CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

300 Billets

0 Édition

Billet de blog 10 mai 2018

CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

Moi, Hadji Mustakim, 66 ans, potier à Lombok

Vendredi 4 mai 2018, 14h, village de potiers de Panujak, dans la plaine de Lombok, au sud-ouest de l’île. Il se nomme Hadji Mustakim.

CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hadji car il s’en alla jadis à la Mecque. « Lama, lama », il y a si longtemps. Signe distinctif, une petite calotte blanche, que l’on nomme ici peci, laquelle s’harmonise parfaitement avec sa moustache poivre et sel. Moustakim est sec comme une trique, son visage toujours en sourire.

Guidé par un jeune voisin, j’étais à peine entré dans son antre, une baraque mi bambou mi planches du plus beau style arabisant, portes vertes découpées en arabesques, j’avais à peine eu le temps d’apercevoir plusieurs rangées de poteries, que le vieil artisan m’agrippait, me prenait dans ses bras, avant de m’embrasser sur les deux joues, de me serrer sur sa poitrine décharnée.

Dans la même seconde, il me souhaitait la bienvenue en langue sasak, pratiquée par la plupart des habitants de Lombok, province indonésienne, avec sa voisine Sumbawa, de Nusa Tenggara.

Comme le veut la tradition, nous commençons par échanger à propos de nos âges respectifs, de nos familles. Mustakim a 66 ans. « Je suis ton frère cadet ! » me dit-il en riant.

Malheureusement, ma déception se mesure à l’aune du regard discret que je viens de porter sur les quelques rayons où sont entreposés certaines de ses œuvres.

Rien de ce que j’espérais, sachant que la poterie traditionnelle de Lombok est souvent citée, à juste titre, comme le fleuron artisanal de l’île. La visite, en fin de matinée, d’un autre village de potiers, Banyumulek, m’avait laissé sur ma faim, avec le sentiment de voir un artisanat en perdition.

« Je cherche des pots plus grands » dis-je poliment.

Qu’à cela ne tienne : il me prend par la main, ouvre une porte et me demande de le suivre. « Ikut  saya! »

Nous voilà dans un entrepôt à la Dickens. De plus, y règne une chaleur d’enfer. Et on y voit goutte !

Peu à peu cependant, je devine comme un désastre à l’état pur. Soit plusieurs dizaines de poteries de dimensions respectables certes, mais entassées, collées les unes contre les autres, blanches de poussière. Entre Pompeï, Sharih Gorgola, cette ville fantôme afghane près de Bamyan ou bien une armée de terre cuite qui aurait pris une déculottée. Toutes ces créations semblent dormir là depuis des siècles. Cimetière des invendus, des rebuts en tous genres ?

Pourquoi s’affoler ? Ici, comme à Bali, comme dans toute l'Indonésie, mieux vaut être sabar, patient, prendre son temps.

Mustakim, a commandé deux copi Lombok bien noirs à sa bru. Faute de mieux, nous nous asseyons sur la marche de l’entrée le verre à la main.

Mais déjà, nouvel Indiana Jones, tel l’archéologue que j’ai toujours rêvé d’être, je farfouille, tournicote, devine des formes, des ventres, des striures et même des dessins à même l’argile. Vallée des Merveilles ?

« Mirip antik, kan ? » « On dirait des antiquités, non ? » me glisse-t-il en éclatant de rire.

Il avait raison. Certaines grandes, très grandes, font un bon mètre !

Je n’y vais pas par quatre chemins. « De l’eau », air en indonésien ( !), « tu n’as pas de l’eau ? » Et puis : « de l’aide, on ne pourrait pas avoir de l’aide ? » Il s’en va clopin-clopant, revient avec un seau, une brosse, l’un de ses fils, qui travaille me dit-il avec des étoiles dans les yeux en Arabie Saoudite, et sa bru.

Commence alors le Grand Transfert à l’extérieur où passe un filet d’air – nous sortons une trentaine de poteries, des jarres surtout, pots, pieds de lampe, petites marmites -, puis le Grand Nettoyage.

Miracolo !

Comme sur tous les chantiers archéo du monde, les lignes et les couleurs surgissent, des noirs profonds, des rouges virant au brun, des îles, des paysages hugoliens. Ici apparaissent sur certaines plusieurs motifs floraux, des poissons folâtrant parmi les algues. Là, ce sont des dessins géométriques parfaitement maîtrisés.

Et puis, je découvre deux hautes jarres – pas moins de 80 cm -, deux grandes demoiselles très dignes, longilines, cerclées de stries à l’horizontale d’une régularité sans faille. Ce que me fait remarquer Mustakim. Et d’ajouter avec nostalgie : « Tu sais, je les ai faites autrefois, dahulu. »

Il me montre alors une troisième cabane pleine à craquer jusqu’au plafond de la même grosse jarre ventrue, à poignées factices, très spectaculaire,  déclinée sous plusieurs versions, sans et avec décoration.

Je crois comprendre le mystère.

Dans la grande grange, le vieux potier a abandonné des pièces qu’il ne fabrique plus, faute probablement de rentabilité. Certaines d’ailleurs ont fait la guerre, ébréchées, trouées, explosées. C’est pourtant là que je dénicherai une cruche géante d’un rouge orangé éclatant, luisante, des lampes, des marmites fort bien tournées. Et surtout des jarres hitam, dites noires en forme de marguerite. Elles m’enchantent. Ensemble, nous en sélectionnerons huit.

Mon compagnon a perçu ma fébrilité, celle d’un plongeur au fond de l’océan éclairant peu à peu des trésors enfouis là depuis Mathusalem.

Comprenant que je suis bien décidé à marchander le tout, il me prend à nouveau dans ses bras. Le temps du tawar, quasi vital ici, est advenu ! 

Ce que nous faisons en respectant, une fois encore, la tradition.

Mais lui s’est retiré du jeu, c’est son fils aîné, surgi de nulle part, qui prend le relais, calculette en main. Aucun malaise. Un chiffre rond est vite trouvé.

Mustakim boit du petit lait.

Désormais dit-il à la cantonade – car la présence d’un bulé, la sortie des poteries dans la ruelle, nos palabres, ont provoqué le rassemblement d’une petite compagnie de parents et de voisins – désormais, kita teman teman. « Nous sommes amis ».

Mais il faut aussitôt déchanter. Selon les calculs du fils, le transport de chaque pièce multipliera le prix par trois, quatre ou cinq…

Une seule solution : réduire la voilure.

Mustakim est décomposé, moins me semble-t-il pour la perte d’un gain inespéré que celle de la face d’un artisan fier de son travail, et de plus, devant les siens, devant sa vieille épouse qui fait la grimace.

Second miracle : notre conversation, à l’ombre d’arbres rabougris, se tient à deux mètres exactement d’une camionnette noire, où son propriétaire bricole un roulement de billes.

Sa jeune femme a tout compris. Et propose illico leur service. Je vous fais grâce du second marchandage. Lequel s’effectue d’autant plus dans la douceur que l’expédition de cette cargaison vers Bali sur un ferry est du pain béni pour ce jeune couple. Même si je lis de la frayeur dans le regard de l’homme, car Bali, à quatre heures de mer du port de Lembar, lui semble le bout du monde.

Trois heures déjà depuis le début de la visite. Ashar, l’appel à la prière de l’après-midi, a résonné depuis longtemps. Bientôt, Magrib, celui du crépuscule.

Avec Mustakim, nous nous pavanons parmi sa progéniture artistique. Il me montre une orpheline, une de ces grosses jarres ventrues à motif de poissons et d’algues. « Tu ne l’as veux pas ? » Ben... « Allez, je te fais un prix ! »

La chaleur est un peu retombée. Un dernier kopi Lombok pour la route, car je dois filer vers Kuta, sa plage, ses surfers…et son mur de béton.

Mustakim et le chœur familial : « Jauh ! ». C’est loin, avec cette nuance dans la voix où j’entends « c’est trop loin ». Mais non mes amis.

Aux vingt trois pièces dûment comptées et recomptées, Mustakim ajoute deux petits souvenirs du plus beau noir, rehaussés de coquille d’œuf. Il commence à connaître mes goûts ! Kado, comme on dit en indonésien.

En retour, pour mieux sceller notre échange, je remettrai à ses deux fils venus jusqu’ici un sac d’avocats du jardin. « Du jardin vraiment ? » me demande le cadet.

Remerciements et dernières effusions. Lui et sa garde rapprochée me raccompagnent jusqu’à mon motor.

Il me fait jurer de revenir avec ma famille. Nous nous regardons une dernière fois. Mustakim, sa moustache, sa petite peci de hadji. Sous le casque  j’entends sa voix assourdie: « hati hati », fais attention.

Déjà la route, plein sud, soleil couchant ; des footballeurs sublimés par la lumière rasante, détachés du réel. Pas le courage de les immortaliser, épuisé.

Epuisé et tellement heureux.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.