CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

300 Billets

0 Édition

Billet de blog 11 mai 2012

CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

Dimanche à Shaoxing avec Zao Wouki

CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hier, pédalant sous les platanes de la rue de Shaoxing, Je me suis souvenu. Quelle histoire!

En 1985 - je dirigeais alors la "Maison de la Culture de La Rochelle et du Centre-Ouest", aujourd'hui, La Coursive, Scène nationale - où je développais le projet "image / corps / espace", l'accent étant mis sur la danse contemporaine, l'audio-visuel dont le responsable était Pierre Muller, caméraman à ses heures, et les arts plastiques. Après avoir exposé Pincemin, Alechinsky, Antonio Segui, Yann Voss, Boltanski, je m'apprêtais, avec le soutien actif de la Galerie de France, à exposer Zao Wouki. 

"Wouki" et sa femme, Françoise Marquet, se réjouissaient de venir au vernissage. Il m'avait d'ailleurs confié qu'il adorait les fruits de mer! Mais voilà, le devoir l'appelait ailleurs. Ancien étudiant, puis très jeune professeur, dans les années 1930/40 de la prestigieuse Ecole Nationale des Beaux-Arts de la province du Zhejiang, à Hangzhou, créée par le très francophile Lin Fengmian, l'enfant prodigue devenu le grand maître reconnu dans le monde entier se devait de retourner enseigner sur les bords du lac de l'Ouest. Moins d'ailleurs à des étudiants qu'à des professeurs venus de tous le pays et certains de ses pairs. A La Rochelle, le vernissage se fit sans Françoise et Wouki. Il fut cependant mémorable car le Préfet de Charente Maritime de l'époque, Bernard Grasset, aujourd'hui maire de Rochefort, passionné d'art contemporain et grand admirateur de Wouki, lui tressa des lauriers qui dûrent voyager jusqu'en Chine. 

Lorsque Wouki m'appela pour s'excuser, je lui demandai si la présence d'une petite équipe de tournage le génerait. Persuadé que je plaisantais, il éclata de rire tout en me disant "Huan yin, Huan Yin!", bref que nous étions les bienvenus. Quinze jours plus tard, nous débarquions avec Pierre Muller et notre bétacam. Les retrouvailles commencèrent dans leur somptueux hôtel avec quelques bouteilles de bordeaux et ce "black label" que Wouki affectionnait tout particulièrement. 

Dès le lendemain, à 8h du mat, nous commençames le tournage. Première surprise: lui qui n'avait cessé, tout au long de sa carrière, d'avancer vers une abstraction de plus en plus prégnante, avait opté, de concert avec la direction de l'école, sur des séances de nu. Une femme d'âge mûr posait donc, seulement vêtue d'un mini slip blanc à pois rouge. Silence, tension, concentration. 

Wouki pestait contre la technique "soviétique" de ses élèves, ce coup de brosse "petit bras" contre lequel il s'insurgeait, passant des heures durant d'un chevalet à l'autre, prodiguant ses conseils, ne mâchant pas ses critiques, prenant lui-même à l'occasion le pinceau. Du pain béni pour nous. De temps à autre, le groupe se reposait, chacun avec son flacon de thé à la main. Et de quoi parlaient-ils? Du passé et notamment des années désastreuses de la "Révolution Culturelle", certains osant même, devant notre caméra, évoquer les tortures subies, comme ce redoutable "zuo feiji", " faire l'avion", qui consistait à rester, parfois des jours entiers, le dos plié, les mains derrière le dos, coiffé d'un immense bonnet d'âne.

Tous nous disaient aussi leur admiration pour Wouki. L'un d'entre eux, francophone, alors étudiant, aujourd'hui Docteur ès arts et professeur, fan parmi les fans, ajoutait avec conviction que si l'art de celui-ci dépassait les frontières, "çà sent la Chine"! 

Pour compléter le portrait de Wouki, nous avons rencontré certains de ses vieux complices qui se souvenaient de ses premiers pas d'artiste, de ses premières influences, parmi lesquelles Modigliani, Matisse, grands maîtres de Lin Fengmian, Cézanne et Picasso. Un soir, avec Pierre, nous avons loué une de ces barques très étroites qui sillonnent le lac de l'Ouest, pilotée en l'occurence par une jeune paysanne bourrue et quelque peu paniquée: Wouki à la proue, Pierre avec la bétacam à la poupe, moi-même recroquevillé entre eux...Quel attelage! 

Moment magique: le lac vidé de toutes ses embarcations; un léger vent de mer; ciel gris plomb; et Wouki évoquant, entre deux longs silences, la mémoire de son père d'abord, tandis que nous longions un bosquet de saules pleureurs, puis celle de son ami Henri Michaux. Forte émotion. Au montage, nous nous sommes bien gardés de raccourcir ses silences. 

Après une semaine de dur labeur, Le directeur de l'Ecole a proposé à Françoise et à Wouki une promenade à Shaoxing, la ville natale de celui que l'on considère ici comme le plus grand écrivain du XXème siècle, Lu Xun, Shaoxing, connue aussi pour son vin jaune, leur "porto". Je me souviens comme si c'était hier du visage radieux de Wouki, lui qui "attrapait la lumière" en toutes circonstances. Et de son pull over en cashmeere jaune. De son plaisir d'être avec Françoise et leurs amis. Je me souviens du déjeuner dans une petite gargotte non loin de la maison natale de Lu Xun et des plats simples que nous avons dégusté, accompagné du fameux vin jaune. Et du petit antiquaire qui vendait d'authentiques fixés sur verre anciens, ces vrais faux miroirs grâce auxquels les revenants et autres personnages malfaisants se voient repoussés. 

Et puis, last but not least, nous sommes montés sur deux grandes barques, pour découvrir les entrailles de grottes aquatiques entre une lumière divine, fluorescente, eau turquoise et un noir profond à la Soulages...Pierre Soulages, et Colette, que Wouki croisa jadis, dans les années 50 - eux revenaient de leur premier périple au Japon - à Hong Kong où Wouki noyait un chagrin d'amour...Mais ceci est une autre histoire! Sur les parois des roches géantes ouvrant sur les grottes, d'immenses calligraphies verticales: noir, rouge, bleu...J'entends encore le rire sonore de Wouki résonner entre les parois. 

De retour en France, nous nous sommes retrouvés, avec Pierre et Wouki, pour un ultime tournage, à la campagne. Ce dernier mettait la dernière main à un immense tryptique destiné à un grand hôtel construit à Singapour par son ami Peï. Magnifique. Puis Wouki s'est assis. Il était emmitouflé dans une doudoune bleu. Et il a murmuré "Je suis fatigué". 

Pierre André-Boutang et Yves Jaigu ( "mon" ancien directeur, à France-Culture, auquel je dois de m'être rendu en Chine dès 1979, pour y produire pas moins de cinquante heures d'émissions, "Mission Chine", diffusées durant deux années), ont vu et aimé notre film, et l'ont diffusé dans "Océaniques". 

Le film se nomme "Le voyage chinois de Zao Wouki". (52'). Je l'avais "doublé" avec une pleine page au titre éponyme dans Le Monde. En 1999, nous nous sommes retrouvés lors de sa grande rétrospective au Musée de Shanghaï. Je lui avais alors consacré "Le Bon Plaisir de Zao Wouki" à Shanghai.

Cette Shanghaï où je me trouve et où il était question d'ouvrir un Musée Zao Wouki, dans la maison où sa famille a vécu et où passa un jour Agnès Varda, qui immortalisa les siens, sans lui. Agnès V. qui parle de lui dans "Le Bon Plaisir". Comme Françoise et notre ancien ambassadeur, Pierre Morel. Aujourd'hui je pense à Wouki. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.