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Billet de blog 3 juillet 2012

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Les quatre soeurs yao (5): "Sauterelles au piment"

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Attraper des sauterelles sans distinction de taille. (Dans les monts du Guangxi, certaines atteignent des dimensions respectables).  Leur arracher les ailes avant de les glisser dans une bouteille vide. Faire chauffer à feu vif un wok à même l'âtre - lui-même au ras du plancher -. Faire revenir une bonne poignée de piments rouges de l'année. Ajouter une goutte d'huile de colza. Jeter la totalité des sauterelles. Touiller. Servir celles-ci lorsqu'elles sont bien grillées. A point. 

Je suis Demei dans un dédale de ruelles. La maison de Damei, tout au bout, surplombe la vallée, tournée vers le nord-ouest. Construite sur pilotis, pour éviter tout danger d'inondation les jours de "grande pluie", de mousson. Au passage, j'aperçois une machine à laver le linge, posée là en plein air. Plus loin, toujours en plein air, les toilettes, qui jouxtent la bauge des cochons. Une truie et ses petits. 

Nous montons l'escalier raide, j'entends déjà les voix, joyeuses et fortes des autres soeurs et de la grand-mère, toute petite et cassée en deux, comme mon arrière-grand mère maternelle "Man Yse", la moustache en moins. Elle me sourit, me souhaite la bienvenue. Damei aussi, tandis que les autres s'affairent déjà autour de l'âtre, accroupies ou assises sur un minuscule tabouret. 

Un petit garçon est suspendu à la jupe de Damei, sa grand-mère. Un peu effrayé d'abord par ma présence. Simei, accroupie, débite en tranches la courge chipée au début de notre promenade. En nous attendant, Damei avait pris soin de préparer patates douces et riz blanc. Le couvert est mis dans l'autre partie de l'immense pièce commune, qui paraît d'autant plus grande qu'à l'exception d'une table basse et un petit bahut, il n'y a aucun meuble. Une petite porte ouvre sur la seule chambrette avec une minuscule fenêtre ouvrant au nord-est. Literie aux belles couleurs un peu passées, - le rouge domine, pivoines géantes - est roulée. 

Par curiosité, tandis que chacune s'affaire, je grimpe un autre escalier de bois et découvre un grenier où s'entassent des instruments agraires, des sacs, où sèchent champignons, plantes, feuilles au sol. Des piments par centaines. 吃饭 "Chi fan", 吃饭 "chi fan". A table! ( mot à mot: manger du riz, donc manger.) 

Nous nous asseyons tous les cinq autour de la table. A ma gauche, se tient Damei, à ma droite, Xiaomei. Simei et Demei me font face. La grand-mère s'est installée à une petite encablure. Xiao Nan, le grand bébé, court de l'une à l'autre, avec une préférence marquée par Damei. Sa cadette s'empare d'une grosse bonbonne de 10 litres contenant un liquide clair, légèrement rosé, qu'elle verse dans cinq grands bols. "Yang mei jiu" annonce-t-elle. Un alcool doux, légèrement ennivrant à base de patates douces. Les cinq bols se cognent au-dessus de la table - je ne cesse de filmer la scène - et nous claquons ensemble un 干杯 "ganbei" ( cul sec) tonitruant. Ce qui fut fait. 

Dès lors, je vais les découvrir vraiment: Damei assure avec grâce et simplicité son rôle d'aînée et d'hôtesse. Est-ce parce que je filme ou par pure courtoisie? Ou par coquetterie? Elle revêt, avant de passer à table, un joli gilet traditionnel noir avec un galon rouge vif. Peu à peu, leurs visages commencent à rougir, alcool oblige. Toutes s'expriment volontiers, s'amusent de mes questions. La plus bavarde, c'est Simei, la Quatrième qui me précise au passage son âge exact: 42 ans. 

Elles  veulent en savoir plus, me bombardent de questions. Je réponds de bonne grâce, conscient d'être pour elles une fenêtre sur le monde. Et demande à mon tour combien elles ont d'enfants. Deux chacune. Pourtant, vous n'êtes pas vraiment empêchées ( par le gouvernement) d'en avoir plus. Ben si, tout de même, mais c'est pas le problème. ? . Le problème, Lao Yu, c'est que nous sommes 很穷, hen qiong, très pauvres.

Qiong: un mot fort. Un des premiers que j'aie appris, avant même les Langues O, lorsqu'en 1964, traversant la Chine, j'entendais régulièrement, à Pékin ou à Canton, dans des "communes populaires" ou des usines, ou dans le grand abattoir de Wuhan, cette phrase dite avec humilité et fierté 很穷,干杯 很革命 "Zhongguo hen qiong, hen geming". "La Chine est très pauvre et très révolutionnaire". Je ressers le slogan à mes hôtesses. Qui se marrent! 1964? Elles n'en reviennent pas. "L'année de ma naissance!' s'écrie Damei.

Simei revient à la charge, insiste sur leur pauvreté, çà les connaît, elles qui n'ont pas mis les pieds à l'école, faute de moyens. En Chine, on le sait trop peu, il faut payer. Trois yuan à l'époque, mais c'était déjà trop pour les "paysans pauvres" qu'étaient les parents des quatres soeurs.

Mais alors, comment avez-vous fait pour apprendre le mandarin? Au contact des visiteurs et en s'entraînant entre nous, c'est tout. Une chose m'intrigue: et vos maris? Ils sont là-bas, aux champs ou dans la forêt. Je n'en saurai pas plus et n'en verrai aucun. Ni "en vrai", ni même sur les photos étalées sur le mur, près de l'horloge. A l'évidence, chez les yao, le matriarchat n'est pas un vain mot. Le toupet qu'elles affichent corrobore mon sentiment. 

Et le gouvernement? On connaît pas. Pas du tout. Et le Président Mao, çà vous dit quelque chose? Rires. çà oui. Damei se souvient même de quelques chansons me glisse Xiaomei. Elle s'y essaie avec une certaine timidité, en gloussant. Mao Zhuxi, Mao Zhuxi...mais déjà la mélodie meurt dans sa gorge. Et des chants yao? Là, elles se font un peu prier. Se souvenir que nous n'avions pas encore conclu de marché. De plus, je ne suis pas dupe: l'insistance de Simei à souligner leur pauvreté ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd..

C'est Demei qui s'y colle. Avec le soutien de Simei, qui cède bientôt la place à l'aînée.  Toutes deux à un mêtre cinquante de la caméra, collées l'une contre l'autre. Demei entame un chant très lent, ponctué de silences. Sa voix monte dans les aigus, revient dans des graves, s'éteint.  Un silence de plusieurs secondes. Coup de coude à sa voisine, et les voilà reparties. 

Tout leur être, leurs mimiques, les petits signes, la venue de Xiao Nan dans les bras de sa grand-mère, les encouragements de Xiaomei et de Simei, tout concourt à faire de ce chant qui semble sans fin un moment rare. L'émotion me tient au ventre. 

Une première fois, Demei, entre deux couplets, deux litanies, me glisse "koule", " çà suffit non?", et moi de lui répondre dans un souffle "jixu", continuez! Douze minutes que je tiens ma caméra lorsqu'enfin, dernier coup de coude échangé, toutes deux s'arrêtent à l'unisson. Applaudissements...et re 干杯 "ganbei"! 

Bientôt la suite!

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