Un chignon noué tout en haut du crâne rasé. Une queue de cheval. Un visage très volontaire. Sur l'épaule, un vieux fusil à un coup. Une tunique de tissu noir luisante sous le soleil. Une large ceinture noire. Sur sa hanche gauche, une petite coloquinte lui sert de gourde. Une pochette brodée multicolore sur le ventre pour son nécessaire à tabac. Sur sa hanche droite, un petit yatagan dans son étui en métal argenté. Aux pieds, des tennis vert armée.
Ah il a fière allure, Meng Xiaoshui. Un vrai guerrier! Pour m'accompagner, il a pris soin de caler son orgue à bouche géant le long d'une façade pour mieux m'accompagner. Il m'a abordé sur la grand place de Basha, le village miao le plus célèbre du Guizhou, et pour cause.
Basha - parfois aussi appelé Baisha - se situe entre notre cher Zhaoxing et la grande ville du sud-ouest de la province, Congjiang, où je reviendrai quelques jours plus tard pour assister à un rassemblement de toutes les minorités de la région. Mais cela, je ne le sais pas encore. (1)
Pour rejoindre Basha, je me suis levé avant l'aurore, en entendant les tonitruants coups de klaxon des premiers autocars partant les uns vers la province voisine du Guangxi, les autres vers le sud et le nord du Guizhou. Vite, un petit déj au resto du coin.
Surprise: pour la première fois, je rencontre d'autres long nez. Trois jeunes italiens, des restaurateurs qui tiennent une maison d'hôte en Toscane, vautrés à l'avant du car dans leurs sièges. Tous trois, une jeune femme, deux garçons, tellement chaleureux que je leur jure de leur rendre visite un jour. Chaque année, ils ferment boutique un mois et vont à l'aventure, la vraie.
Un autre couple qui s'avère tout aussi sympa se mêle bientôt à la conversation. Elle est japonaise, lui australien. Il se nomme Wayne Crothers, est conservateur dans le domaine des arts asiatiques au Musée Victoria de Melbourne. Tous deux ont vécu plusieurs années à Kyoto, à deux pas de l'Institut Franco-Japonais du Kansaï que j'ai eu l'honneur de diriger entre les années 1994 et 1998. (Les plus belles de ma vie).
Au fond du car, trois jeunes chinois aux allures d'intello nous saluent. Miracolo: tous trois parlent anglais. L'une s'exprime même parfaitement dans notre langue. Elle a vécu en Belgique. Ils viennent de Hong Kong et de Macao, bardés d'appareils photo dernier cri. Les autres passagers, pour la plupart des dong, quelques han, sont absolument éberlués en assistant à ces échanges, en entendant nos rires...
A Congjiang, nous décidons de partager un minibus. Direction Basha. En chemin, nous dégustons ensemble des mandarines et bananes. Notre taxi, conduit par un miao, négocie en douceur les lacets nous menant au village. Et nous propose obligeamment de venir nous rechercher un peu plus tard, chacun ayant sa correspondance à prendre, ok, avant de nous déposer sur la grand place.
Belle architecture de bois sombre, avec assise en pierre; les maisons sont serrées les unes contre les autres, les unes construites sur la ligne de crête, les autres à l'adret de la petite montagne. Des escaliers de grands pavés gris relient les deux hameaux. L'un d'entre eux s'enfoncent dans les sous-bois. Où aller?
Je décide de faire cavalier seul. Bien m'en a pris: je vais assister à des petites scènes de rêve, avec le sentiment de vivre dans un autre temps. Quatre jeunes femmes assises entourées de leurs petits enfants, tous habillés de somptueux habits traditionnels, cousent et papotent, pas farouches pour un sou. L'une d'entre elle enfile à son bébé, qui tient à peine debout, une tunique bleu, or, rouge, tissu et métal savemment tissés.
Longue descente au second hameau. Il est 10h du mat, grand soleil. D'autres femmes lavent leur longue chevelure dans de grands baquets d'eau claire. Ma présence les gêne. Je passe mon chemin. Des gamines me fuient. Canards, chiens, poules, cochons dans leur bauge.
Plus haut, des charpentiers, certains en costume traditionnels, assemblent les solives d'une maison qui aura une superbe vue sur la vallée. Plusieurs sheng, des orgues à bouche immenses - deux d'entre eux mesurent plus de trois mètres, ils ont chacun quatre conduits de bambou - sont posés en diagonale sur une poutre.
J'invite l'un des charpentiers à jouer un air, il s'éxécute avec un grand sourire. Il faut de sacrés poumons pour souffler dans ce monstre! Le son qui en sort vibre dans l'air. Deux notes, amples et sourdes. Jouer ainsi frise l'hérésie: ces instruments ont une seule et même fonction: être joués par centaines lors de certaines grandes fêtes. C'est de cette multiplicité symphonique que naîtra une vraie musique, rustique, sauvage, âpre, propice à la transe.
Je reviens vers la grand place. D'autres jeunes filles, assise à l'entrée dans grande maison, cousent elles aussi, bavardent comme des pipelettes, quand elles ne sont pas accros à leurs portables, l'une téléphone, l'autre joue...Ainsi va la Chine des minorités nationales!
Un homme me hèle: "tu viens de quel pays?". C'est Meng Xiaoshui. Son mandarin est plus qu'acceptable. Je lui explique que mon temps est compté. Qu'à cela ne tienne: il me propose la visite de son propre hameau. Et pose donc son sheng, puis me tend une carte de visite sur laquelle figure son numéro de portable et sa propre photo.
Plus tard, je découvrirai qu'il trône, martial, devant la porte du tambour de Basha sur la couverture d'un prospectus présentant le village et les traditions, dans lequel apparaissent aussi certaines fêtes, comme celle des combats de buffles, certaines danses pratiquées par les femmes et les hommes - ceux-ci inventent des chorégraphies pour le moins acrobatiques -, certains rites lors des moissons, du repiquage du riz, vantant la beauté des terrasses sculptées. Le bon "oncle Wen", Wen Jiabao, le très populaire Premier Ministre, venu en visite dans ce conservatoire unique en Chine (2), caresse même l'oreille d'une très jeune miao, qui est aux anges. C'est vous dire!
Le sieur Meng ouvre la voie, d'abord dans des sous-bois. Il s'arrête, comme aux aguets - sachant que je le filme -, puis fait mine de charger son arme, avant de viser un oiseau imaginaire dans la canopée. Il tire. Le chien du vieux fusil produit une petite note métallique. Meng me gratifie d'un grand sourire et repart. J'admire ses mollets musclés.
Second arrêt pour me montrer de très grands séchoirs, hauts de huit à dix mètres, sur lesquels seront bientôt posées les bottes de paille de riz après la récolte. Puis il me désigne la maison la plus ancienne du village, une école qui sert aujourd'hui d'entrepôt. Nous arrivons enfin sur une aire dominant la vallée, le village s'étageant à flanc de côteau.
Là, je lui demande de me détailler son costume et son attirail. Il me montre sa pipe, serrée dans sa ceinture, fait mine de boire un coup à sa coloquinte, dégaîne son petit sabre incurvé. Bon, il m'accorde que le vieux fusil n'a jamais vraiment fonctionné. Celui-ci est fait en bois et en métal, avec deux jolies plaques en "argent" ouvragé. Mais me précise-t-il non sans une certaine solennité, un miao mâle de Basha se doit, en toutes circonstances, de revêtir cette tenue, de porter ses attributs et de se faire raser souvent le crâne par un correligionnaire, à la serpe, tradition oblige.
Xiao Meng m'explique avec fierté que ce hameau serait historiquement le tout premier. Une jeune femme qu'il salue coud. Elle est belle, souriante. Une petite montagne de piments rouge sèche au soleil. Une autre femme, sur le chemin du retour, crache par pure mégarde sur notre chemin, à partir du seuil de sa maisonnette ouverte à tous vents. Navrée, elle nous fait un signe d'excuse. Nous l'avons échappée belle!
Une troisième, un peu plus loin, dans l'autre hameau, ne cesse de lancer dans un grand lavoir une bande de de tissu teint en noir, large d'environ 80 cm, longue, très longue. Celle-ci se forme en vagues dans l'eau claire, qui un temps s'assombrit. A l'aide d'une baguette de bois, elle ramène avec une dextérité consommée le coupon, qu'elle replie. Avant de recommencer les mêmes gestes...
Meng me raccompagne jusqu'au minibus. Notre petit groupe se reforme, avant de se séparer à la gare des autocars de Conjiang. Saluts multilingues: français, italien, anglais, mandarin, tout y passe. Une belle émotion nous étreint tous. Que dire, sinon que nous sommes tous enchantés par cette improbable rencontre internationale?
Retour à Zhaoxing. Au passage, je demande au chauffeur de bien vouloir s'arrêter une minute pour filmer un petit autel de campagne dong encastré à flanc de côteau, au bord d'une terrasse de rizière: tout rose, il réprésente une maison traditionnelle. Deux personnages sont assis face à la vallée, un couple âgé revêtu des habits de ce peuple chanteur. Entre eux, la reconstitution d'un minuscule autel des ancêtres. Au pied de l'édifice, quelques fleurs fanées.
Le soir, belle représentation d'un groupe de musique composé de jeunes femmes et d'hommes dong pour touristes chinois - des cadres, bruyants, fumant et buvant sans vergogne - et étrangers, dans le "grand hôtel" de la ville, structure en bois sur quatre niveaux. Ces jeunes filles sont de vraies beautés, magnifiquement habillées, couvertes de plusieurs colliers argentés, portant avec grâce une haute coiffe sculptée dans le même métal, dont la frange vient presque couvrir le regard. Et le rehausse.
Premier chant, a capella: une polyphonie époustouflante, le plus souvent dans les aigus et même des suraigus, avec deux solistes se détachant du lot des dix. Les sons roulent, caracolent, vous résonne dans le crâne et jusque dans la moëlle épinière. Voix de tête. Et au final, de larges sourires d'un doux naturel. En comparaison, leurs compagnons, qui s'accompagnent de mandolines, semblent un peu godiches!
D'autres chants et danses viendront mais je préfère cent fois le choeur des vierges. Elles m'apprendront après le spectacle que le groupe s'était rendu en France il y a six ans, si j'ai bien compris à la Maison des Cultures du Monde que dirigeaient mes amis Cherif Khaznadar et Françoise Gründ, à Paris.
Nous sortons ensemble de l'hôtel. Toutes habitent Zhaoxing. Ravissantes, coquettes aussi - de près, j'observe leur fin maquillage, le rouge aux lèvres, le rose aux joues -, menues, petites et tellement à l'aise. "Pali", Paris, elles ont adoré. Oui, oui, elles seraient prêtes à y revenir!
Nous longeons le torrent. Toutes les boutiques ont fermé leurs portes. "Au revoir!" ( En français s'il vous plait). Mes jeunes amies s'en vont l'une après l'autre dans les ruelles du village. Je suis du regard chacune des coiffes qui scintille dans la nuit.
(1) Je rappelle que ce feuilleton, bientôt en stand by pour cause de voyage à Shanghai et au Yunnan du 7 au 23 août 2012, est inspiré d'un repérage / tournage dans les provinces du Guangxi et du Guizhou en novembre 2011. Je vous propose de vous livrer les derniers épisodes à mon retour.
Si les conditions techniques sont bonnes, je vous propose entre temps de vous faire partager ma future aventure. Bao Lihui, photographe, directeur du festival international de la photo de Dali, que j'avais eu le plaisir de programmer avec deux expositions au Septembre de la Photo de Nice en 2001, l'une sur les camps de rééducation pour drogués au Yunnan, l'autre sur une vallée peuplée de catholiques, a en effet eu la délicatesse de m'y inviter en tant que "juge". A bientôt.
(2) Unique car si les femmes de la plupart des minorités nationales, en portant le costume traditionnel et en perpétuant des activités ancestrales préservent l'âme de leurs peuples, il est très rare que les hommes soient eux-mêmes vêtus à l'ancienne et maintiennent aussi fermement les traditions. De plus, il apparaît que Basha, du fait de son isolement, fonctionne depuis des siècles comment un petit royaume autonome.