CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

300 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 février 2013

CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

Le voyage chinois de Zao Wouki (II)

CLAUDE HUDELOT (avatar)

CLAUDE HUDELOT

Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

II. “Le Tao de la peinture, c’est l’univers tenu dans la main.

Cette réflexion millénaire, l’artiste contemporain la prend à son compte comme nombre de données argumentées par les peintres lettrés depuis notre nuit des temps.

Sait-on par exemple, que les recherches autour du vide et du plein mènent très tôt certains artistes au bord de l’abstraction, que l’un d’entre eux, un certain Wang Mo, invente, dès l’époque Tang (618-907) le “Body art” et le célèbre “dripping” cher à Pollock, puisque “il projetait l’encre sur la soie, il la travaillait ensuite avec son pinceau, ses mains et ses pieds. Parfois, il plongeait ses cheveux dans l’encre, puis les jetait sur la soie. Légères ici, épaisses là, ces taches d’encre formaient des bosselures, et de ces bosselures surgissaient des montagnes ou des pierres, jaillissaient des nuages ou de l’eau”.

Pas question de comparer Wang Mo et Zao Wouki – celui-ci est tout sauf un peintre gestuel – mais de mettre en évidence l’extraordinaire foisonnement de la peinture chinoise, sa richesse théorique et artistique au moment où l’Occident sort à peine de l’ombre.

Cette richesse, Zao Wouki la connaît bien. Mais alors, pourquoi enseigne-t-il aujourd’hui la peinture à l’huile figurative?

Tout d’abord, il faut se souvenir que lui-même avait choisi d’apprendre la peinture à l’occidentale, et ce dès les années 30. Grand amateur de peintures traditionnelle chinoise, il juge celle-ci en constante décadence depuis l’époque Song, à quelques exceptions près. Dès lors, il préfère vivre la grande aventure de l’art contemporain à Paris, où il s’installe en 1948.

L’autre raison tient à l’Académie des beaux-arts de Hangzhou: on y enseigne aujourd’hui le paysage chinois, l’estampe, la calligraphie, la sculpture et la peinture à l’huile figurative, ces dernières selon les canons utilisés à Moscou ou dans d’autres pays de l’Est.

Il suffit de visiter les ateliers où oeuvrent consciencieusement les artistes pour comprendre le “retard” accumulé par la Chine en matière d’art depuis “la liberation” de 1949, retard encore accentué par la grande césure de la révolution culturelle pendant laquelle toute activité artistique s’arrêta. Un comble!

A ce propos, notre professeur de Mandchourie se souvient des sévices qu’il a dû supporter, lui qui était accuse d’être là-bas le “chef des contre-révolutionnaires”. On lui faisait “faire l’avion”, nous raconte-t-il en plaçant ses bras derrière son dos. Et il ajoute que sa belle-mère en est morte.

La visite du département de sculpture est particulièrement édifiante. Ce ne sont que bustes de héros, parmi lesquels on reconnaît Mao Zedong, Zhou Enlai, le maréchal Chen Yi et, surtout, le grand écrivain révolutionnaire Lu Xun, mort en 1936.

D’autres sculptures plus surprenantes et aux allures parfois franchement kitsch sortent de l’atelier. Qu’il s’agisse d’une oeuvre monumentale représentant trois femmes de “minorités nationales” destinée à une gare du Xinkiang ou d’un haltérophile aux formes avantageuses.

Le travail de Zao Wouki paraît d’autant plus ardu. Lui-même doute des retombées de son enseignement. Pourtant les signes encourageants ne manquent pas.

Première semaine; Après une série de tableaux don't l’homogénéité n’a d’égale que l’académisme, Wouki insiste longuement sur l’absence totale de personnalité de ces essais et note que tous ces nues pourraient être signés par une seule et même personne, à l’exception d’une tentative surréaliste au demeurant très peu convaincante.

La seconde semaine permet à chacun de se dégager de l’uniformité ambiante. Les critiques et l’aide de Zao Wouki y sont pour beaucoup. Et il sait mettre en confiance. Celui-ci a peint à la Bonnard? Pourquoi pas? Celui-là cache son savoir-faire traditionnel? Qu’il l’exprime au contraire.

Et tous de vouloir comprendre ce que le maître souhaite lorsqu’il estompe les contours du sujet pour mieux l’intégrer à l’ensemble, lorsqu’il pourfend la “méthode soviétique” faite à coups de petites touches accolées.

Wouki rappelle que la peinture traditionnelle chinoise comme l’art contemporain se moquent de ces techniques désuètes. Déjà Guo Hi (1020-1090) affirmait que “le peintre doit rester maître de son pinceau et non pas à l’inverse s’en faire l’esclave…

Inlassablement, Zao Wouki demande de transcender les apparences. Comme le vieillard qui s’adresse à un jeu peintre dans un dialogue du dixième siècle, le Pifa qi, il pourrait dire: “Chercher la ressemblance, c’est saisir l’aspect extérieur et laisser échapper le souffle.”

La rencontre unique

Chaque matin, à 7 h 45 très précises, le maître et les élèves reprennent leur ouvrage. Les uns viennent d’avaler le riz blanc en bouillie qui tient lieu en Chine de petit déjeuner.

Lui est arrivé dans une limousine bleu clair à rideaux conduite par une jeune femme aux gants immaculés.

Il vient de longer le lac de l’Ouest couvert d’une légère brume. Il a vu les îles et les formes sombres des montagnes au flanc desquelles pousse le meilleur thé de Chine. Il a déjà croisé des milliers de cyclistes partant au travail.

La fin de matinée est fertile en conversations de groupe, enregistrées et commentées le soir religieusement.

L’après-midi est consacré au fusain. Technique différente, même problématique. Chaque jour, Zao Wouki craint surtout de perdre le précieux modèle qui pose sous les yeux de ses vingt-six élèves. Il semble en effet très difficile de recruter des volontaires, malgré le prix payé, qui correspond à un salaire de cinq ou six ouvriers. Question de pudeur, peut-être.

Mais que pensent les étudiants et les professeurs de l’enseignement de Zao Wouki?

Ils sont à l’évidence très conscients du décalage dans l’art entre la Chine et l’Occident et très désireux de le rattraper. Ils savent aussi cette rencontre unique. Jamais un dialogue aussi direct, aussi profond, ne pourra être établi. En outre, tous connaissent l’oeuvre du peintre, qui a exposé à Pékin et à Hangzhou en 1983. Tous en perçoivent la valeur.

Sauront-ils combler “le retard”? Certains en doutent. D’autres sont persuadés que la vieille civilisation pourra facilement surmonter son handicap grâce à son génie créatif et à des échanges plus fréquents avec l’étranger – ce n’est probablement un hasard si le directeur du département de peinture, Zheng Shengtian (1), a récemment séjourné deux ans aux Etats-Unis.

Grâce aussi à une documentation plus fournie. On construit actuellement une vaste bibliothèque, qui sera le plus beau fleuron de l’académie (2).

Le directeur des beaux-arts de Wuhan, une “petite” ville de six millions d’habitants, venu tout spécialement prendre les leçons du maître, pense que le chemin sera long. L’art abstrait en Chine? L’art contemporain? Oui, peut-être, dans une generation (3). Le temps pour les émules de Zao Wouki de multiplier les petits pains d’une vraie révolution culturelle.

CH, Le Monde, Le Monde d'aujourd'hui,  dimanche 23-lundi 24 juin 1985

Note 1985:

- Trois livres:

Pierre Ryckmans. Shi Tao: les Propos sur la peinture du moine Citrouille, Hermann;

François Cheng. Le Vide et le Plein dans la peinture chinoise, Le Seuil;

Nicole Vandier-Nicolas. Esthétique et peinture de paysage en Chine. Klincksieck.

Notes 2013:

(1) Après avoir fait lui-même ses études à l’Académie des beaux-arts de Hangzhou et être devenu un temps l’un des grands peintres de propagande lors de la révolution culturelle, Zheng Shengtian est devenu l’une des grandes figures de l’art contemporain chinois. Directeur de la très remarquable revue mensuelle Yishu – Arts -, co-auteur avec Melissa Chiu – elle-même directrice du Asia Society Museum de New-York – de l’ouvrage Art and China’s Revolution (NY), il vit désormais entre les  Etats-Unis et la Chine.

(2) L’Académie des beaux-arts de Hangzhou est la seule, avec celle de Pékin, a avoir un statut national. Son prestige ne se dément pas depuis son ouverture, dans les années 1920, sous la houlette du grand artiste qu’était Lin Fengmian. Celui-ci avait fait ses études et commence sa carrière à Paris, très influencé par Matisse et Modigliani. Cette relation privilégiée avec la France a depuis lors perduré.

Les bâtiments évoqués dans cet article et montrés dans le film ont été détruits à la fin du XXème siècle. La nouvelle école, dirigée par l’artiste Xu Jiang, neveu de l’ancien Président de la République Jiang Zemin,  se déploie depuis une dizaine d’années non seulement au bord du lac de l’Ouest mais aussi sur d’autres campus construits par certains des plus grands architectes chinois contemporains. Elle rassemble des milliers d’étudiants et des centaines de professeurs. Des artistes étrangers y viennent enseigner. Le concours d’entrée est l’un des plus sélectifs de Chine.

(3) L’art abstrait est toujours minoritaire en Chine. Il a cependant des héraults dont les oeuvres sont présentes dans les plus grandes collections publiques et privées. Les deux plus connus sont Ding Yi et Shen Fan, deux artistes shanghaiens. L’art contemporain a commence sa percée au tout début des années 1990. On sait ce qu’il en est aujourd’hui.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.