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Billet de blog 7 novembre 2016

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Anniversaire céleste du temple Kenusut

Partager avec tout le peuple hindouiste de notre vallée une célébration annuelle empreinte d’une belle ferveur religieuse peut troubler et toucher le plus athée des athées !

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Illustration 1
Fin de l'anniversaire du temple Kesunut: l'ai-je bien descendu? © Claude Hudelot

Depuis quelques jours, tout comme lors des grandes fêtes cycliques, comme la célébration de la pleine lune – la prochaine se déroulera le 13 novembre -, j’avais bien relevé les signes avant-coureurs d’un événement exceptionnel.

Sur plusieurs kilomètres, de nouveaux panjor avaient remplacé ceux de Galungan et Kunigan. A l’heure place, familles et communautés villageoises avaient eu à cœur de dresser ces très longs troncs de bambous montant à une dizaine de mètres avant de se recourber sous le poids de décorations florales savamment tissées tout le long.

Les petits autels que l’on place à hauteur d’homme, nourris d’offrandes matin, midi et soir, avaient cette fois fait l’objet de soins tout particuliers, avec notamment l’apparition, au-dessus de chacun d’entre eux, d’une petite ombrelle de papier jaune.

La symbolique de cette construction élégante que l’on place au bord de la route, devant sa maison, que l’on partage parfois avec son voisin, mérite un éclairage.

A bien y regarder, le panjor représente bel et bien un / le dragon, avec sa longue crête savamment et amoureusement tissée grâce à plusieurs végétaux de différentes couleurs et parfois avec l’esquisse de ses yeux, la courbure, tout là-haut figurant la tête de cet animal mythique cher aux Balinais, aux Indonésiens, aux Chinois…

Et le petit autel, c’est sa bouche, que l’on nourrit donc de riz frais – une senteur qui vient donc chatouiller votre odorat sur tout le parcours ! - et d’autres victuailles trois fois par jour, au risque sinon de voir le monstre se réveiller…et le volcan se rallumer. Ce qui ici, a du sens : souvenons-nous des ravages produits en 1963 par l’éruption du dieu Agung.

Il y avait bien aussi une signalétique indiquant un parcours. Je lisais seulement le dernier mot, Kenusut, correspondant au nom d’un temple très, très haut perché, auquel je n’avais jamais osé accéder, écoutant l’avis d’amis avisés.

Avant-hier, je commençais à rouler en douceur sur ces pentes désormais si familières lorsque je croisai d’abord une voiture de police, puis trois motards harnachés, avec gyrophare clignotant sur leur machine, faisant le geste bien connu : un bras balaie l’air de haut en bas. Ralentir ! Et sourires.

Venait ensuite un cortège d’hindouistes en grande tenue, les premiers debout sur des camions rutilants, les seconds dans une camionnette rouge où se pavanaient de jeunes garçons en « habit de lumière ». Puis des marcheurs en rangs serrés, certains portant bannières, d’autres des offrandes sur le chef, hautes parfois de près d’un mètre.

Pas d’autre spectateur, qu’il soit local ou bule (blanc, étranger).

Aucun musulman, même si je sais que les huttes, maisonnettes, baraques qui ont essaimé le long du chemin sont occupées à majorité par des adorateurs de Mahomet dont les grands-parents, les ancêtres avaient été transplantés de l’île voisine de Lombok par le roi de Karangasem pour « coloniser » ces terres reculées et exploiter la forêt équatoriale.

Le flot qui passe avec entrain, malgré une chaleur étouffante, est composé de toutes les générations. Nombreux les jeunes, comme ce groupe au look intello portant à huit sur leurs épaules un superbe autel or et blanc. Les saluts pleuvent tels que : Selamat sore, Bon après-midi ! Apa kabar ? Comment va ? Baik, baikDi mana ? Tu es d’où ?

Je m’attache surtout à repérer mon prochain sujet…Ici une grande femme au teint cuivré portant son panier d’offrandes sur la tête marchant d’un pas décidé. Là un groupe de musiciens avec gongs entamant, dans la plus grande bonne humeur, un air pour l’unique spectateur…Plus loin, toute la bande de mes jeunes amis artisans, qui ont récemment repeint le vieux lit de Madura. Eux posent théâtralement, savent qu’ils auront droit aux honneurs de Facebook et d’Instagram…

Des vieux font le chemin à pied, d’autres ont trouvé place dans une berline ou à l’arrière d’un véhicule découvert.

D’irrésistibles rires se propagent. Grande connivence et bonheur de partager ce qui ressemble fort à un pèlerinage.

Je comprendrai plus tard qu’ils ont déjà franchi une vingtaine de kilomètres : une bonne partie d’entre eux est montée au temple, a dévalé à pied le chemin, à la fraîche, suivant d’abord cette fameuse pente qui me faisait naguère si peur, passant tout près d’ici, lacet après lacet, avant de cheminer sur des portions de route presque planes, de passer devant un des plus beaux lieux de Bali, la discrète Bukit Asri Lodge (j’y revendrai ailleurs), puis le village de Sekar Gunung et son école.

De là, nos courageux marcheurs ont emprunté une route en pente douce quasiment rectiligne sur près de six kilomètres, avant de rejoindre la grand route menant au palais aquatique royal de Taman Ujung et à la mer, tout près du port de pêcheurs du même nom. 

D’autres marcheurs ont emprunté un second parcours, tout aussi bien fléché, entre les hauts d’Amlapura, jadis nommée Karangasem, et le temple Kenusut. C’est dire toute l’importance donnée à cet événement. Je comprends mieux pourquoi plusieurs de mes interlocuteurs me disaient « venir d’Amlapura ».

L’explication me sera donnée plus tard par mes amis Tania et Lempot, lui-même hindouiste fervent ne ratant, dans son village de Buitan, aucune des cérémonies ni aucune des servitudes liées à sa croyance.

En fait, cette joyeuse communauté célébrait, non seulement ce jeudi 3 novembre 2016 mais durant plusieurs jours et plusieurs nuits, l’anniversaire annuel du temple,  Pura Kenusut odalan.

Et Tania de m’expliquer, avec humour, que les Balinais, le plus souvent, ne fêtent par leur propre anniversaire, ou si peu, mais consacrent en revanche beaucoup de temps, d’énergie et aussi de moyens – car il faut bien payer ces ornements, ces offrandes – au temple dont ils sont les fidèles !

J’évoque les nuits car certains d’entre eux, accompagnés par des prêtres, veillent là-haut durant tout le cycle à la fois pour prier, chanter, – je pouvais les entendre d’ici – et surveiller les vrais trésors, - or, bijoux - présentés exceptionnellement dans le temple à l’occasion de l’anniversaire. Ou bien jouer aux cartes pour passer le temps.

Tout comme les héros du Cid, la petite foule ne cesse de grossir au fil des heures.

A Taman Ujung, ils sont plusieurs centaines, voire un millier d’hommes – en majorité – et de femmes.

Faute d’avoir été présent là-bas – ce sera pour la prochaine fois – j’essaie d’imaginer ce grand groupe où le blanc domine - cela nous rappelle le fameux « dress code » qui fait fureur ici ou là, eux l’avaient inventé il y a fort longtemps ! -, la proximité de l’eau de mer et de l’écume bien blanche de cette pointe, les chants, les musiques, percussions surtout, ce temps de prière, d’une première bénédiction, puis le temps d’un premier repos, d’une collation, toutes classes sociales confondues, en parfaite osmose.

Comment ne pas penser aux célébrations religieuses des gitans aux Saintes Maries de la Mer? Une même ferveur, le rapport intime et purificateur avec l'eau, avec la mer; le sens de la procession et d'un spectacle où l'on ne lésine ni avec l'apparat ni  avec les ors; le port, en majesté, de certains autels par des mâles...

Dans un second élan, encadrée par un service d’ordre portant un costume distinctif, gilets noirs sur chemise blanche et talkie-walkie, assez discret malgré tout et fort efficace, la longue file s’est remise en marche, remontant cette fois la longue ligne droite, passant devant un, deux, trois mini stades de combats de coqs, déserts ce jour-là, s’abreuvant d’eau proposée sur de jolis stands tendus de jaune et de blanc, les uns silencieux, vivant intensément cette épreuve, d’autres devisant joyeusement.

Oui, ce que je retiens de cette montée – c’est là que nous nous croisons – c’est cette grande bonne humeur et cette sincérité.

Je reprends mon récit de visu : des dames marquent le pas, s’assoient un instant sur un tronc d’arbre couché. Elles ne se plaignent pas, mais remarquent gentiment – panas memang sekali - qu’il fait « vraiment très chaud ». Matahari - le soleil, littéralement « l’œil du jour » cogne fort. Heureusement, à cette altitude, la végétation luxuriante offre une ombre bienvenue. Plus haut, à mi pente, à une altitude de 500 mètres, la haute forêt équatoriale et sa canopée protectrice seront encore plus appréciées.

Je laisse passer le long défilé, annule au téléphone ma leçon de bahasa Indonesia, et décide de rebrousser chemin pour assister aux cérémonies.

Et là, quel rodéo ! Des deux roues retardataires, avec le plus souvent l’homme aux manettes et la femme assise en amazone, montent sans désemparer des pentes frôlant les 20%. Des jeunes filles tout aussi expertes es-conduite sportive. Quelques vieillards se voient ainsi transportés par leur descendance, le comble étant atteint par plusieurs scooters où je compte un conducteur et trois passagers. Pas un seul accident, ce sont des as !

Tout en haut du mont – nous sommes à plus de 1000 mètres d’altitude -, face au sud, bénéficiant d’un fengshui sans pareil, s’élève sur trois niveau le temple Kenusut où sont donc rassemblés des fidèles hindouistes tous originaires de la région. Probablement un millier.

Première volée de marches pour accéder au « rez-de-chaussée » en passant entre un immense portail de pierre dont les deux flèches montent vers le ciel. Partout, de longs drapés or et blanc, les uns à même la pierre, accrochés à plusieurs mètres de hauteur, suivant l’architecture du lieu, les autres tendus sur des structures de bambou pour l’occasion, pour mieux souligner encore la majesté de chaque portail.

Jaune vif synonyme de force dans la culture balinaise. Des femmes et des hommes habillés d’une chemise blanche et d’un sarong de couleur vive rejoignent les leurs.

La tendance du jour, le code, chez les hommes aussi bien que chez ces dames : le sarong jaune, or. Quelle beauté !

Sur la première esplanade, dans des stands de bambous à l’ombre, des dizaines des volontaires proposent des boissons aux marcheurs et préparent des mets pour la fin des cérémonies qui viendra une heure et demie plus tard.

Seconde marche de volée, seconde esplanade. De plus en plus de monde, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, parfois les deux sexes se mêlent, bavardent. Des musiciens munis surtout de percussions terminent une intervention. Un autre groupe, assis sous une toiture, plus formel, s’apprête à les relayer. A l’évidence, ce sont des pros. Une bonne vingtaine d’exécutants entourent le chef d’orchestre et interprète virtuose d’un terompong, long instrument richement décoré.

La plupart des croyants sont assis au sol, tout comme ceux du troisième niveau, des hommes surtout, serrés en rangs d’oignon, un passage étroit permettant aux officiants et aux prêtres de passer.

Espace d’autant plus impressionnant qu’il est chargé : plusieurs autels où des offrandes ont déjà été déposées et où se trouvent déposés là pour l’occasion certains trésors ; sur la gauche, comme en retrait, un balé rectangulaire où officie une grande prêtresse reconnaissable à sa très haute coiffe rouge brodée d’or, à sa lente gestuelle et au son de la clochette qu’elle agite de temps à autre, tandis qu’un autre prêtre semble décrire micro à la main les différentes phases de la cérémonie, avant d’inciter tous les croyants à se recueillir, à prier. Autour d’eux, des aides apportent aide, offrandes et instruments.

Au fond, d’autres petits autels qui seront bénis à plusieurs reprises, où une douzaine de prêtres, que l’on reconnaît à leur tenue entièrement blanche, passera pour une aspersion d’eau sacrée. Viendra le temps des bénédictions données d’abord aux croyantes privilégiées invitées à s’asseoir tout devant, non loin de la grande prêtresse, - j’imagine qu’ici les castes jouent un rôle considérable -  puis à tous les autres.

Ces femmes formant un corps constitué, portant toutes un chemisier immaculé et un sarong or, des bijoux de prix, des boucles d’oreilles éclatantes, attendaient dans un premier temps au second niveau, à l’ombre, pour éviter de voir leur maquillage sophistiqué fondre au soleil.

Un des membres du service d’ordre les invitera à grimper les dernières marches pour rejoindre les premiers rangs, à quelques mètres seulement du balé où officie la grande prêtresse.

La dernière phase peut commencer, avec plusieurs prières consécutives, chacun étant assis et fort concentré, les yeux fermés souvent, les mains jointes lorsque le prêtre leur demande d’entamer celles-ci. Silence et recueillement impressionnants, seulement déchirés par les cris et les pleurs d’un bébé.

Un bref moment, il leur est demandé de « balayer » l’air doucement avec leurs mains. Sans connaître la signification de ce geste,  je le vis comme un moment particulièrement magique.

Les mots du prêtre au micro, toujours en alternance avec les gestes de la grande prêtresse et le son de sa clochette, ressemblent fort à une litanie et à une série de recommandations pour l’année à venir. (Une simple supputation).

A plusieurs reprises, l’escouade de prêtres passe, chacun étant muni d’un seau en étain, d’un petit balai de bambou pour asperger chacun des fidèles, et ce à plusieurs reprises, celui-ci, celle-ci tendant les mains en guise de demande, d’imploration. Personne ne sera oublié. Les humains sont ainsi bénis et tout autant les offrandes, les autels et autres constructions, l’espace lui-même.

Pris par tous ces rituels, je n’avais pas vraiment  pris la mesure du cadre : le temple, adossé vers le nord au sommet de la montagne, où vient de s’accrocher un superbe nuage blanc ; au sud, le parfait alignement des portails (voir l’un d’entre eux sur la photo) ouvrant vers la mer, les îles de Lombok et de Nusa Penida et le ciel immense. Une vue à vous couper le souffle. Autre élément appréciable : la dimension du temple Kenusut, ses proportions, son assise.

Il fallait aussi admirer et entendre les grandes banderoles d’étoffe claquant au vent. Et ne pas trop s’attarder à observer le premier terre-plein, encombré de véhicules en tous genres…

De crainte de me retrouver dans un grand capharnaüm, entre le départ des camions de livraison, les limousines, les deux roues et les piétons, j’ai pris les devants, remisant vite fait mon sarong sous la selle, les mains sur les poignées de frein. Et suivi sans encombre plusieurs couples.

Autre spectacle, autres vues et derniers multiples saluts ou plaisanteries prodigués pendant plusieurs kilomètres, ma préférée étant pelan pelan, hati hati, « allons y doucement et faisons attention ! »

Sur le chemin du retour, j’ai revu une dernière fois la petite bande de jeunes artisans devenus mes potes. Demain, je passerai chez eux leur montrer les résultats de ma quête.

Contrairement au petit flot doublé plus bas, j’ai repris à droite, le chemin de la maison, dernière grimpette, franchement sonné.

Au fait, sans avoir eu d’explications, je crois comprendre la symbolique de la petite ombrelle jaune ou blanche couvrant chaque autel – bouche de dragon : elle incarnerait l’anniversaire et cette marche à l’ombre, comme j’ai pu le voir et le photographier à plusieurs reprises.  Codes séculaires, sel de la culture balinaise.

PS. Voir sur ma page facebook l'abondant reportage photographique...

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