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Billet de blog 12 juillet 2021

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JUSTE UNE IMAGE DE BALI (18) : L'ODALAN SONNE TOUJOURS TROIS FOIS

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

10.07.2021, midi, village de Batan Nyuh, province de Karangasem.

J’ai donc honoré l’invitation du jeune Komeng.

Je choisis mon plus beau sarong, de couleur jaune vif avec de petits motifs, endosse une T-shirt tout blanc, passe ma selandang, longue ceinture noire en veillant à ce qu’elle tombe bien devant moi, et ceint sur mon chef mon udeng, une coiffe blanche, noire, avec fils d’or et losanges rouges évocant une fleur, puis un tissu « sauvage » et  deux petites cornettes frontales.Il faut ce qu’il faut ! Paré.

Je est un autre. Ni vraiment balinais, mais plus vraiment non plus l’étranger que les gens ici nomme bule.

Porter l’udeng vaut casque. Il ne protège pas des accidents mais…des contraventions !

Sans ce dernier, je sens l’air caressant, je perçois mieux les délicieuses senteurs, j’éprouve un sentiment de liberté sans égal.

Au passage, mes amis du village, le vieux Kadek, Putu me saluent. Ce dernier est comme souvent à Bali, assis au sol juste au bord de la petite route. Et se lève lorsque je m’arrête. « Ke mana ? » et moi de lui expliquer. « Selamat jalan Pak Claude ! » Bonne route monsieur Claude !

Je ne peux rater le temple de Batan Nyuh « kaler » (nord). Des dizaines de « motors » sont rangés en aval ; un grand portail de plusieurs mètres orné de papiers découpés marquent une entrée plus que modeste, avec les incontournables ombrelles jaunes.

Mon entrée ne passe pas inaperçue même si je me fais discret…et souriant.

Saluer, dire quelques mots, rassurer, trouver Komang.

Connaissant le rythme et la structure de ces odalan, (pour faire court : anniversaires), et voyant que nous en sommes au moment où les jeunes filles, les femmes de tous âges entament leur « défilé » ( les mots manquent parfois) autour de la plateforme où se tiennent les deux pedanda, de la caste des brahmanes, et leurs aides.

Elles portent sur la tête des paniers d’offrandes, hauts parfois -50, 60 cm -, qu’elles tiennent d’une main, l’autre servant à maintenir le sarong au plus près de leur corps. Moment de gravité et joli tohu-bohu tout de même. Trois tours sans précipitation. J’ai vu plus solennel.

Mais l’atmosphère qui se diffuse partout est telle, tellement amicale que cela vaut bien toutes les solennités du monde, car tout le village est là, et quelle communauté est ainsi soudée. Ce que je vois  c’est l’immense plaisir de tous, le bonheur qui se  lit dans les yeux des vieux et des jeunes et des autres. Sous mon regard, je le sais et l’affirme, se manifeste la quintessence de l’esprit balinais. Je ne suis pas le premier à évoquer ce phénomène. Je pense notamment à Miguel Covarrubias et son « Island of Bali » ( 1937), mon livre de chevet.

Durant toute la cérémonie, je retrouve cette évidence : les femmes jouent rôle capital. Elles en sont les actrices, les reines. Leurs différentes apparitions vont rythmer, structurer l’upacara. C’est leur fête, les hommes ne faisant qu’une pâle figuration. De plus, je les trouve particulièrement gauches. Seuls les deux pedanda et les musiciens de l’orchestre de gamelan sauvent la face du "sexe fort".

Je commence à photographier et à filmer en essayant de garder la tête froide.

Pas facile car comment choisir, où me placer…Le « podium », qui figure à vrai dire un balé, couvert comme tout l’espace du temple d’un grand voile de tissu blanc – c’est vous dire l’exiguité de celui-ci – se tient au nord, face au sanctuaire principal, plein comme un œuf sur ses deux côtés d’offrandes. L’un des pemangku me fera signe, si je le souhaite, de me déchausser pour aller voir, mais je n’ose.

Depuis que je vis ici – mon implantation a commencé en 2013 je crois – j’ai assisté à nombre de cérémonies, notamment à Sekar Gunung. Jamais je n’ai tant pris de plaisir. Jamais je ne me suis senti aussi à l’aise. Tout au plus ai-je eu droit à deux remarques de la part de l’un des pemangku, quelque chose comme « nous espérons que vous ne tournez pas pour un « media »…

Une des explications tient dans la disposition des gens…et des lieux.

Il m’est d’autant plus facile de me glisser entre une rangée de femmes se préparant à faire trois fois le tour du « trône », de suivre un petit cortège des deux sexes se rendant en procession jusqu’au sanctuaire oriental avec bâtons d’encens dans la main gauche et fleur de frangipanier dans la droite, de m’approcher le plus près possible de l’orchestre malgré le regard franchement réprobateur de l’un des percussionnistes.

Trouver « el buen sitio », voilà la question !

Parfois, souvent, mon corps se trouve à moins de vingt centimètres de mon voisin, le plus souvent voisine. C’est ainsi que furent pris deux portraits, deux close up à la William Klein, ne souriez pas, le profil d’une gamine aux immenses yeux noirs, maquillée, fardée, tellement proche que l’image commence avec sa bouche et se termine avec son front bombé ou bien cet autre d’un gamin de trois ans dormant les yeux ouverts, la tête sur l’avant-bras de sa mère…

A l’est du sanctuaire, l’orchestre de gamelan, soit une vingtaine de musiciens. Au sud-est, un autre petit sanctuaire à l’entrée duquel est dressé un autel d’un jaune éclatant. Tous deux seront honorés. A Bali, comme dans toute l’Asie, les points cardinaux…sont capitaux.

Tout près du sanctuaire, à l’ouest, un autre sanctuaire-autel minuscule celui-là qui reçoit le dalang, le maître de wayang kulit, un jeune homme assis en tailleur avec toutes ses figurines à portée de main que lui tend son aide à mesure que le dalang développe un des épisodes du Maharabata.

Il est face au grand sanctuaire, avec deux jeunes spectateurs tout près de lui, tandis qu’au nord – je parle ici en mètres – se situe la seule aire un peu dégagée, aire des trois danses données par des filles d’une dizaine d’années, hyper maquillées, en chignon, rêvêtues d’un sarong de tulle blanc immaculé couvrant jusqu’à leur poitrine. Jadis, leur sarong laissait la poitrine naissante nue. Cette tradition millénaire s’est éteinte dans les années 1940.

Le temps s’est distendu. Et le son devient parfois plus qu’assourdissant. 

Nous sommes à la moitié de l’odalan.

Le vieux prêtre pedanda récite, lit un long texte religieux. A l’ouest, un topeng - acteur comique masqué -,  pommettes démesurées, moustaches de vieux hussard – berkumis - et faux collier fournis,  sourcils à l’avenant, une longue perruque flotte sur son dos, nez large à la papoue, buste Schwarzenegger recouvert d’une somptueuse étole rouge et or avec motifs étoilés, la tiare des pedanda – joyeuse irrévérence…Il a fière allure ! 

J'hallucine,  crois reconnaître un instant un ami trop tôt disparu. 

Il se nommait Michel Crespin. Un saltimbanque à l'ancienne, fara-mi-neux, que j'ai souvent imaginé sur le Boulevard du Crime, jouant parfaitement son rôle de bateleur dans Les enfants du paradis, acteur rompu dans l’art de jouer masqué. Je l’avais découvert avec la troupe du Théatreacide, il était le partenaire entre autres de Jean-Marie Binoche, père de Juliette. 

Michel revenu parmi les dieux balinais pour un ultime numéro à sa façon. Le même coffre, les mêmes bacchantes triomphantes, les mêmes sourcils, le même port, le même don pour attirer à lui les chalands…

Le gamelan accompagne les demoiselles qui dansent sur l’aire, entourée de la petite foule de croyants fort dissipés.

C’est une des caractéristiques de ces cérémonies qui m’enchantent : les Balinais hindouistes sont capables en un court instant de passer d’un état à l’autre avec un naturel sidérant. Enjoués, souriants, puis se plongeant brusquement dans une méditation abyssale, oserai-je dire à la commande. Le chef d’orchestre de ces états d’âme, c’est le vieux pedanda. « Veuillez tendre le bras avec votre fleur de frangipanier en direction du petit sanctuaire », etc, etc.

Et donc, pour en revenir au son, quatre sources bien distinctes auxquelles il faut ajouter les apartés, les pleurs d’un bébé, la voix coléreuse d’une mère…

Maintenant, les prêtres pemangku faisant office d’aides aspergent les fidèles d’eau « sacrales » avec soit leurs petits balais dans une main, un bol d’eau dans l’autre, - un grand classique - soit une grosse botte de riz vert qu’un autre pemangku arrose. Pas vraiment l’histoire de Feng Yuxiang, ce seigneur de la guerre converti au catholicisme qui faisait baptiser ses troupes avec une jet d’eau d’un camion de pompiers mais presque.   

Les pemangku demandent à tout le monde de s’asseoir en tailleur autour du trône, formant un arc de cercle compact, les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, - ici, le respect des règles anti-covid ont fait long feu ; autre gag : le masker est porté sous le menton…mais il est obligatoire !

Pendant quelques secondes, silence absolu et d’autant plus impressionnant. Chacune et chacun rentre dans sa coquille, commence à penser à son dieu préféré.

Le choix est large ! Tu pourrais par exemple choisir Siwa, le plus haut placé dans la hiérarchie balinaise représenté ici par le plus jeune des pedanda, nommé comme il se doit pedanda Siwa ; ou bien choisir Bouddha, incarné par le pedanda bodda, ce vieux homme maigre et vigoureux dont la gravité est teintée de bonhommie. Il possède son art à merveille. Ainsi, avec ces deux branches de l’hindouisme balinais, c’est le parfait équilibre. Les dieux apprécient.

Vous ne verrez pas une des images que j’ai prise avec discrétion. Vous ne la verrez pas car hier, après avoir trié et trié, il me reste encore une bonne vingtaine de photos dignes de Juste une image de Bali ! 

Sur celle-ci, au premier plan, le pedanda Siwa. Le vieil homme au second, tenant son micro à la main. Et à l’oreille, non un boucle, mais un bracelet de perles étincelantes.

A la fin de la cérémonie, les deux pedanda vont se dévetir de leurs costume, leur attirail. La grande tiare d’abord ; puis viennent la dizaine de colliers d’une taille que je ne soupçonnais pas, puis différentes épaisseurs. Les deux épouses assistantes s’affairent. Il faut ranger les récipients, procéder à une dernière purification avant de tourner la page…Le tout dans un ralenti fascinant. Ce strip-tease dure bien dix, voir quinze minutes.

Le vieux pedanda descend de son piedestal, reboutonne sa chemise de tout les jours, ajuste ses lunettes, vérifie que son chignon est bien à sa place et vient devant le sanctuaire principal, devenu le temps d’un instant une scène, avec son micro hf. Et entame un tout autre discours, varié – au contraire de ses récits sans fin que personne n’écoute – s’adresse avec beaucoup d’humour à l’assemblée. Il chante un court instant, guilleret.

 Au vrai, seuls les hommes d’un certain âge l’écoutent, sourient ou parfois se fendent la pêche. Les jeunes générations s’en tapent, tout comme les joueurs de gamelan, au repos.

Illustration 1
Le topeng Sidakarya bénit les fidèles.

Parlons de l’image de ce jour.

Topeng Sidakarya vient d’entrer en scène. Les petits se régalent. Le bon Sidarkarya, celui sans lequel nos travaux ne seraient jamais achevés ni nos obectifs accomplis. Topeng, c’est donc le masque ; sida marque l’accomplissement ; karya, c’est le but ou le travail.

Son rôle ? Veiller au bon ordre de l’odalan en ce premier jour dont la réussite se doit d’être sempurna, parfaite. Car cette cérémonie va se poursuivre pendant deux autres journées. Trois jours, trois tours autour de l’autel…

Le geste qu’il accomplit là avec les pétales d’une fleur jaune, - ce pourraît être tout aussi bien du riz jaune, sekakura – s’apparente à à une bénédiction. Comme l’atteste une autre image, prise deux secondes avant. On y voit les bras des jeunes femmes tendues avec quelle énergie vers Topeng Sidakarya.

Cette bénédiction vaut son pesant d’or, d’autant qu’elle est le véhicule de deux vœux, celui de perfection – c’est ainsi qu’est perçu Sidakarya dans toute l’île, où il a ses temples et même un village – et de prospérité. Que demande le peuple ?

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