I. Surprenante image: dans un atelier perché sous les toits de l’Académie des beaux-arts de Hangzhou, un Chinois aux cheveux blancs, à l’allure aristocratique, vêtu d’un costume prince-de-galles et d’un pull de cachemire jaune, passe entre les chevalets.
Il s’arrête, cligne des yeux, observe la toile qu’un étudiant est en train de peindre, jette un regard vers le modèle – une grande et belle femme nue au profile fin, à la peau claire – et commence par féliciter chaudement l’éxécutant. Puis lentement, doucement, Zao Wouki va donner des indications précises qui vont remettre en cause la démarche de tous les artistes présents, les uns après les autres.
Le Monde, dimanche 23-lundi 24 juin 1985 (1)
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Naturalisé français en 1964, le peintre Zao Wouki s’est rendu récemment en Chine, à Hangzhou, où l’attendaient des professeurs et des étudiants venus de toute la Chine pour suivre les leçons du grand maître abstrait. Une équipe video de la Maison de la Culture de La Rochelle filmait ces rencontres qui donneront lieu à une émission de télévision à la rentrée.
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De l’étudiant de quatrième année au professeur de cinquante-trois ans venu du fin fond de la Chine du Nord-Est – l’ancienne Mandchourie – pour transformer sa peinture, et, nous assurera-t-il plus tard, pour se transformer lui-même.
Et Zao Wouki de pester gentiment, à la chinoise, contre les méfaits de l’influence soviétique et du réalisme socialiste en général.
Pour effacer le mal, l’artiste dépense une belle énergie, saisit les pinceaux, broie les couleurs et vient marquer de sa patte les tableaux à l’état d’ébauches.
Et le miracle s’accomplit: l’art renaît au fil des longs coups de pinceau, tandis que Zao Wouki continue de prodiguer ses conseils. Atmosphère d’intense concentration, comme renforcée par la présence du modèle. Certains des élèves n’oseront plus reprendre leur travail après le passage du maître!
Le corps du Grand Vide
Image surprenante, car Zao Wouki, peintre abstrait de renommée mondiale, devenu aujourd’hui français – Wouki pour les intimes – travaille d’après modèle et donne des cours de peinture à l’huile figurative.
Comme au début des années 40, lorsque le très jeune et très brillant professeur Zao enseignait au bord du lac de l’Ouest, après avoir lui-même, dès l’âge de quatorze ans, suivi les cours de l’Ecole des beaux-arts.
A vrai dire, il faut remonter beaucoup plus haut dans le temps si l’on veut comprendre l’amplitude de l’événement.
A la dynastie Song (960-1279), qui voit Hangzhou devenir un instant la capitale d’un Empire du Milieu mutilé (1127-1279), qui voit l’ouverture concomitante de la célèbre Académie impériale de peinture au bord du lac de l’Ouest et l’existence d’un prince, frère de l’empereur, ancêtre en droite ligne d’un certain Zao Wouki…mais sur ce point l’artiste restera remarquablement discret.
Peut-être même vaudrait-il mieux remonter jusqu’aux sources de la grande peinture chinoise, au temps où les grands lettrés comme Zong Ping (375-443), Wang Wei (415-443), dissertent sur la peinture.
Le premier n’écrit-il pas: “Quand le principe interne des choses s’introduit au coeur des images, il devient possible de les dépeindre avec subtilité et de donner du sujet une représentation parfaitement vraie.”
Et Wang Wei ajoute, à propos du paysage: “Ce que les anciens ont demandé à la peinture n’est pas d’établir le tracé des enceintes et des frontières, de délimiter les montagnes et les collines, de figurer les lacs et les cours d’eau. Ce qui est essentiel à la forme, c’est le souffle qui, par son mouvement, l’informe, et ce qui, de par son dynamisme spirituel, met en branle la mutation, c’est l’esprit.”
Mille six cents ans plus tard, Zao Wouki ne dit rien d’autre en demandant aux élèves d’oublier l’apparence des lignes qui enferment le modèle. Il ne fait rien d’autre quand, avant de commencer une des grands toiles dont il a le secret, il prend son souffle (qi), quand “ à l’aide du seul pinceau (il) peut évoquer le corps même du Grand Vide – le Tao” (Wang Wei).
Au demeurant, l’artiste reconnaît volontiers l’inspiration taoïste qui marque son oeuvre, tout en insistant sur l’importance des influences occidentales, de Cézanne – grâce auquel, dit-il, il a compris la peinture chinoise – à Michaux, qui le découvre dès 1950 en passant par Klee, et ses amis devenus aujourd’hui célèbres.
* par Claude Hudelot, Directeur de la Maison de la Culture de La Rochelle et du Centre-Ouest
(1) Note 2013: “Le voyage chinois de Zao Wouki” est aussi le titre d’un film de 52' co-réalisé par Claude H. et Pierre Muller, alors responsable de l’unité audio-visuelle de la Maison de la Culture de La Rochelle et du Centre-Ouest . Produit par MCR (Maison de la Culture de La Rochelle), ce film sera diffusé en 1985 dans l’émission Océaniques / FR3 à l’initiative de Pierre-André Boutang.
Sa genèse mérite d’être comptée. Nommé à la tête de la Maison de la Culture en 1984, où je succédais à son fondateur, Bernard Mounier, j’avais proposé un projet intitulé « Images, Corps, Espace » axé principalement sur les arts plastiques, la danse contemporaine et l’audio-visuel. C’est ainsi que nous avons exposé Jean-Pierre Pincemin, Pierre Alechinsky, Christian Renonciat, Christian Boltanski, Françoise Huguier, Sebastiao Salgado, Thierry Girard, Georges Joussaume, Antonio Segui, Marie-Jo Lafontaine et monté, avec la Bibliothèque Nationale, l'exposition "Le corps et son image, photographies du XIXème siècle"...
En 1985, grâce à la Galerie de France, dirigée par Catherine Thieck, il nous a été possible de présenter une grande exposition des œuvres de Zao Wouki. Peu de temps avant, celui-ci s’est excusé de ne pouvoir assister au vernissage car il devait répondre à l’invitation de l’Académie Nationale des Beaux-Arts du Zhejiang, à Hangzhou, institution dont il fut un étudiant brillant, puis un professeur, où il allait enseigner pendant un mois à des étudiants et surtout à ses pairs.
Je lui ai proposé de venir le rejoindre avec Pierre Muller…L’article du Monde et le film éponyme décrivent cet épisode mémorable. Je retranscris ici le premier à l’identique, en deux épisodes (initialement un seul).