9.07.2021, 17h30, près du village de Tauka.
Une vingtaine de joyeux adolescents et un adulte tatoué dépècent quatre « babi », quatre cochons sacrifiés, embrochés ce samedi matin (8.07) je suppose près du temple du village voisin de Batan Nyuh Kaler. La cérémonie se déroulera vers la mi-journée. J’y suis invité par Komang, un jeune guide anglophone.
Bali et le cochon entretiennent une relation ancienne, pittoresque, et selon certains « viscérale » ( !)
Un peu de pédagogie d’abord, cela ne fait pas de mal, à propos du sens donné aux rites sacrificiels en général : « Les rites ont pour but d'apaiser les forces et les puissances qui peuvent provoquer, dans le déroulement harmonieux des choses, des perturbations telles que mauvaises récoltes, éruptions volcaniques, périodes de sécheresse, etc. Les caru, offrandes sacrificielles, sont destinées non pas à l'anéantissement, impossible, des puissances démoniaques, mais au rétablissement du bon équilibre de toutes choses. Dans ces propitiations, les sacrifices d'animaux et la présence du sang ont une importance cruciale ».
Les animaux sacrifiés sont présentés aux dieux dans une mise en scène impressionnante, entourés de décorations à la balinaise. Ils sont savamment rangés, alignés devant le sanctuaire et comme « sublimés » avec cette superbe peau désormais rôtie, à la belle couleur dorée. Ils font plus que partie du décor. Ils incarnent les dieux. Ceux-ci, descendus de leur olympe pour l’occasion, se pourlèchent déjà les babines.
La mythologie du babi est ancrée dans l’Histoire de la royauté balinaise. Plusieurs versions évoquent la même légende, née d’un fait historique avéré, celui de l’existence au 14ème siècle d’un roi de la dynastie balinaise de Pedjeng, le raja Tapolung, resté dans la saga des rois balinais, Bedulu.
Celui-ci résiste au royaume dominant à Java des Majapahit et refuse de reconnaître leur suprématie. Il fut défait par Gadja Mada et Bali tomba une fois de plus sous la dépendance de Java.
Navigons encore un temps dans le cours de l’Histoire avant de basculer dans la mythologie. Autre éclairage : « la tradition balinaise décrit l'aristocratie de l'île comme les descendants de princes du royaume hindouiste de Majapahit dans l'est de Java. Deux événements seraient à l'origine de cette filiation. Le premier, raconté dans le Nagarakertagama, serait la victoire en 1343 d'une armée de Majapahit sur « le roi de Bali », un monstre à tête de cochon aux pouvoirs surnaturels ».
Selon la légende, le raja pouvait se faire couper la tête par l'un de ces serviteurs et la replacer sur son corps sans difficultés. Et d’autant mieux mystifier ses adversaires ! Mais les dieux veillent.
Lors d'une démonstration, ils décident de le punir et font tomber la tête du roi dans une rivière. Son serviteur coupe alors une tête de porc et la met sur son corps. Le roi continue de régner en interdisant à ses sujets de le regarder. Un jour, un enfant qui l'espionne voit sa tête et le fait savoir. Le roi n'est désormais connu que par le nom Bedulu qui signifie "celui qui a changé de tête".
Autre apparition, celui des cochons volants : les Leyaks, ces créatures surnaturelles qui prennent la forme d'une tête volante à laquelle sont attachées des entrailles (cœur, poumons, foie…) passent pour hanter les cimetières afin de se nourrir des corps enterrés. Ils peuvent se changer en animaux comme le cochon et sont capables de voler. Ils possèdent une longue langue. Le jour, ils apparaissent sous une forme humaine normale mais, à la nuit tombée, leur tête et les entrailles se détachent du corps et volent. »
Des leyak, j’en ai vu des dizaines, de mes yeux vus, dans les temples. Encore hier. Ils / elles ornent certaines entrées de temples. Leur apparence est terrifiante !
La plus célèbre se nomme Rangda…Rangda et sa bouche démoniaque, ses yeux exorbités et ses seins qui pendent…
Revenons à nos cochons.
Le rôle du cochon dans la mythologie hindouiste de Bali place notre babi au cœur de celle-ci à un point inimaginable.
Ainsi, lors de ces upacara certains des villageois sont chargés de concevoir une évocation du temple, avec son portail et même ses parasols m’assure-t-on. Comment dire ? Une maquette en quelque sorte, qui sera délicatement posée sur une feuille bananier non loin des victuailles et du sanctuaire, le vrai.
Cette opération liliputienne, qu’aucun texte ne vient avérer, se nomme be Bali. Be signifie viande en balinais ; be Bali, bon sang mais c’est bien sûr, ce mot-valise veut tout simplement dire la viande de babi devient la viande bali… devient Bali grâce à ette représentation !
Je ne suis pas anthropologue – il n’est jamais trop tard – mais subodore que ces croyances et ces pratiques pourraient bien avoir pris corps du temps où l’île vivait sous l’influence de l’animisme. D’ailleurs, celui-ci est ici encore présent, notamment dans certaines communautés villageoises nommées Bali Aga, ou Bali tua, « les vieux balinais ».
Les quatre cochons, dûment étripés, brossés, seront embrochés et cuits pendant des heures dans le village de Ban Nyuh Kaler. Un moment toujours gai, arrosé d’un peu de tuak, l’alcool de palme, car il fait chaud près du barbecue géant. Le plus souvent il se déroule le long de la route, du chemin.
Après avoir jouer les stars lors de la cérémonie, les babi seront distribués à part égale à chacune des familles.
Une amie m’assure que leur goût est beda, différent. Je la crois volontiers.
Quant à moi, lorsque je roule sur le coup de midi le long des routes, je ne résiste pas au plaisir de goûter le babi guling, en réclamant cette peau grillée dont je raffole. Et suis certainement, de facto, tout près d’entrer au pays béni des be Bali…
Agrandissement : Illustration 1
Que savaient les ados qui s’en donnaient hier soir à cœur joie en extirpant qui les boyaux, qui le foie de chacun des quatre babi ? Peut-être aurai-je la réponse ce midi…