Abbaye de Royaumont, Samedi 6 septembre, 15h10, en plein air, parmi les ruines de l’église. Quelques colonnes doriques à moitié enfouies. Plus loin, un immense pin tendu comme un arc, de grands feuillus. Au centre, non loin de hautes haies clôturant l’espace, une scène de sable fin, rehaussée de sept minuscules lumières scintillant à même le sol.
Une forme ocre, immobile, surmontée d’un chignon, semble posée là. Elle se tient de trois quart, son dos offert au public venu peu à peu silencieusement, qui sur des chaises de jardin, qui assis à même l’herbe.
Elle est loin, très loin.
Pourtant, votre regard est happé par sa nuque, son port et ce curieux chignon qui ressemble à s’y méprendre à ceux que portaient jadis les fameux soldats de l’armée de terre de l’empereur Qing Shihuangti à Xi’an, l’ancienne capitale de la dynastie Han (1).
Dogü déterré, c’est le titre de la dernière création de la chorégraphe Susan Buirge.
Le site le plus sauvage de l’abbaye - adjectif employé avec humour par Francis Maréchal le directeur de la fondation (2), - elle l'a choisi avec ses deux complices de toujours, la scénographe Laurence Bruley (3), qui signe aussi les costumes (4) –– et Félix Lefebvre (5), aux lumières…et à la manœuvre, veillant au grain .
15h14. Une onde sonore furtive et prégnante vient chatouiller vos oreilles. Des plaques reverbérantes posées au sol ici et là, non loin des colonnes et des haies, attendent le roi soleil…Las : celui-ci refusera d’enflammer le lieu et de tracer certains rayons que nous ne verrons pas.
15h15. La forme terreuse, qui se tenait assise sur ses talons, à la japonaise, semble bouger.
Plus loin encore, entre dans notre champ de vision, une autre silhouette, celle-ci altière, comme adossée d’abord au pin géant, enveloppée de voiles aux teintes de gris et d’un bleu pâle passé. Elle tient dans ses mains une clarinette dont surgissent des notes à peine audibles, prolongeant un temps la première onde sonore (6).
La forme vient de tomber sur le côté, comme foudroyée, avant de s’immobiliser les quatre fers en l’air. Puis se relève lentement, se déploie, étend ses membres, aspire l’air à pleins poumons, bouche béante.
La distance qui nous sépare de la scène et de la danseuse, Susan Buirge l’a calculée à dessein pour donner le sentiment au spectateur qu’il peut tenir cette forme dans sa main. Comme un soldat de plomb ou comme une figurine d’argile.
Et cependant, mystérieusement, le personnage que nous découvrons peu à peu engrange une telle énergie qu’il semble grandir, grandir…
Sa danse commence, portée par des gestes lents de grande amplitude et par les notes de plus en plus présentes de la clarinette. Trois notes, cinq, parfois sept, telles des esquisses, des naissances.
La forme mouvante se tient toujours au lointain. Entre elle et nous, une étendue d’herbe, une béance naturelle, et cette nappe de sable. Ses traits sont asiatiques, son visage d’un ovale parfait.
Mais voilà qu’un phénomène aléatoire fait une irruption intempestive.
L’Abbaye de Royaumont se situe dans l’aire de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle. Le bruit, parfois violent des avions, des hélicoptères, viendra à plusieurs reprises couvrir la mélodie de la clarinette, celle-ci telle une cigale, ayant toujours le dernier mot…
Etrangement, ce dialogue incongru donne à la dramaturgie de la pièce encore plus de relief !
Comme toujours chez Susan Buirge, son interprète incarne à merveille cette gestuelle si particulière, si discernable, qui est la marque de fabrique de la grande chorégraphe franco-américaine : mouvements lents, souvent arrondis, toujours souples : - ainsi de ce geste des deux bras traduisant un souhait, souhait ici dédié à la fondation dont on célèbre actuellement le cinquantenaire - , mouvement sibyllin d’une main venant effleurer une oreille, puis l’autre, un bras, un coude. J'y vois une réminiscence. Etait-ce dans Ubusuna?
Et ce pas à nul autre pareil, ce pied posé dans le sable avec autant de délicatesse que de conscience de soi et du monde.
Ce pas comme un rituel…et comme le rappel d’une marche, collective, celle-là, sur un plateau-radeau baigné de lumière, dans « Parcelle de ciel » (7).
Le fait que je sois « fan de Susan » depuis les années 1970, est probablement lié à deux éléments consubstantiels: le déplacement des corps dans l’air, l’air saisi comme une matière vivante, palpable, proche de l’eau.
En ce sens, Hiroko Tamura, joue pleinement le jeu de cette conscience de soi au cœur de la matière / air, diffusant par là même un érotisme vibrant. le second élément se nomme abstraction.
Une abstraction revendiquée, assumée par Susan Buirge qui fut jadis à bonne école avec son maître Alwin Nicolais.
Abstraction paradoxalement, subtilement irriguée par toutes les quêtes, un mot que Susan affectionne tout particulièrement, et toutes les enquêtes culturelles menées par la grande arpenteuse de civilisations qu’elle est devenue depuis son premier passage « d’ouest en est » (8), lorsqu’elle débarqua en France dans les années 1970.
Après la France, l’Ethiopie, la Grèce, Taïwan, la Syrie, l’Inde, une de ces civilisations,, va non seulement l’attirer, au point qu’elle en a fait sa terre, mais aussi provoquer, au plus profond de son corps et de son âme, ce qui ressemble fort à une résurrection.
En 1992, elle est l’une des toutes premières lauréates de la Villa Kujoyama dont les portes viennent d’ouvrir sous l’impulsion de Michel Wasserman, par ailleurs directeur de l’Institut franco-japonais du Kansai, japonisant et amoureux fou des arts.
Ce lieu unique, situé sur une colline de Kyoto, a été désiré par certains grands industriels francophiles du Kansaï fidèles héritiers de celui qui compta le plus, dans un autre temps, pour le « rapprochement intellectuel » entre nos deux civilisations : Katsutaro Inabata, d’abord ami de frères Lumière, puis de Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon.
Tout part de là.
Et pour revenir à la Villa Kujoyama, construite sur le terrain où fut érigé le premier institut franco-japonais du Kansai, désirée aussi par notre ministère des affaires étrangères.
Susan Buirge et quelques autres résidents, parmi lesquels le plasticien Ange Leccia, essuient les plâtres, au sens propre et figuré.
Grâce à Michel Wasserman, Susan fait la connaissance d’un être rare lui aussi : Tomihisa Hida, prêtre shintoïste, en charge du sanctuaire de Ichihime, musicien et en quelque sorte « chef d’orchestre » de sa paroisse, compositeur.
De leur rencontre va naître d’abord une découverte capitale pour Susan, celle du bugaku, danse de Cour venue de Chine au VIIème siècle accompagnée de musique gagaku, puis un attelage étonnant : d’une part une compagnie de danse contemporaine constituée de sept danseurs choisis par Susan Buirge, parmi lesquels Hiroko Tamura, plusieurs d’entre d’eux étant aussi chorégraphes, tous entrant avec beaucoup d’humilité au sein de MA TO MA ; d’autre part le groupe Ichihime Gagaku-kai, soit une bonne douzaine de musiciens de toutes générations jouant des instruments traditionnels, rompus à l’art de l’interprétation de musiques d’inspiration shintoïste anciennes ou contemporaines.
Et le miracle de s’accomplir.
Des pièces sublimes naissent, données au Japon, puis en France, au Festival d’Avignon, Bernard Faivre d’Arcier étant tombé sous le charme, comme au Théâtre de la Ville et dans d’autres cités. Soit plus de cinquante représentations.
Dogü déterré…déterre des accumulations de savoirs, d’intuitions, de recherches inlassables menées dans les montagnes et dans le villages à la recherche d’un graal nommé gagaku, puis kagura, ces rituels dansés de la religion shintoïste liés à la nature et à la fécondité.
Cette pièce les met à jour et à l’ordre du jour.
Mais pas seulement : si cette pièce abstraite (9) emporte le spectateur, elle l’entraine ailleurs, vers un amont encore plus lointain, encore plus profond, encore plus archaïque, vers lequel Susan Buirge se sent attirée. Telle est la volonté de la chorégraphe.
Au demeurant, pourquoi tricher ? Elle donne dans le programme distribué aux spectateurs, comme à son habitude, certaines clefs, sur les traces de ses dernières recherches, « en quête des plus archaïques danses rituelles indigènes ».
Après le bukaku, après les kagura, voici notre pasionaria remontant le temps avant le temps, celui de la période Jomon (entre 12000 et 700 ans avant notre ère).
La danse, quelle danse ?
« Les dogü », nous explique-t-elle (10) « sont des figurines préhistoriques en terre cuite fabriquées au Japon durant la période Jomon. Ils appartiennent à l’une des plus anciennes traditions de céramiques au monde. Dogü veut dire terre et esprit.
De la taille d’une main, de formes et de décorations variables, ces figurines énigmatiques et majoritairement féminines, sont les artefacts cérémoniaux du peuple fourrager, du sud au nord de l’archipel, avant l’arrivée de la riziculture et de la météorologie. (…) Ce n’est que dernièrement que le monde du dogü m’a été révélé. Visitant musées et sites archéologiques, le mystère du pouvoir de ces figures a capté mon imaginaire de chorégraphe. L’innocence de faire un souhait, de demander une promesse de bien-être à travers un objet tenu à la main est un acte commun à tous peuples, même aujourd’hui ». Susan Buirge, janvier 2014
Ce souhait, offert à Royaumont pour les cinquante ans de la fondation voulue par Isabelle et Henri Goüin, lieu de rencontres et d’échanges majeur pour plusieurs générations d’artistes et d’intellectuels français et étrangers, dans le domaines des sciences humaines, de la musique et de la danse, orchestrée de main de maître par Francis Maréchal, cette « promesse de bien-être », qui d’autre pouvait, mieux qu’Hiroko Tamura, interprète de Susan Buirge, les offrirs par la grâce d’un geste ?
L’abstraction a ses limites : en repiquant, avec quelle ardeur, les graines en forme de souhaits au sein de la terre de Royaumont, - un geste rustique, sans fard vingt fois répété - Hiroko, et donc et Susan, multiplient ces derniers à l’infini.
Peut-être aussi, la danseuse démiurge vient-elle rassembler, recoller, en cet après-midi de l’été finissant, au cœur de ce lieu chargé d’histoire, toutes ces figures cassées en mille morceaux, éparpillées à même la terre, notre terre, pour inventer une forme née en des temps immémoriaux, une forme que l’on appellerait la danse.
Mon amie Susan, encore auréolée par la mystique de sa pièce, par son accomplissement, et par la longue ovation d’un public transporté, me murmure à l’oreille cette question qui la taraude depuis des lustres : « Mais pourquoi, à quel moment l’homme a-t-il fixé ces danses ? »
Et comme je lui demande de me livrer à brûle-pourpoint trois mots-clés, elle me répond, avec son accent inimitable : « pottery, mains, danse ».
PS. Dogü déterré sera redonnée en partie le 4 octobre prochain lors de la réouverture de la Villa Kujoyama, tandis que Ange Leccia proposera une de ces installations projections dont il a le secret.
PPS. En attaché, trois images de la danse d'Hiroko, un portrait "Hiroko et ses mains" et "Susan et Hiroko".
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(1) Une coiffure signée Koichi Miyahara.
(2) Lequel ajoute aussitôt : « Qui connaît mieux l’abbaye que Susan ? » Celle-ci fut « artiste en résidence permanente de 1995 à 2007 » à Royaumont et première directrice artistique du Centre de Recherche et de Composition Chorégraphiques de 2007. Elle y aura créé cinq pièces dont L’œil de la forêt (2002), Soli (2005), A l’abri des vents, At a cloud Gathering (2006).
Cette dernière création s’inscrit dans le cadre une « journée gourmande de danse et de flânerie » intitulée « Songes chorégraphiques à Royaumont ». Se produisaient aussi trois autres chorégraphes : Hervé Robbe, Myriam Gourfink et Marianne Baillot.
(3) Scénographe, Laurence Bruley est l’une des fidèles de S.Buirge depuis les années 1980. Elle a par ailleurs signé les scénographies et les costumes d’une soixantaines de créations et travaillé avec Philippe Adrien, L’attroupement 2, Jean-Paul Wenzel, Jean-Louis Benoit, Eric Lacascade, Guy Freixe, Lise Wurmser, Benoit Lavigne, Elizabeth Macocco ou le théâtre équestre Zingaro. Elle fit partie de l’aventure « Parcelle de ciel ».
(4) teints par Ysabel de Maisonneuve.
(5) Créateur lumière, Félix Lefebvre, est lui aussi un fidèle de Susan Buirge depuis 1983. Tour à tour directeur technique de la Grande Halle de la Villette, au théâtre Nanterre-Amandiers, à Expo 92 de Séville, au théâtre du Chatelet, au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, aujourd’hui à la tête de Kanju, société de conseil en scénographie, il a « toujours voulu préserver les temps de travail et de réflexion qu’il a pu mener avec Susan Buirge (…) et poursuit aujourd’hui à Royaumont ce compagnonnage qu’il affectionne ». (In programme de Royaumont).
(6) Carol Robinson, compositrice et clarinettiste américaine aussi à l’aise avec le répertoire classique qu’expérimental, se produit dans les grandes salles et les festivals internationaux les plus prestigieux. Elle a déjà collaboré avec Susan Buirge et d’autres chorégraphes tels que François Verret. Hier, à Royaumont, elle a su trouver, dans sa composition, le langage juste, celui du dialogue avec la danseuse et la chorégraphie, sans jamais tomber dans l’orientalisme. Lumineuses portées musicales alternant avec le silence –quand les avions autorisait celui-ci ! – venant comme un surcroît d’énergies insufflé à Hiroko Tamura.
(7) La chorégraphie la plus mythique de Susan Buirge, créée en 1985. Donnée maintes fois, elle est dans toutes les mémoires de celles et ceux qui l’ont vues, une, deux, parfois dix fois. Le vidéo artiste Robert Cahen en a donné sa propre interprétation ( 1987).
(8) « En allant d’ouest en est » fut d’abord un chorégraphie solo créée par Susan Buirge dans les années 1970, donnée un certain soir à la Maison de Radio-France pour inaugurer la première série d’émissions radiophoniques jamais diffusées sur France-Culture selon le désir de son directeur, Yves Jaigu, - producteur, votre serviteur avec deux complices : Lise Brunel et Daniel Dobbels - ; « En allant d’ouest en est » est aussi le titre d’un des ouvrages de Susan Buirge (Edition du Bois d’Orion).
(9) S. Buirge : « Ma voie est celle de l’abstraction, du minimalisme ».
(10) Dans le programme mentionné plus haut, p 14.
ANNEXE :
« Mon séjour de quatre mois, de novembre 1992 à février 1993, étant l’une des six premiers résidents à la Villa, a été mon portail d’entrée au Japon, m’offrant un cadre de vie si agréable. « Mon Kyoto se caractérise par les rencontres que j’y ai faites : artistes, prêtres shinto, historiens. Fascinée par le bugaku, j’ai constitué un groupe de sept danseurs accompagné des musiciens de gagaku d’Ichihime Gagaku-kai, dirigé par Tomihisa Hida et créé les pièces Matomanoma et Sas. L’accueil du public et des professionnels fut tellement positif que j’ai décidé de fonder la troupe Matoma et créé quatre pièces originales du Cycle des saisons, présentées cinquante fois en France et au Japon. En 2001, invitée par la préfecture de Shimane à réaliser un kagura contemporain, je me suis totalement plongée dans cette création, décidant de quitter Paris en 2008 pour m’installer au village maritime de Kamate afin d’écrire mon autobiographie et poursuivre mes recherches. » Dans l’espace des saisons, de Susan Buirge, préface de Michel Wasserman, aux éditions Le Bois d’Orion, 1998. Susan Buirge, l’aventurière de la danse, film de Marie-Hélène Rebois, émission Musiques au cœur, 62 mn, France 2, 1994. Le cycle des saisons, quatre films de 26 mn, de Catherine Shan, Mezzo, 1999.
Ci-dessous 3 chroniques cosignées avec Margo Renisio publiées sur rue89 en 2010 à propos de Susan Buirge pour mieux comprendre la démarche de celle-ci :
Dans le « laboratoire transculturel » de Susan Buirge | O ...
blogs.rue89.nouvelobs.com/o-nippon/.../dans-le-laboratoire-transculturel...
Rituels shintoistes sous la pleine lune | O Nippon ! | Rue89 ...
blogs.rue89.nouvelobs.com/o-nippon/.../rituels-shintoistes-sous-la-pleine...
En octobre, les dieux du panthéon shintoiste sont de retour ...
blogs.rue89.nouvelobs.com/o-nippon/.../en-octobre-les-dieux-du-panthe...