5. 07. 2021, 18H30. Face au Mont Agung, près de Tauka.
Mon ami Jean-Charles Blanc, artiste fasciné, dévoré par les terres et les mers lointaines, compare cette image à une lanterne magique.
Comme il a raison.
Nous sommes bien au royaume du rêve et de la fantasmagorie, à cet instant unique et fragile où tout bascule. La réalité s’est carapatée, place au spectacle nocturne du monde.
Ce spectacle est grandiose. Au point d’être saisi par cette transparence, par le doux mouvement de cette terre se levant vers le dieu Gunung Agung, notre maître, celui qui nous porte, nous hante, nous habite à chaque instant de nos misérables vies. Au point de rester longtemps les deux pieds enfoncés dans la rizière.
Un dieu ? Peut-être pas et peut-être plus : Agung-nombril-du-monde, né de la scission en deux parties du mythique Mont Meru - Mahameru, lui-même axe cosmique originel de l’univers, l’autre moitié ayant accouché du Mont Batur.
Au-dessus se trouvent les cieux, en dessous les enfers, et tout autour s'étend le monde visible et invisible ; Gunung Agung, berceau, trône, palais des dieux qui y logent à l’année et de tous les ancêtres balinais.
Agung le Fantasque, Agung le Terrible a souvent la tête dans les nuages quand il ne crache pas le feu. Cela s’appelle « éruption ».
Un spectacle qui bat à plates coutures ceux de mes amis du Groupe F - F comme « Feu, Fire, Feuer » - ces princes de l’Artifice, que Christophe Berthonneau me pardonne !
Quel paradoxe nous avons vécu ce samedi 26 novembre 2017 vers 22h. Le pic de l’éruption sera atteint à 23h37. Sauter sur son « motor », contourner notre mont à nous, le Lempuyang, rejoindre la petite foule alertée par le téléphone arabo-balinais, obnubilée par les explosions monstrueuses, géantes, rouges de chez rouge, noires.
Oh la belle orange ! Chacune et chacun y va de son commentaire, de son enthousiasme, si, si. Et puis c’est gratuit non ?
J’y retrouve mes amis, mes voisins. On est tous là au coude à coude.
La cendre monte en spirales vers l’infini du ciel. La couleur orange du magma, c’est le pire des signes, signe que celui-ci a bondi au sommet, tout frais comme on parle du sang, prêt à se déverser sur les pentes. Y songeons-nous ?
Non loin de nous mais à l’écart, tout en haut d’un petit sanctuaire magnifiquement situé, simplement, il faut grimper des marches d’une extrème raideur, j’aperçois plusieurs prêtres pemangku en habit de cérémonie. Et un grand prêtre pedanda.
Une fois n’est pas coutume, ils sont seuls, sans leurs ouailles, assis en tailleur face au Mont Agung. Ils prient, chacun pour soi et cependant tous ensemble pour tenter l’impossible. Certains agitent doucement la clochette d’argent qui rythme leur prière. D’autres psalmodient celle-ci. Là rêgne le presque silence. Cherchent-ils à renouveller le miracle de 1963, lorsque la lave brûlante, rougeoyante, s’est arrêtée par magie au pied du temple de Besakih, mère de tous les temples balinais ?
Que font les dieux ? Que font les esprits des ancêtres ?
Je ne sais pas prier, la faute au petit père Combes! Mais j’aimerais tant pouvoir appeler ceux-ci à notre rescousse : dieux, ancêtres, Bouddha, Ganesh, mon ami de soixante ans et mon amoureux préféré, Arjuna. Il tendrait son arc, pointerait ses flèches vers Agung. Il éteindrait le feu.
Voici l’enfer sous nos yeux et nous le savons.
Nous devrions les fermer, les yeux, penser au désastre qui pourrait advenir là, dans les heures qui viennent, ces coulées de lave mortelles pour les paysans remontés à mi pente peu à peu après la dernière grande éruption de 1963 qui fit au moins deux mille morts et plus encore d’animaux domestiques et sauvages, détruisit terres, maisons, engloutissant rizières, forêts…
Mais pourquoi ces paysans s’entêtent-ils à revenir là ? Parce que cette terra nova s’avère d’un fertilité sans pareille.
Nous pensons au malheur qui guette l’île et ses habitants. L’aéroport Ngurai Rai de Denpasar est fermé. Les cendres lit-on, portées par les vents, s’en vont se déposer jusqu’à Java, voire Sumatra.
La chance (?) voudrait que la coulée de laves glissât vers le nord si d’aventure... Des cendres, nous en verrons la noire couleur demain. L’autre jour une grande pluie viendra les effacer et offrir à la nature une nouvelle respiration.
Nous sommes restés des heures, scotchés.
La tentation me vient d’y passer toute la nuit. Comme pour assister jadis à la représentation du Soulier de satin mise en scène par le grand Antoine Vitez dans la Cour d’Honneur, une folle nuit aussi. Je n’aurais pas besoin de couverture pour me protéger du froid au petit matin.
Mais non. Trop de grandeur tue la grandeur. Nous rentrons chez nous, harassés par une puissance tellurique et divine si forte que nos corps en sont comme meurtris.
Revenons à l’image de la lanterne magique.
Je ne suis pas venu chez vous pour vous donner un cours.
Mais comment ne pas évoquer l’ancêtre oriental de la lanterne magique le wayang kulit, ce théâtre d’ombres et ses marionnettes de cuir maniées avec grâce, avec dextérité, avec amour, avec humour par le maître, avec cette roublardise qui continue ici d’enchanter les petits et les grands.
Me revient encore un souvenir. L’embrasement au-dessus du Gunung Agung, les flamèches, le tournoiement des cendres à quatre kilomètres de hauteur provoque un étrange phénomène visuel : notre seigneur et maître, pour cette unique fois, semble petit, écrasé, laminé.
Regardez, observez amis ces cinq palmiers disposés comme à la parade ou comme les cailloux d’un petit poucet qui remonterait la pente ; sentez la caresse, la danse échevelée des nuages, le souffle de la nuit qui vient, tandis que les dernières hirondelles frôlent la rizière et mes oreilles aussi.
J’aime cette crète mystérieuse.
Je pense à feu René Burri mon ami, ce Suisse magnifique, ce parfait gentilhomme, qui devint photographe parce que m’avait-il confié un jour sur France Culture – je faisais son portrait - « j’aime avaler les montagnes les une après les autres pour voir et encore voir ce qu’il y a derrière ». Il le dit avec cet accent délicieux que j’entends encore, le même que celui d’un autre grand disparu, Nicolas Bouvier, cet autre globe-trotter. Deux citoyens suisses, deux destins parallèles, deux scrutateurs sensibles, poétiques, parfois moqueurs de notre petite planète.
Et le monde, René le vit comme personne, de la Chine où nous aurions pu nous croiser dans les années 60 à l’Amérique latine.
Insatiable René. Le Che avec son cigare ? C’est lui. Ces hommes et leurs ombres immenses sur cette haute terrasse d’un gratte-ciel de Sao Paulo comme autant de vrais faux gangsters et comme l’amorce d’un polar ? C’est lui encore. René Burri, aimé des aficionados de l’image mais trop méconnu.
Je m’égare.
Avez-vous remarqué ce point de lumière minuscule sous « le premier nuage à gauche ? » Première étoile. Chez nous chez vous, les enfants eux-mêmes sauraient la nommer : « c’est l’étoile du berger ! » Mais ici, laquelle ? Car voilà, nous sommes au sud de l’équateur, nous avons la tête à l’envers.
Un autre ami, encore un artiste, le sculpteur Christian Renonciat, ne cessait de s’étonner de voir le soleil tracer son arc de cercle au nord. Oh légèrement certes, mais au nord exactement. Il ne s’en remettait pas. Et pour tout vous dire, moi non plus.
Ah oui, où avais-je la tête !?
J’ai oublié ceci : Gunung Agung rêgne aussi sur les distances, les orientations. Vous savez, comme ces panneaux empilés, plantés dans un coin paumé de notre petite planète où figurent toutes distances, y compris celle de Paris, Texas.
Le grand volcan joue ce rôle à sa façon pour Bali. Car le savez-vous ? Cette petite île, avec ses vallées qui toutes s’en vont vers le sud, ne se rejoignent jamais, avec ses monts et ses vaux sculptés par les dieux, encore eux, avec ses pura, ses temples par milliers, avec ses cérémonies par centaines chaque jour et parfois la nuit, avec ses odeurs affriolantes, et ses fleurs, ses arbres si hauts qu’ils viennent toucher les nuages, encore eux, cette petite île est peut-être la plus grande. Et la plus belle aussi, grâce aux torrents, aux sources chaudes, à l’océan émeraude et aux balinaises.
Et grâce à Batur et à Agung.
C’est ainsi, n’en déplaisent aux imbéciles qui paraphrasent Marguerite Duras en répétant à la ronde « Je n’ai rien vu à Bali ». Les niais. Ils n'ont rien vu de Karangasem. Les snobs. Ils n'ont rien vu de Bangli. Les crétins utiles. Ils n'ont rien de Buleleng. Les andouilles. Ils n'ont rien vu du tout, collés qu'ils sont à ce Bali de fausse monnaie qui pollue tout le sud désormais.
L’autre soir, petit homme seul face à la beauté du monde,

Agrandissement : Illustration 1

Agung me parlait et je l’écoutais. Et j’étais vivant.