propre village. Le soleil couchant irradie les rizières. Allez savoir pourquoi, ce vert tendre et soutenu, m'émeut depuis toujours. Depuis mon long séjour en Inde à la fin de l'adolescence.

Xiao Lan, dont la gentillesse nature m'enchante, me propose d'abord de passer chez lui, ce que j'accepte volontiers, puis de dîner avec toute sa famille. Comment refuser? Son village est une copie conforme de Tang An: tout en haut, la tour du tambour et le puits où chacun vient laver ses légumes; une petite camionnette propose des fruits, surtout des mandarines aux ménagères venues se ravitailler; en contrebas, des gamines jouent sur une terrasse à l'élastique; une voisine - je comprendrai plus tard qu'il s'agît d'une belle-soeur, frappe avec constance la soie noire luisante avec un gros maillet de bois. 

Puis nous pénétrons dans la maison sans âme des Lan. Un bâtiment de brique qui jure avec les autres maison de bois du village. Je salue le père, la mère, l'épouse de Jingong, âgée de 30 ans, la fille, qui a douze ans, Yinmong, haute comme trois pommes et son petit frêre de cinq ans, tous deux très dégourdis. Une autre soeur n'est pas là mais leur cousine se joindra bientôt à nous, tout comme le frêre de Lan et son fils, Songjiang, dix-neuf printemps, un look d'enfer, style rocker, avec dans l'oreille un faux diamant vert. Tous deux travaillent dans le bâtiment. Songjiang gagne un salaire mensuel de 3.000 yuan et rêve de visiter le monde. Il a déjà une petite amie mais devra attendre avant de pouvoir se marier. Une jeune fille Dong bien-sûr!

Le grand-père a 73 ans. Il est sec comme une trique, le visage buriné, émacié, une pipe traditionnelle vissée à la bouche. Sa femme, très intimidée, a 72 ans et ne parle pas un mot de mandarin. Lui non plus d'ailleurs. C'est Lan Jingtong qui jouera les interprètes. En revanche, pas de problème avec les jeunes.

Parents, grands parents et aussi la fille, tous s'affairent pour préparer le dîner. Il faut plumer le poulet, puis le débiter, avant de le cuire sur l'âtre, à l'entrée du logis, cuire le riz, préparer les légumes que la fille vient de nettoyer au puits. Une seule pièce au rdc, terre battue, deux fenêtres minuscules, un éclairage blaffard, une ampoule. Aucun meuble, sinon les petits tabourets et une table basse. Une plaque chauffante pour l'eau, posé au sol. Une seule prise électrique multiple. Les affaires, vêtements, sacs, chapeaux sont acrochés au mur de pisé, les chaussures alignées le long du mur. Je suppose que la maisonnée dort au premier étage. A la droite de l'entrée, une autre pièce tout aussi sombre où sont rangés des aliments, du fourrage, des fagots, les instruments agraires des plus rudimentaires. C'est là que loge le cochon. Belle bête! C'est aussi, accessoirement le lieu d'aisance. (Rien ne se perd!). 

La nuit est tombée. J'essaie de filmer, mais dans cette quasi obsurité, comment faire? Une solution: me servir de l'une des deux lampes de poche! Tout le monde rigole. "A table, à table!" (mot à mot: "on mange". En Chine, foin de politesse et de "bon appétit". Contrairement au Japon, où les formules à rallonge se multiplient à toutes occasions, chez les Chinois, minorités nationales comprises, c'est la concision qui prime et l'absence de toute ornementation du langage. ) 

Délicieuse fricassée de poulet, accompagnée d'un bon riz blanc et d'aubergines, des abats de porc ayant séjourné longuement dan une jarre, que mes hôtes arrosent littéralement d'une sauce de piment que je me garde bien de goûter. Première tournée d'alcool de riz pour les hommes dans des grands bols blancs. (Nous a aussi rejoint la belle-soeur de Jingtong, belle femme tout habillée de noir, avec sa chevelure ramenée sur le haut du crâne, en chignon.)

Ganbei! Cul sel!? Ben oui, il faut tenir son rang ( de Bourguignon). Autant l'alcool de patate glissait avec douceur dans le gosier, autant le "maotai" du cru, fabriqué maison, vous rape la gorge, çà chauffe! L'ambiance est de plus en plus chaleureuse, les langues se délient, les questions fusent. 

C'est en évoquant la question de l'éclairage - et oui, "Lao Yu", nous n'avons qu'une seule ampoule - que Jingtong parle de leur pauvreté. Ce qui leur coûte le plus, c'est la scolarité des trois enfants: 100 yuan par mois, une somme astronomique à leurs yeux. Une fois les différents frais payés, matériel, essence pour la moto, les vêtements, quelques bricoles, pour le reste, la nourriture notamment, ils n'achètent pratiquemment rien, sinon des fruits - il ne reste que 100 à 200 yuan, une vingtaine d'euros. Je le crois volontiers. Ces infos, Jingtong me les donne tout en souriant et sans se plaindre. C'est ainsi. 

Nous levons nos verres à maintes reprises. Un autre homme nous rejoint, puis la cousine de Yinmong. Pour les remercier, j'entonne une première chanson, puis une berceuse pour les enfants. Les filles commencent par chanter en chinois, en s'aidant de leur manuel. Je leur suggère un chant dong, ce qui amuse l'assistance, de plus en plus nombreuse. Elles s'éxécutent de bon coeur. Les adultes ne chanteront pas. Pour finir, je leur offre "Comme un p'tit coquelicot", et "Le fiacre", que mon père chantait et jouait si bien. Ils adorent. 

Pour une raison que je comprends pas, une bassine d'eau chauffe sur la plaque. Jing Tong m'invite à mes laver les pieds, m'expliquant qu'il est trop éméché pour pouvoir me raccompagner à Zhaoxing sur sa moto et m'offre donc l'hospitalité! Ce que je refuse gentiment, car je dois, le lendemain matin, prendre le premier autocar. Finalement, il va chercher un de ses amis, lui-même à jeun, qui me redescendra dans la vallée moyennant un billet rose ( 100 yuan). J'offre à chacun des enfants un billet de 20 yuan et remets à Jingtong deux billets roses "pour les grands-parents". Il refuse d'abord, finit par accepter. Ces derniers ont compris. Et me grondent d'avoir ainsi gâté les enfants! 

Pas d'embrassades. Nous nous  serrons longuement les mains. Emotion partagée. La moto redescend doucement vers Shaoxing, tous feux éteints, à la seule lumière du clair de lune. 

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