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Retour de Singaraja. Un barrage débonnaire – les prêtres en avant-garde, l’un d’entre eux, masqué, nous fait signe de nous ranger – précède une petite foule de croyants marchant vers le temple principal du village. (Chacun d’entre eux en compte trois).
Juste une photo car j’aimerais les filmer.
Est-ce un melasti ou un mesuci ? Je ne sais. Tous deux visent à se purifier. Des melasti, j’en ai observé des dizaines à la plage de Jasri. Lorsque ce n’est pas une cérémonie touchant tous les hindouistes de Bali et dans les autres îles où ils sont hyper minoritaires, c’est un anniversaire que l’on célèbre ainsi, odalan, celui d’un temple, celui d’une divinité locale, voire d’un grand ancêtre.
Tout le village de Suka Dana est là. Personne ne manque à l’appel.
La tête du cortège nous a dépassé. Ce sont trois gamins rieurs portant d’immenses oriflammes rouges. Derrière, six prêtres pemangku – trois d’entre eux au moins tenant dans leur main la clochette qui rythme leurs prières – puis viennent les femmes chargées de porter les offrandes sur leur chef, ce qu’elles font toujours avec grâce et avec une profonde dévotion, imprégnées qu’elles sont par la croyance selon laquelle ces offrandes incarnent les dieux qu’elles vont bientôt prier ; certaines d’entre elles ont la sensation que cette incarnation vient pénétrer en elles durant le parcours oserait-je dire par le miracle du Saint-Esprit ? - ; puis viennent les hommes, tous âges confondus ; puis l’orchestre de gamelan, ces percussions qui donnent le tempo.
Cette fois, mini-tournage oblige, le bain de foule me surprend car nombre d’entre eux poussent des cris aigus et joyeux pour appeler les dieux, leur signifier qu’ils viennent, les prévenir et les saluer avant le grand rassemblement dans le temple où les six pemangku prendront le relais si je puis dire.
Seul l’un d’entre eux officiera – mon intuItion : c’est le grand et fort barbu, son autorité bourrue me saute aux yeux – les cinq autres devenant ses aides et étant chargés à la fin de la prière, d’asperger à chacune et à chacun l’eau sacrale muni du petit « balai » échevelé déjà évoqué (11).
Une drôlerie - mais aussi un signe affligeant et inéluctable : dans le joyeux cortège, j’aperçois et je filme plusieurs jeunes scotchés à leur écran !
Je subodore aussi que le volume des cris est à la mesure de la présence de ce bule vite repéré –suivez le regard du prêtre barbu – et aussitôt adopté.
Je ne vous mentirai pas : non les dieux n’ont pas pénétrés le corps du vieil athée que je suis, mais quel plaisir d’être parmi eux. « Juste une image par jour » et tant d’amour pour ce peuple et tant de reconnaissance.
Je fais quelque pas avec l’orchestre de gamelan tout en cherchant la chute de mon plan séquence - mon arme favorite - et la trouve en apercevant à quelques pas une gamine de six ans dans son plus beau costume de cérémonie. Elle tente de rattraper le cortège. Sa mère et elle viennent de sortir d’une grosse SUV…Umur ? Quel âge as-tu? Nama? Comment tu t'appelles?
La gamine se prénomme Kartini !
Je n’en crois pas mes oreilles.
Ibu Raden Adjeng Kartini (1869 – 1904), héroïne nationale, féministe, « la Kartini », première indonésienne à revendiquer le droit à l’instruction pour les femmes.
Fille du régent du Jepara à Java, la jeune aristocrate apprend la langue des colonisateurs, le hollandais. A douze ans, enfermée derrière les murs de la demeure familiale en attendant l’époux choisi par son père comme le veut l’adat, la coutume, elle entame une correspondance avec plusieurs jeunes hollandaises féministes.
En 1900, sous la pression de Raden, petit oiseau en cage, et de ses sœurs, leur père les autorisent à sortir de la maison, une petite révolution ! Il les autorise même à ouvrir une école à Jepara.
Mais la redoutable tradition musulmane de l’époque la rattrape. Alors qu’elle vient d’obtenir une bourse pour étudier, phénomène rarissime, la voilà mariée contre son gré au régent de Rembrang, elle devient sa troisième épouse. Et abandonne la bourse. Celui-ci la laisse ouvrir une seconde école. Elle mourra en septembre 1904 après avoir accouché d’un fils.
Le mythe Kartini commence.
Dès 1912 une fondation est créée par des Hollandais membres du « mouvement éthique ». Une première école pour filles, inspirée par Kartini, ouvre en 1912 à Semarang. La publication des lettres de l’adolescente qu’elle fut consolidera sa postérité.
Kartini est érigée au Panthéon des héros nationaux en 1964 par le président Sukarno. Le 21 avril, jour anniversaire de sa naissance est déclaré « Hari Kartini ». Ce jour-là, elle est célébrée dans toutes les écoles du pays.
Qu’une petite hindouiste d’un village balinais se nomme Kartini laisse rêveur et témoigne d’une ouverture d’esprit que l’on souhaiterait voir se maintenir.
Siapa tahu ? Qui sait ?