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Billet de blog 10 avril 2013

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Le sourire de Zao Wouki

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'apprends avec tristesse la mort de Zao Wouki. Avec Pierre Muller, nous avions eu le privilège de partager un des temps forts de la vie de celui-ci. C'était en 1985, à Hangzhou. Il s'y était rendu avec son épouse, Françoise Marquet, à l'invitation de la direction de cette Académie (nationale) des Beaux-Arts où il avait été jadis un très précoce étudiant, puis un jeune professeur, avant de s'en aller pour la France. 

Pendant huit ou neuf jours, avec Pierre, nous avions filmé sans désemparer ce maître de l'abstraction lyrique en train de donner des leçons de peinture à ses pairs, venus de toute la Chine. 1985: c'était le temps de l'ouverture.

Son sourire était éclatant. Sur le coup, puis au montage, nous avions été subjugués par celui-ci et par la beauté qui émanait de cet homme. 

Ainsi était né un film produit par la Maison de la Culture de La Rochelle, diffusé sur FR3 grâce à Pierre-André Boutang et Yves Jaigu, "Le voyage chinois de Zao Wouki" (52'). Une grande page au titre éponyme avait été publiée dans Le Monde du dimanche 23 - lundi 24 juin 1985. 

15 ans plus tard, nous nous étions retrouvés  lors de l'inauguration de l'exposition rétrospective qui lui était consacrée, en grandes pompes, au Musée de Shanghaï, pour enregistrer avec lui et quelques-uns de ses proches "Le Bon Plaisir de Zao Wouki à Shanghaï" (France-Culture). Son ineffable sourire toujours aux lèvres.

Il était heureux, comblé, fatigué. Et toujours aussi déliceusement disponible. Wouki? Un parfait gentleman. Et un immense artiste.

Voici l'article du Monde dans son intégralité, augmenté de notes récentes et accompagné d'une photo avec Wouki, l'artiste Zheng Shengtian et moi-même lors de l'atelier de 1985 à Hangzhou.

Le voyage Chinois de Zao Wouki

Naturalisé français en 1964, le peintre Zao Wouki s’est rendu récemment en Chine, à Hangzhou, où l’attendaient des professeurs et des étudiants venus de toute la Chine pour suivre les leçons du grand maître abstrait. Une équipe video de la Maison de la Culture de La Rochelle filmait ces rencontres qui donneront lieu à une émission de télévision à la rentrée.

Surprenante image : dans un atelier perché sous les toits de l’Académie des beaux-arts de Hangzhou, un Chinois aux cheveux blancs, à l’allure aristocratique, vêtu d’un costume prince-de-galles et d’un pull de cachemire jaune, passe entre les chevalets.

Il s’arrête, cligne des yeux, observe la toile qu’un étudiant est en train de peindre, jette un regard vers le modèle – une grande et belle femme nue au profile fin, à la peau claire – et commence par féliciter chaudement l’exécutant. Puis lentement, doucement, Zao Wouki va donner des indications précises qui vont remettre en cause la démarche de tous les artistes présents, les uns après les autres.

De l’étudiant de quatrième année au professeur de cinquante-trois ans venu du fin fond de la Chine du Nord-Est – l’ancienne Mandchourie – pour transformer sa peinture, et, nous assurera-t-il plus tard, pour se transformer lui-même.

Et Zao Wouki de pester gentiment, à la chinoise, contre les méfaits de l’influence soviétique et du réalisme socialiste en général.

Pour effacer le mal, l’artiste dépense une belle énergie, saisit les pinceaux, broie les couleurs et vient marquer de sa patte les tableaux à l’état d’ébauches.

Et le miracle s’accomplit: l’art renaît au fil des longs coups de pinceau, tandis que Zao Wouki continue de prodiguer ses conseils. Atmosphère d’intense concentration, comme renforcée par la présence du modèle. Certains des élèves n’oseront plus reprendre leur travail après le passage du maître!

Le corps du Grand Vide

Image surprenante, car Zao Wouki, peintre abstrait de renommée mondiale, devenu aujourd’hui français – Wouki pour les intimes – travaille d’après modèle et donne des cours de peinture à l’huile figurative.

Comme au début des années 40, lorsque le très jeune et très brillant professeur Zao enseignait au bord du lac de l’Ouest, après avoir lui-même, dès l’âge de quatorze ans, suivi les cours de l’Ecole des beaux-arts.

A vrai dire, il faut remonter beaucoup plus haut dans le temps si l’on veut comprendre l’amplitude de l’événement.

A la dynastie Song (960-1279), qui voit Hangzhou devenir un instant la capitale d’un Empire du Milieu mutilé (1127-1279), qui voit l’ouverture concomitante de la célèbre Académie impériale de peinture au bord du lac de l’Ouest et l’existence d’un prince, frère de l’empereur, ancêtre en droite ligne d’un certain Zao Wouki…mais sur ce point l’artiste restera remarquablement discret.

Peut-être même vaudrait-il mieux remonter jusqu’aux sources de la grande peinture chinoise, au temps où les grands lettrés comme Zong Ping (375-443), Wang Wei (415-443), dissertent sur la peinture.

Le premier n’écrit-il pas: “Quand le principe interne des choses s’introduit au coeur des images, il devient possible de les dépeindre avec subtilité et de donner du sujet une représentation parfaitement vraie.”

Et Wang Wei ajoute, à propos du paysage: “Ce que les anciens ont demandé à la peinture n’est pas d’établir le tracé des enceintes et des frontières, de délimiter les montagnes et les collines, de figurer les lacs et les cours d’eau. Ce qui est essentiel à la forme, c’est le souffle qui, par son mouvement, l’informe, et ce qui, de par son dynamisme spirituel, met en branle la mutation, c’est l’esprit.”

Mille six cents ans plus tard, Zao Wouki ne dit rien d’autre en demandant aux élèves d’oublier l’apparence des lignes qui enferment le modèle. Il ne fait rien d’autre quand, avant de commencer une des grands toiles dont il a le secret, il prend son souffle (qi), quand “ à l’aide du seul pinceau (il) peut évoquer le corps même du Grand Vide – le Tao” (Wang Wei).

Au demeurant, l’artiste reconnaît volontiers l’inspiration taoïste qui marque son oeuvre, tout en insistant sur l’importance des influences occidentales, de Cézanne – grâce auquel, dit-il, il a compris la peinture chinoise – à Michaux, qui le découvre dès 1950 en passant par Klee, et ses amis devenus aujourd’hui célèbres.

Le Tao de la peinture, c’est l’univers tenu dans la main.

Cette réflexion millénaire, l’artiste contemporain la prend à son compte comme nombre de données argumentées par les peintres lettrés depuis notre nuit des temps.

Sait-on par exemple, que les recherches autour du vide et du plein mènent très tôt certains artistes au bord de l’abstraction, que l’un d’entre eux, un certain Wang Mo, invente, dès l’époque Tang (618-907) le “Body art” et le célèbre “dripping” cher à Pollock, puisque “il projetait l’encre sur la soie, il la travaillait ensuite avec son pinceau, ses mains et ses pieds. Parfois, il plongeait ses cheveux dans l’encre, puis les jetait sur la soie. Légères ici, épaisses là, ces taches d’encre formaient des bosselures, et de ces bosselures surgissaient des montagnes ou des pierres, jaillissaient des nuages ou de l’eau”.

Pas question de comparer Wang Mo et Zao Wouki – celui-ci est tout sauf un peintre gestuel – mais de mettre en évidence l’extraordinaire foisonnement de la peinture chinoise, sa richesse théorique et artistique au moment où l’Occident sort à peine de l’ombre.

Cette richesse, Zao Wouki la connaît bien. Mais alors, pourquoi enseigne-t-il aujourd’hui la peinture à l’huile figurative?

Tout d’abord, il faut se souvenir que lui-même avait choisi d’apprendre la peinture à l’occidentale, et ce dès les années 30. Grand amateur de peintures traditionnelle chinoise, il juge celle-ci en constante décadence depuis l’époque Song, à quelques exceptions près. Dès lors, il préfère vivre la grande aventure de l’art contemporain à Paris, où il s’installe en 1948.

L’autre raison tient à l’Académie des beaux-arts de Hangzhou: on y enseigne aujourd’hui le paysage chinois, l’estampe, la calligraphie, la sculpture et la peinture à l’huile figurative, ces dernières selon les canons utilisés à Moscou ou dans d’autres pays de l’Est.

Il suffit de visiter les ateliers où oeuvrent consciencieusement les artistes pour comprendre le “retard” accumulé par la Chine en matière d’art depuis “la libération” de 1949, retard encore accentué par la grande césure de la révolution culturelle pendant laquelle toute activité artistique s’arrêta. Un comble!

A ce propos, notre professeur de Mandchourie se souvient des sévices qu’il a dû supporter, lui qui était accuse d’être là-bas le “chef des contre-révolutionnaires”. On lui faisait “faire l’avion”, nous raconte-t-il en plaçant ses bras derrière son dos. Et il ajoute que sa belle-mère en est morte.

La visite du département de sculpture est particulièrement édifiante. Ce ne sont que bustes de héros, parmi lesquels on reconnaît Mao Zedong, Zhou Enlai, le maréchal Chen Yi et, surtout, le grand écrivain révolutionnaire Lu Xun, mort en 1936.

D’autres sculptures plus surprenantes et aux allures parfois franchement kitsch sortent de l’atelier. Qu’il s’agisse d’une oeuvre monumentale représentant trois femmes de “minorités nationales” destinée à une gare du Xinjiang ou d’un haltérophile aux formes avantageuses.

Le travail de Zao Wouki paraît d’autant plus ardu. Lui-même doute des retombées de son enseignement. Pourtant les signes encourageants ne manquent pas.

Première semaine; Après une série de tableaux dont l’homogénéité n’a d’égale que l’académisme, Wouki insiste longuement sur l’absence totale de personnalité de ces essais et note que tous ces nues pourraient être signés par une seule et même personne, à l’exception d’une tentative surréaliste au demeurant très peu convaincante

La seconde semaine permet à chacun de se dégager de l’uniformité ambiante. Les critiques et l’aide de Zao Wouki y sont pour beaucoup. Et il sait mettre en confiance. Celui-ci a peint à la Bonnard? Pourquoi pas? Celui-là cache son savoir-faire traditionnel? Qu’il l’exprime au contraire.

Et tous de vouloir comprendre ce que le maître souhaite lorsqu’il estompe les contours du sujet pour mieux l’intégrer à l’ensemble, lorsqu’il pourfend la “méthode soviétique” faite à coups de petites touches accolées.

Wouki rappelle que la peinture traditionnelle chinoise comme l’art contemporain se moquent de ces techniques désuètes. Déjà Guo Hi (1020-1090) affirmait que “le peintre doit rester maître de son pinceau et non pas à l’inverse s’en faire l’esclave…

Inlassablement, Zao Wouki demande de transcender les apparences. Comme le vieillard qui s’adresse à un jeu peintre dans un dialogue du dixième siècle, le Pifa qi, il pourrait dire: “Chercher la ressemblance, c’est saisir l’aspect extérieur et laisser échapper le souffle.”

La rencontre unique

Chaque matin, à 7 h 45 très précises, le maître et les élèves reprennent leur ouvrage. Les uns viennent d’avaler le riz blanc en bouillie qui tient lieu en Chine de petit déjeuner.

Lui est arrivé dans une limousine bleu clair à rideaux conduite par une jeune femme aux gants immaculés.

Il vient de longer le lac de l’Ouest couvert d’une légère brume. Il a vu les îles et les formes sombres des montagnes au flanc desquelles pousse le meilleur thé de Chine. Il a déjà croisé des milliers de cyclistes partant au travail.

La fin de matinée est fertile en conversations de groupe, enregistrées et commentées le soir religieusement.

L’après-midi est consacré au fusain. Technique différente, même problématique. Chaque jour, Zao Wouki craint surtout de perdre le précieux modèle qui pose sous les yeux de ses vingt-six élèves. Il semble en effet très difficile de recruter des volontaires, malgré le prix payé, qui correspond à un salaire de cinq ou six ouvriers. Question de pudeur, peut-être.

Mais que pensent les étudiants et les professeurs de l’enseignement de Zao Wouki?

Ils sont à l’évidence très conscients du décalage dans l’art entre la Chine et l’Occident et très désireux de le rattraper. Ils savent aussi cette rencontre unique. Jamais un dialogue aussi direct, aussi profond, ne pourra être établi. En outre, tous connaissent l’oeuvre du peintre, qui a exposé à Pékin et à Hangzhou en 1983. Tous en perçoivent la valeur.

Sauront-ils combler “le retard”? Certains en doutent. D’autres sont persuadés que la vieille civilisation pourra facilement surmonter son handicap grâce à son génie créatif et à des échanges plus fréquents avec l’étranger – ce n’est probablement un hasard si le directeur du département de peinture, Zheng Shengtian (2), a récemment séjourné deux ans aux Etats-Unis.

Grâce aussi à une documentation plus fournie. On construit actuellement une vaste bibliothèque, qui sera le plus beau fleuron de l’académie (3).

Le directeur des Beaux-arts de Wuhan, une “petite” ville de six millions d’habitants, venu tout spécialement prendre les leçons du maître, pense que le chemin sera long. L’art abstrait en Chine? L’art contemporain? Oui, peut-être, dans une génération (4). Le temps pour les émules de Zao Wouki de multiplier les petits pains d’une vraie révolution culturelle.

Claude Hudelot, Le Monde, Le Monde d'aujourd'hui,  dimanche 23-lundi 24 juin 1985

Note 1985:

- Trois livres:

Pierre Ryckmans. Shi Tao: les Propos sur la peinture du moine Citrouille, Hermann;

François Cheng. Le Vide et le Plein dans la peinture chinoise, Le Seuil;

Nicole Vandier-Nicolas. Esthétique et peinture de paysage en Chine. Klincksieck.

Notes 2013

(1): “Le voyage chinois de Zao Wouki” est aussi le titre d’un film de 52' co-réalisé par Claude H. et Pierre Muller, alors responsable de l’unité audio-visuelle de la Maison de la Culture de La Rochelle et du Centre-Ouest . Produit par MCR  (Maison de la Culture de La Rochelle), ce film sera diffusé en 1985 dans l’émission Océaniques / FR3 à l’initiative de Pierre-André Boutang.

Sa genèse mérite d’être comptée. Nommé à la tête de la Maison de la Culture en 1984, où je succédais à son fondateur, Bernard Mounier, j’avais proposé un projet intitulé « Images, Corps, Espace » axé principalement sur les arts plastiques, la danse contemporaine et l’audio-visuel. C’est ainsi que nous avons exposé Jean-Pierre Pincemin, Pierre Alechinsky, Christian Renonciat, Christian Boltanski, Françoise Huguier, Sebastiao Salgado, Thierry Girard, Georges Joussaume, Antonio Segui, Marie-Jo Lafontaine et monté, avec la Bibliothèque Nationale, l'exposition "Le corps et son image, photographies du XIXème siècle"...

En 1985, grâce à la Galerie de France, dirigée par Catherine Thieck, il nous a été possible de présenter une grande exposition des œuvres de Zao Wouki. Peu de temps avant, celui-ci s’est excusé de ne pouvoir assister au vernissage car il devait répondre à l’invitation de l’Académie Nationale des Beaux-Arts du Zhejiang, à Hangzhou, institution dont il fut un étudiant brillant, puis un professeur, où il allait enseigner pendant un mois à des étudiants et surtout à ses pairs.

Je lui ai proposé de venir le rejoindre avec Pierre Muller…L’article du Monde et le film éponyme décrivent cet épisode mémorable. Je retranscris ici le premier à l’identique.

(2) Après avoir fait lui-même ses études à l’Académie des beaux-arts de Hangzhou et être devenu un temps l’un des grands peintres de propagande lors de la révolution culturelle, Zheng Shengtian est devenu l’une des grandes figures de l’art contemporain chinois. Directeur de la très remarquable revue mensuelle Yishu – Arts -, co-auteur avec Melissa Chiu – elle-même directrice du Asia Society Museum de New-York – de l’ouvrage Art and China’s Revolution (NY), il vit désormais entre les  Etats-Unis et la Chine.

(3) L’Académie des beaux-arts de Hangzhou est la seule, avec celle de Pékin, a avoir un statut national. Son prestige ne se dément pas depuis son ouverture, dans les années 1920, sous la houlette du grand artiste qu’était Lin Fengmian. Celui-ci avait fait ses études et commence sa carrière à Paris, très influencé par Matisse et Modigliani. Cette relation privilégiée avec la France a depuis lors perduré.

Les bâtiments évoqués dans cet article et montrés dans le film ont été détruits à la fin du XXème siècle. La nouvelle école, dirigée par l’artiste Xu Jiang, neveu de l’ancien Président de la République Jiang Zemin,  se déploie depuis une dizaine d’années non seulement au bord du lac de l’Ouest mais aussi sur d’autres campus construits par certains des plus grands architectes chinois contemporains. Elle rassemble des milliers d’étudiants et des centaines de professeurs. Des artistes étrangers y viennent enseigner. Le concours d’entrée est l’un des plus sélectifs de Chine.

(4) L’art abstrait est toujours minoritaire en Chine. Il a cependant des héraults dont les oeuvres sont présentes dans les plus grandes collections publiques et privées. Les deux plus connus sont Ding Yi et Shen Fan, deux artistes shanghaiens. L’art contemporain a commence sa percée au tout début des années 1990. On sait ce qu’il en est aujourd’hui.

PS. En attaché, une image prise lors d'une interview de Zheng Shengtian et de Wouki, devant certains des nus peints par les "étudiants" de ce dernier. Nous sommes donc . A gauche, on aperçoit la caméra de Pierre Muller, en train de filmer. 

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