A Londres, la Chine est partout. A Soho, bien-sûr, avec Chinatown, autour de Gerrard Street. A Battersea Park, avec la London Peace Pagoda, et celle des magnifiques Kew Gardens (1) ; et même avec le très "pagodant" Hammersmith Bridge!
Deux expositions témoignent ces temps-ci, dans la capitale british, du talent, d'aucuns parlent même du génie, de certains artistes chinois.
A tout seigneur, tout honneur: au Barbican Centre, ce haut lieu des arts situé dans un immense bâtiment construit dit-on par un disciple de Le Corbusier, vient d'ouvrir une exposition vraiment exceptionnelle intitulée "Everything was moving: photography from the 60s and 70s", alignant douze très grands photographes tels que David Goldblatt - son travail sur l'appartheid en Afrique du Sud -, William Eggleston - ses portraits et autres images cultes -, Shomei Tomatsu - sa vision "hard" du Japon d'après-guerre -, ou Bruce Davidson, Larry Burrows, Graciela Iturbide, Ernest Cole...Et un Chinois: Li Zhensheng.
J'ai très souvent évoqué son "Petit Livre rouge d'un photographe chinois", dont Robert Pledge, Président et co-fondateur de Contact Press Images est le co-auteur, seul ouvrage montrant la face cachée, très violente, de la soi disant "Révolution culturelle". (Editions Phaidon). Li Zhensheng est d'ailleurs, et pour cause, très présent dans notre Mao. (Le Rouergue pour l'édition française, Horizons Editions pour l'anglaise).
Au Barbican, Bob Pledge a choisi non de dérouler les images de maître Li comme en 2003 à l'Hôtel de Sully ou comme Jean Loh lors de l'exposition qu'il vient de présenter en sa galerie Beaugeste à Shanghaï, mais de coller au mur quelques panoramas géants. Vrais faux panoramas au demeurant: ce jeune homme intrépide, influencé par le style épique d'un Eisenstein, dont il était un fervent admirateur, couvrait certaines grandes manifestations de propagande en prenant plusieurs clichés de format 6x6 qu'il reconstituait ensuite...aux ciseaux.
Ainsi, le spectateur perçoit encore mieux la force implacable de ces "travellings", mêlé en quelque sorte à un événement datant des années 60. Phénomène d'autant plus fascinant que Li réussit là un tour de force: faire le portrait de centaines, de milliers de ces "lao bai xing", ces gens du peuple venus assister à des scènes d'"autocritique", tout en témoignant des sévices infligés aux victimes.
Montrées dans cette dimension, ces images empreintes d'hystérie collective font immanquablement penser à de sinistres jeux du cirque.
En contrepoint, sont présentés dans des vitrines de minuscules "contacts" noir et blanc, passés souvent à la postérité et aussi un ensemble très riche d'autoportraits que Li Zhensheng avait pris soin, dans les années 70, de rassembler sous la forme d'un très long dépliant en carton bricolé dans son petit appart, comme celui-ci me l'expliquait hier soir. ( Chacun de ceux-ci ne mesure pas plus de deux centimètres et demi de côté).
Dans une autre vitrine, une magnifique prise de vue, au soleil levant, sur le Taishan, l'une des montagnes sacrées. Li est au lointain, sous la forme d'une ombre chinoise se découpant sur la lumière montante, preuve s'il en est de son pictorialisme triomphant.
Et puis, seule icône en couleur figurant d'ailleurs sur la couverture du petit catalogue édité par Jean Loh, Li Zhensheng, winds and clouds ( www.beaugeste-gallery.com), le pas de deux de "La fille aux cheveux blancs", l'image originelle, au format de son rolleiflex.
Dans un mouvement sacrilège, Li avait osé monter sur scène pour prendre les deux danseurs étoiles en contrechamp, avec au fond la multitude couvrant toute la colline. Est-ce à cette occasion ou bien lors d'une représentation du "Détachement féminin rouge" donnée par la troupe nationale dans la province de Li, le Heilongjiang, l'ancienne Mandchourie?
Quoiqu'il en soit, l'audace du photographe provoqua l'ire de la femme de Mao, Jiang Qing, grande Prêtresse des huit "opéras révolutionnaires", présente sur place. Il faillit bien se faire virer...Et en rit encore aujourd'hui!
L'exposition se joue en deux alvéoles ouvertes, ces très grands panoramas dont Li Zhensheng est si fier, à juste titre, et ces vintages minuscules qu'il faut admirer le nez collé sur la vitrine. Quel talent!
A force de relever, à juste titre, la contribution considérable de celui-ci au regard de l'Histoire de la Chine contemporaine, on en oublierait presque l'inventivité permanente d'un jeune provincial issu d'une famille très modeste, l'audace formelle de celui qui se rêvait alors en réalisateur de film. La BBC ne s'y était pas trompée qui, en 2007, l'avait présenté dans un documentaire consacré aux "génies de la photographie".
L'autre exposition s'intitule "Art of change: new directions from China". Extérieurement, la Hayward Gallery ne paie pas de mine. Mais, comme au Barbican, la scénographie est à la hauteur des oeuvres présentées.
Soit huit artistes ou groupes d'artistes ayant de 38 à 67 ans et le défunt Chen Zhen ( né à Shanghai en 1955, mort à Paris en 2000).
Depuis quelques mois, j'entends souvent le même refrain: l'art chinois serait surfait, bidon, répétitif, à bout de souffle, que sais-je? Et bien, à ces mijaurées et surtout à celles et ceux qui souhaitent voir, découvrir certaines avancées, parfois provocatrices, souvent pleines d'humour, toujours surprenantes, déconcertantes, poétiques aussi, je conseille de visiter la Hayward Gallery, située sur la South Bank, au pied du Waterloo bridge, non loin de la Tate Modern.
Il y a là des installations connues ou moins connues de Chen Zhen: ses chaises tambours, sa "purification Room". Purification ou putréfaction?
Personnellement, ma préférence va à "Beyond vulnerability" (1999), des maisonnettes minuscules, tout droit sorties d'un conte, est-ce la maison des trois ours, des trois petits cochons, du petit chaperon rouge? Elles sont bâties...avec des bougies de toutes les couleurs. Certaines ont fondu en partie, d'autres s'écroulent. Et oui, le temps passe.
Autre "installationniste" de renommée mondiale, Gu Dexin, déjà présent, souvenez-vous, aux Magiciens de la terre (Centre G. Pompidou, 1989. Commissaire: Jean-Hubert Martin. Un coup de maître). Une mini rétrospective de Gu qui a ici toute sa place, mais sans surprise.
Sun Yuan & Peng Yu, toujours aussi provocateurs ont droit à une grande salle. Ici, c'est " very hard". Hier, ils défrayaient la chronique et soulevaient les coeurs en manipulant de vrais foetus. Aujourd'hui, place aux courses de chiens muselés monstrueux, montrées sur plusieurs écrans. Et place à de faux dinosaures, de faux rhinocéros, qui viennent de faire les beaux jours de la dernière HK Art Fair.
La poésie et la nature sont au rendez-vous avec Liang Shaoji, né en 1945 à Shanghai. Celui-ci poursuit depuis des décennies un travail de sculpture grâce à l'aimable participation, à la Hayward Gallery, de deux mille vers à soie tissant leur toile, qui sur des anneaux suspendus, qui sur des moucharabieh, qui sur des fauteuils, des lits miniature. Ainsi les vers deviennent-ils des tapissiers effrontés!
L'univers de Liang oscille paisiblement entre art, biologie et philosophie. Petit homme au sourire lunaire et aux grands yeux pleins d'une émouvante et belle humanité, il trace sa route en solitaire, en bon vieux taoiste qu'il est. L'une de ses pièces se nomme "L'insoutenable légèreté de l'être". Une autre: "En écoutant les vers à soie". Comme nous aimerions montrer son travail en France.
Le grand héraut / héros de cette manifestation, c'est indéniablement Xu Zhen, qui fit longuement équipe avec Davide Quadrio, alias "Dado", créateurs à Shanghai de cette structure à nulle autre pareille, Bizart Art Space, aujourd'hui malheureusement disparu. Bizart nous manque.
Xu Zhen, artiste protéiforme, crée sous son propre nom et mène, avec une douzaine d'autres artistes la Madein Company. A la Hayward Gallery, ils occupent une bonne moitié des espaces. Avec un culot, une imagination débridée, enchantant déjà le jeune public qui parcourt depuis le premier jour ce labyrinthe. (L'expo vient d'ouvrir. Elle fermera le 9 décembre prochain).
La pièce maîtresse, affiche de l'exposition, s'intitule "In just a blink of an eye", que je traduirais par "juste en un clin d'oeil", où l'on devine semble-t-il comme un hommage à Jean-Luc Godard.
Le spectateur non averti, qui vient de parcourir d'autres salles, mi médusé mi interdit, aperçoit de loin le corps d'un homme ou d'une femme littéralement suspendu en l'air. Un seul pied est posé au sol, l'autre est à quelques centimètres du sol. Les genoux sont à peine pliés, tout le reste du corps étant projeté en arrière, les bras ouvert en croix, à un mêtre de la moquette, la tête à l'horizontale, les yeux grand ouverts tournés vers le plafond.
La posture est à ce point improbable que chacun - j'ai vérifié! - est d'abord persuadé qu'il s'agît, une fois encore, d'un de ces tableaux hyperréalistes inspirés de l'art américain des années 70. Moi-même, je me suis d'abord fait cette réflexion: "ah l'ami Xu Zhen nous l'a fait à la Maurizio Cattelan", vous savez celui du pape...Ce qui n'aurait rien d'étonnant: l'artiste italien a fait des émules en Chine. Formule aimable pour dire qu'il y est copié, pillé.
Et le visiteur d'admirer le rendu impeccable de ce bonhomme de cire habillé d'un survêtement très lâche, d'une capuche et de baskets. Puis vous vous approchez, et là, le titre de l'oeuvre prend tout son sens. Oui, vous avez bien vu, il cligne de l'oeil. Quel prodige! Et puis, tiens, la main n'a-t-elle pas bougé elle aussi? Et cette peau, ces cheveux roux, ce regard???
Bon sang mais c'est bien sûr, il est vivant! Renseignement pris, "il" prend la pose pendant exactement une demi heure. Un gardien s'approche alors de la scène, demande aimablement aux visiteurs de quitter l'espace, tire un grand rideau opaque masquant celui-ci, et le tour est joué. Au suivant. En l'occurence, une jeune femme elle-même volontaire. Nous avions envie de lui crier "courage!"
Colin Chinnery, auteur du texte présentant le travail de Xu Zhen, parle de la dimension "psychologique" de cette oeuvre, du fait que les "performeurs" semblent comme gelés dans le temps, dans une position telle qu'ils semblent défier les lois de la gravité...
Personnellement, cet artifice - car vous l'avez compris, il y a un truc - m'a rappelé un souvenir.
Chaque année, au moins de mai, sur le petite île de Cheung Chau, à Hong Kong, se déroule la fête cultuelle dite du Daqiu, que l'on traduit parfois par "fête des petits pains". J'en avais rendu compte à France-Culture, en 1979, lors d'une émission fleuve présentée au Prix Italia intitulée "Ile de Cheung Chau, jour de fête, jour ordinaire", réalisée par Danièle Fontanarosa, prise de son et mixage signés Madeleine Sola.
Un grand défilé d'enfants juchés sur des chars inaugurait la fête. Les gamins semblaient flotter très, très haut, suspendus par je ne sais quel artifice. Ils étaient, nous avait -on expliqué, portés par un système invisible, sorte de bras de fer articulé, couvert par leurs longs vêtements de soie.
Alors, voyant cet être en suspension, je me suis souvenu de cette parade un brin énigmatique, avançant au son des gongs et des sornaï (2), dans les rues étroites de ce village de pêcheurs hoklau. La même magie.
PS. Stephanie Rosenthal est la commissaire de l'exposition. Chapeau bas!
(1) Il suffit, à vélo - merci Flo! - de longer la Thamise, en passant par la rive sud, boisée, à partir de Chelsea ou de Fulham. Vous découvrirez d'abord le Hammersmith Bridge. Roulez encore trois bons quarts d'heure vers l'ouest. Et là, après le Kew Bridge, vous commencerez à apercevoir des arbres vénérables, des essences sublimes, des dégradés de verts. Vous verrez courir des écureuils...Et puis, pied à terre, vous découvrirez ce fabuleux jardin, l'un des plus beaux au monde, "world heritage" s'il vous plait, consacré en présence de sa Majesté la Reine en 2004, avec, above all, son immense serre tropicale, parsemée cet été des sculptures de David Nash. La pagode se niche tout au fond de l'immense propriété.
(2) Instrument à vent, sorte de hautbois au son très strident, utilisé notamment lors des mariages, des enterrements et autres cérémonies religieuses, notamment chez les taoistes.