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C’est un livre précieux, un livre rare, d’une rigueur sans faille, d’une poésie sans nom. Un livre qu’Elle aurait aimé.
Elle, c’est Miss Watkins comme la nomme son « sauveur », Joseph Mulholland. Une première résurrection en forme de boite sous scellés. Une histoire de boite qui n’est pas sans rappeler celle d’une autre photographe, Vivian Maier, et la désormais fameuse « valise mexicaine » de Robert Capa.
Meta Gladys Watkins, est née à Hamilton, ville d’art et de culture de l’Ontario, cette province canadienne, en 1884. Devenue photographe, la voici « Margaret ».
Margaret Watkins, c’est le sous-titre du livre publié par Anne Morin, directrice et âme de diChroma Photography (1). Titre : BLACK LIGHT.
Vient d’abord un poème fulgurant, énigmatique, visionnaire, intitulé LE NOIR, C’EST L’AUTRE, signé Céline Walter.
(…) « Tu décides que le jour ne se lèvera plus.
Le noir vaut mieux que çà.
Le noir, c’est l’Autre.
Ton contraire peut-être,
Mais un hôte lumineux.
(…) Le noir, c’est l’expérience d’une rature éclair.
Le noir, c’est l’Autre
En toi, en croix,
Percé, éclaté, projeté, brûlé.
Il t’a rayée, rayée.
(…) Le noir prépare tout commencement.
Le noir, chef d’orchestre du silence
Quand toi, depuis la fosse, tu réinventes le La.
Le noir, c’est l’Autre.
Le seul à oser te dire Oui
A partir de cette étincelle étrange
Un seul regard de toi. »
Que Céline Walter me pardonne de tronquer ainsi cette élégie.
Je meurs d’envie de citer aussi le texte inspiré d’Anne Morin intitulé BLACK LIGHT. Mais non, mieux vaut laisser le soin et le plaisir aux heureux lecteurs de le découvrir.
Si je voulais ici tenter de décrire le destin de Miss Watkins et de son œuvre fusionnelle, j’évoquerais un météore et plusieurs portes ouvrant sur un travail unique, avant-gardiste et cependant populaire, un travail oscillant entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Anne Morin (p 40) : « Watkins regarde le monde dans son détail et dans sa totalité ».
Mon image préférée se nomme Angles (The Warf, Le Quai), 1922, une barque et son ombre portée, une eau entre miroir et béance insondable, un ponton en T et son ombre portée, ce dernier tout comme la barque suspendus au-dessus du vide, une « image parfaite dominée (…) par un centre absent » écrit Mary O’ Connor page 114.
Comment ne pas être subjugué par la perfection de ses compositions, certaines « natures mortes » représentant des objets de cuisine et de salle à manger, verres, assiettes, carafes, couteaux, bouteille de lait dans un évier – admirable – et ces inoubliables Tubes à essai, New-Yorik, 1924-28 à deux doigts de l’abstraction.
En octobre 1921, Vanity Fair lui consacre un article élogieux, intitulé La photographie entre dans la cuisine illustré de plusieurs compositions savantes parmi lesquelles l’émouvante Symphonie domestique (New-York, 1919) que Junichiro Tanizaki, l’auteur de Eloge de l’ombre aurait particulièrement appréciée. Un sommet.
Clichés de publicité par nature datés et cependant rendus intemporels par la grâce d’une artiste infiniment délicate, comme celles commanditées par la marque de vernis à ongles Cutex.
D’ailleurs, même lorsqu’elle exécute un travail pour une « réclame », l’artiste transmute le produit au point de le placer dans la sphère des icônes au sens archétypal du terme.
Dans Vanity Fair, deux noms : Pablo Picasso à propos d’une composition cubiste, The Bread Knife et celui de Brancusi concernant Symphonie domestique ici nommée plus prosaïquement Eggs on Porcelain, une image « que l’on pourrait considérer comme son chef-d’œuvre » écrit Tintin Törncrantz, page 170.
Un jugement que je partage volontiers, tout en pensant à plusieurs autres images, dont cette Fenêtre, salle de bain, 1923, prise chez elle, à New York. Rideaux tirés, croisement, tel un damier flottant, entre stries d’ombres, de lumières horizontales et plissements verticaux. Brosse à cheveux et peigne posés sur le bord de la fenêtre, tout comme un mouchoir légèrement, négligemment froissé, bouteilles à la Giorgo Morandi. Simplicité, paix, silence, intimité.
Porte ouverte sur certains portraits, à peine une dizaine ici, parmi lesquels celui de Serge Rachmaninoff (1925).
Une remarquable et pictorialiste Etude de portrait (Verna Skelton, 1923).A gauche un noir profond, un outrenoir dirait Pierre Soulages, « noir chef d’orchestre du silence » ; surgit à droite toute la douceur d’un visage incarné et d’un regard fuyant hors cadre, à droite. Quel sourire !
Voici, page 93, un autoportrait pris en 1923 qu’elle légenda ainsi : « Miss Watkins Took This Portrait of Herself By Means of an Ingeniously Devised Mechanism » (« Miss Watkins a réalisé cet autoportrait au moyen d’un ingénieux mécanisme »). Elle y apparaît altière, d’autant plus hautaine qu’elle se représente légèrement en contre-plongée, comme un bel oiseau proche et lointain. Ici, comme à plusieurs reprises, me reviennent en mémoire certains portraits de Virginia Woolf, dont celui tiré par Gisele Freund que j’interviewai jadis à Arles pour France Culture.
Porte ouverte enfin sur le monde, du moins celui qu’elle parcourut. A Paris sur les traces exactes d’Eugène Atget, auquel elle rend hommage avec « Rue de Cléry, Paris 1933 », même angle que celle que prit celui-ci en 1907, pour immortaliser la « Maison d’André Chenier en 1793, 97 rue de Cléry ».
Lui : un cliché réaliste, saisissant avec précision les pavés de la rue, les volumes d’un immeuble étroit d’angle, petit Flatiron Building avant la lettre, les façades encadrant un espace vide de monde.
Elle : en plein contre-jour, un homme de dos, masse noire, s’en va suivi par son ombre, il masque la ligne de fuite de la rue de gauche et se détache d’autant plus dans ce décor théâtral ; à droite, une autre silhouette à peine visible, écho silencieux à la première ; deux voitures dans une ombre proprement dévorante. Une atmosphère tellement cinématographique et romanesque.
Le monde, c’est New York, Greenwich Village et Jane Street qu’elle aimera tant, Paris, Londres, Moscou dont restent 600 clichés comme autant de témoignages fins mais explicites d’une Union Soviétique débordante d’affiches de propagande, de faucilles et de marteaux, de drapeaux rouges et de bustes de Lénine.
Un témoignage d’autant plus redoutable pour ce régime qu’il se joue sur des détails, des vues qui pourraient sembler insignifiantes si certaines ne dévoilaient pas, derrière une propagande omniprésente, la pauvreté, voire la misère. « Portrait d’une époque et d’un mouvement historique » écrit Mary O’Connor (p.108) et d’un vrai cataclysme nommé stalinisme. Ici, comme souvent ailleurs, perce l’humour de Miss Watkins. Un humour corrosif. Un mot vient aussi à l’esprit, celui d’espièglerie.
Un autre sommet : celui de la page 141. Un parallépipède, ombre et lumière, le buste de Vladimir Ilitch Oulianov de profil cadré sur fond d’un triangle parfaitement centré. Petite image – comme la plupart de celles présentées dans l’ouvrage, celle-ci mesure 7 x 10 cm– ; grande composition d’un cubisme « naturel ». Seuls le crâne sombre et la barbichette échappent à la règle !
Le livre entr’ouvre la porte, trop vite fermée, sur des scènes de plein air. Sur chacunese détachent des silhouettes féminines. La première représente une femme avec son appareil photo (1915), la seconde une femme-ombre assise auprès d’un arbre filiforme sur fond de lac ; la troisième, prise à Canaan dans le Connectitut en 1929, nous laisse voir au loin deux élégantes bras dessus bras dessous vêtues de longs manteaux, l’un noir et l’autre quasi blanc tout comme le chapeau qu’elle arbore.
A vrai dire, aucune de ces femmes n’est « représentée ». Elles sont suggérées et presque évanescentes. C’est l’époque rêveuse il est vrai du pictorialisme dont la photographe canadienne fut longtemps une « compagnonne de route ».
Nous pourrions presque entendre leur conversation feutrée. Elles flânent, avancent à petits pas vers un étang, les poutres noires d’un pont jouant au tout premier plan le rôle d’un cadre écrasant, accentuant s’il en était besoin la fragilité paisible des êtres et du paysage.
Et si l’oxymore faisait partie intégrante, mutadis mutandi, de l’art de Miss Watkins ? Si elle photographiait en toute conscience le tout et son contraire, le ying et le yang, ce Notan qui signifie en japonais « harmonie entre l’ombre et la lumière » ?
En 1996, Pierre Soulages expose un ensemble de toiles considérable au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris. L’exposition se nomme NOIR LUMIÈRE. Rétrospective, elle met surtout en valeur le travail commencé 17 ans plus tôt. « Un jour », dit le merveilleux conteur qu’il est « un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais »…Ainsi naquit l’outrenoir !
Dans un texte lumineux du catalogue, feu mon ami Pierre Encrevé, le plus grand exégète du grand maître français, nous livre certaines cartes : « En 1979, dans le basculement de janvier, la solution s’impose à Pierre Soulages ; inscrire la lumière et le noir à chaque point de la toile, créer leur inséparabilité, leur indistinction : l’absence dans la présence et la présence dans l’absence (…) soit l’outrenoir ». (Le noir et l’outrenoir, p.48). Une démarche qui, toutes proportions gardées, n’est pas éloignée de celle de Margaret Watkins.
Il suffit d’ailleurs de citer un passage du texte d’Anne Morin dans notre livre, texte qui s’ouvre par l’image de « Victor Hugo sur son lit de mort, le 23 mai 1885 » par Félix Nadar et par une brève citation du grand écrivain : « Je vois de la lumière noire ».
Anne Morin écrit, à propos de la lumière chez Watkins, « Elle se décline du gris acier au gris anthracite, joue sur la température des couleurs et s’épuise jusqu’au noir le plus insondable. Elle est modulée, tempérée, révèle et découvre les formes, façonne les volumes, repousse l’opacité de de l’obscurité et laisse parler les ombres. La lumière confère à ses espaces une ambiance Ibsénienne ou tout est posé, à sa place, et où tout a sa raison d’être. Elle advient du dedans, de l’intérieur de la forme, comme si en définitive elle la possédait. »
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Viennent enfin, ici et là, des images de Glasgow l’industrielle, grues géantes, jongleries, ombres chinoises d’improbables acrobates, un thème qui lui est cher, – comment ne pas penser, ici et parfois ailleurs, à André Kétersz ? -, Glasgow où Margaret Watkins s’en est allée en 1928, pensant passer que quelques semaines auprès de quatre vieilles tantes avant de retourner dans son cher New York.
Mais non, la voici piégée par les quatre sorcières –de Grace, la dernière, elle dira qu’elle était « une invalide professionnelle » - puis par la seconde guerre mondiale. Une dernière image d’elle, Autoportrait et ombres, Glasgow 1935, nous laisse deviner une silhouette féminine engoncée dans son manteau, coiffée d’un grand chapeau, surplombant un escalier de pierre.
Dans une dernière pirouette, elle se compare à « un chat perdu sur le toit du monde ».
Puis les portes se referment. Les années passent. Miss Watkins s’est éteinte à Glasgow, dans une maison que les gamins du quartier croyaient hantée, le 10 novembre 1969.
Etrange destin d’une artiste accomplie, photographe ô combien, et aussi poétesse, musicienne, dont les images furent très tôt appréciées non seulement dans les cercles américains, de la côte est à la côté ouest, au Canada bien-sûr, et bien au-delà, en Europe comme au Japon.
De nombreux prix lui sont décernés. Les publications de ses images dans les magazines les plus prestigieux ne se comptent plus. Les conférences qu’elle donne sur tout le continent nord-américain témoignent à l’envi d’une intelligence aigüe allant de pair avec une humble simplicité, comme un miroir de son œuvre.
En 1924, ses photographies côtoient les œuvres de Picasso, Matisse et d’Odilon Redon aux Anderson Galleries de New York.
Il semblerait que l’oubli la guette déjà lorsqu’elle retourne vers la terre de ses ancêtres, l’Ecosse, en 1928. Elle ne s’en remettra jamais, d’autant qu’elle deviendra, sur le tard, agoraphobe.
Ce livre caressant, superbement imprimé – « noir c’est noir » –, composé, telle une symphonie par Anne Morin et son équipe madrilène, tout comme l’exposition consacrée à Miss Watkins, qui ouvre ses portes à San Sebastian ce 4 mars (2) vont heureusement poursuivre et amplifier le travail inlassable de Joseph Mulholland pour faire connaître la vieille amie de sa jeunesse, celle à propos de laquelle le grand galeriste, grand spécialiste de la photographie Howard Greenberg écrivit que « c’est dans une large mesure à Margaret Watkins que l’on doit, comme à Max Weber » (peintre américain, 1881-1961) « l’émergence des grands photographes américains modernes des années 1920 et 1930 ».
Dès lors, Chère future lectrice, Cher futur lecteur, il vous suffira de revenir à la case départ, à l’article Miss Watkins de Joseph Mulholland et plus précisément au dialogue entre la vieille demoiselle et son jeune voisin : « Est-ce que j’accepterais en cadeau une grande boite, à une condition : que je ne l’ouvre qu’après sa mort ». Ainsi fut-il.
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(1) Margaret Watkins, BLACK LIGHT, édité par diChroma photography, Madrid. Première édition : janvier 2021.
(2) 4 mars - 30 mai 2021, exposition MARGARET WATKINS, BLACK LIGHT, Kutxa Kultur Artegunea - Saint-Sébastien, Espagne. Commissaire de l’exposition : Anne Morin.