III. Images dominantes: la vie des mariniers. Les frôlements, le lent dépassement des longs trains de péniches, les croisements annoncés par le langage des sirènes donnent à voir dans toute son intimité le quotidien d’une population en marge, ici plus qu’ailleurs, semble-t-il.
Peu à peu, le sentiment diffus devient évidence: ces gens-là, mi-marins, mi-nomades, échappent à la Chine que nous croyons connaître. On devine à quel point ils sont soudés à leurs péniches, à leur vie de couples, à leurs enfants vivant à bord. Certains gestes, certaines émotions trahissent cette marginalité tranquille. Comme la peur de l’accident qui donne aux femmes campées à la pointe, drapeaux rouges agités au vent, des allures de figure de proue bien vivantes. Cette scène se joue aux grands carrefours qui jalonnent le parcours.
L’instant ne manqué ni de magie, ni de suspense. Tous ces bateaux qui filent vers les quatre points cardinaux paraissent à la fois agressifs et fragiles, près de l’abordage. Mais non: les drapeaux claquent; une voix rauque s’élève: les caravanes s’esquivent et passent.
En temps ordinaire, peu ou pas de paroles. Le bruit des moteurs couvre les voix. Les regards suffisent. Souvent la femme guette à l’avant en tricotant, en jouant avec l’enfant, en écaillant un poisson. Parfois aussi “la moitié du ciel” pilote elle-même. On peut alors apercevoir l’homme endormi sur une couette ou bien en train d’alimenter le brasero du bord.
Sur certaines péniches, les chargements sont tellement volumineux que l’on barre avec ses pieds, la tête hors de la dunette. Mais que transporte-t-on sur le Grand Canal? Du charbon, des briques fabriquées sur place, des pierres, du carton, des bidons, du sable, du bambou, du fret non identifié et des passagers sur de rares bateaux-mouches, dont le nôtre.
Point de touristes étrangers, du moins en cette saison, ni de chinois non plus d’ailleurs, mais des cohortes de paysans aux fameuses vestes bleues, portant ballots, palanches, roulant vélo, trimbalant canards, poules caquetantes, portant bébés nourris au sein. Il y a là des femmes en foulard, visage buriné de vieille squaw, des “intellos” à lunettes appliqués à lire le journal de la province ou une B.D et nos éternels joueurs de cartes.
Chacun paie son écot au vendeur-contrôleur revêche. Les vieux chemineaux qui faisaient semblant de dormir depuis trop longtemps sont sommés de payer un supplément ou de débarquer. L’intervention inopinée de “l’étranger” produit un drôle d’effet: si son argent (10 yuans) est refuse – de quoi se mêle-t-il? – au moins les deux vienx pourront-ils continuer sans bourse délier.
Les joueurs de cartes sont aussi mis à contribution. Eux préfèrent payer. De petites coupures froissées sortent de gilets rapiécés à souhait. Sourires entendus.
Ce jeu-là les amuse autant que les tarots chinois. Et la conversation s’engage. Premier stade quasi rituel: “Ni shi nei guo ren? Vous êtes de quel pays?” “Faguo”, la France (mot à mot “le pays de la loi”). “Et vous? – De la province de l’Anhui” (à l’ouest de Suzhou.) –“Et vous allez? –Au sud, pour trouver du travail”.
Les familles resteront dans l’Anhui, une province aux zones très contrastées. Parfois riches, parfois désespérément pauvres. Là-bas dit-on, la misère rôdait voici peu. Comment savoir?
Ils ont la quarantaine, mais paraissent cinquante ou soixante ans. Visages rides, halés. Un baluchon pour seul viatique. Ils sont résignés et souriants, curieux de savoir pourquoi cet étrange “étranger” navigue avec eux sur ce vieux rafiot déglingué. Dans quelques mois ou dans un an, ils retourneront au pays. On les appelle les mangliu, des travailleurs errants (mot à mot: “le flux aveugle”) attirés par le mirage des nouvelles “zones économiques spéciales” des provinces du Sud et le vertige des Hong Kong dollars.
De notre envoyé spécial Victor Chanceaux
Le Monde, 9 janvier 1993 ( 3 ème épisode sur 4).