Imaginez un passage couvert entre de vieux immeubles lépreux et un des marchés de la ville où s’entassent viandes, poissons, légumes sous la lumière violente des projecteurs.
Depuis quelques “avenidas”, “ruas”, “estradas”, “calçadas” et autres “becos”, vous venez de quitter le Macao rutilant, clinquant, bling bling, celui des casinos monstrueux et des boutiques de luxe, des bijouteries et des magasins de fringues. Ici, çà sent la Chine. La Cina è vicina…
Et çà commence par des éclats de voix, des sons aigus, des gongs, des rires. Des deux côtés de l’espace, deux très grands portails de bambou tendus de papier rouge et or, couverts de caractères. A une dizaine de mètres, tout là-haut, la couverture: ces fameuses toiles de bâches tricolores striées – blanc, bleu, rouge – dont sont faits les sacs “happy journey”.
Quelques centaines de Chinois du cru, des vieux pour la plupart, sont assis sur des petits bancs, des tabourets, le visage tourné vers une scène dominée par un immense rideau rouge où sont brodés en bas des caractères en or, en haut un grand dragon et un phénix en vol.
La scène est encastrée dans un immeuble. Côté jardin, dans une niche haut perchée dominant la scène, les percussions. Sous elles, un petit temple très actif hier car on y célébrait l’anniversaire du dieu local avec force prières, bâtons d’encens et offrandes, des fruits surtout. Les cordes sont logées dans une autre niche, côté cour.
En fond de scène, des décors peints évoquant un vieil Empire du Milieu de rêve, avec ses shanshui, paysages idylliques, ses pavillons au toit recourbé couverts de tuiles vernissées, ses intérieurs austères et majestueux.
Les plus belles offrandes, ce sont indéniablement ces scènes d’opéra chinois qui vont se succéder tout l’après-midi, pour la plus grande joie du petit peuple du quartier.
La troupe, composée d’une douzaine d’acteurs, ne manque pas de panache. Ils viennent de Qianmen, ville de la région cantonaise et manient avec jubilation les sept tons de cette langue à nos oreilles explosive, théâtrale en diable, qui semble toujours moqueuse, railleuse, quand elle ne devient pas, par un étrange mystère, cette mélodie fascinante murmurée par des amoureux transis. (“In the mood for love”).
Les extraits d’opéra qui se succèdent mêlent allègrement scènes “nobles” et loufoques, où le grotesque domine grâce aux figures d'un clown aux allures de zhou bajie, le cochon du Xi Youji, le Voyage vers l’Ouest, et de son faire-valoir. Grâce à une servante à la poitrine rebondie, qui se tortille à qui mieux mieux – éclats de rire garantis dans la salle, qui en redemande! -, aguiche son seigneur et maître ou un innocent lettré, sème la panique là où elle passe, munie parfois d’un grand balai de paille…
Un régal d’autant plus apprécié que ce personnage est interprété par un jeune homme diablement doué! Je le retrouverai plus tard, derrière la scène, en train de fumer comme un pompier et de lire son journal en attendant de se retrouver sous les feux de la rampe.
Hormis le gros clown et la soubrette, trois autres acteurs dominent la distribution.
Il y a d’abord ce couple “exemplaire”: elle: – impératrice, princesse? -, vêtue d’une longue robe blanche fermée par un long liserai bleu, brodée d’étoiles bleues, aux manches infinies, portant un grand diadème bleu-noir, un visage à l’ovale parfait, encadré par deux fausses mèches de cheveux, des perles par dizaines aux oreilles, de longues mains qu’elle manie avec un art consommé…Une voix de tête confinant souvent au miaulement.
Elle livre au public comblé une tragédie sans fond, en interprétant à plusieurs reprises une aria. Le souffle de l’émotion passe. Elle joue de tout son corps, titubant, faisant voler ses manches comme une paire d’ailes, masquant son visage d’une main, tandis que l’autre semble en appeler au ciel, ou bien les nouant pour mieux nous faire partager son inextricable drame…
Lui: empereur, ou seigneur et lettré du plus haut rang, vêtu d'une somptueuse robe jaune impérial lors d’une scène où son épouse manie avec dextérité un pipa…joué “en vrai” côté cour par un musicien dissimulé.
Dans une autre scène notre jeune premier porte une robe pourpre sur laquelle un magnifique phénix est brodé sur fond noir. Il est coiffé d’une tiare, signe de sa charge suprême.
Ou bien le voici, plus modestement, couvert d’une longue tunique mauve brodée d’oiseaux et de fleurs, que prolongent de longues manches blanches, arborant une coiffe dorée ainsi que deux grandes antennes / oreillettes.
Ses sourcils épais en forme de tilde, ses lèvres rouges bien dessinées, son port altier, ses hautes chausses blanches et noires, sa voix changeant d’octave, sa capacité à manier avec une habileté sans faille un éventail dont il livrera avec grâce le poème par lui peint, tout, tout démontre qu’il est le héros sans partage de ces opéras.
Le plus singulier chez lui, comme d’ailleurs chcz les autres premiers rôles, c’est le regard. Le sien est brillant, profond, soutenu, toujours en action. Aucun relâchement. Comment obtient-il ces yeux fusils qui vous transpercent? Mystère.
Une seconde actrice fait merveille. Son visage respecte parfaitement les canons de la beauté chinoise classique, du moins celle des opéras. Il est quasiment rond, effet accentué par le maquillage, par sa couleur uniformément rose, à l’exception de ses paupières immenses et rouges, accentué aussi par une coiffe jaune et noire elle-même tout en rondeur.
Elle possède une belle voix haut perchée que les gongs les plus forts n’arrivent pas à couvrir, excelle dans un savant mouvement de ses prunelles, exprimant tour à tour l’étonnement, l’effroi, la soumission, le dédain, le chagrin, et dans des déplacements subtils, avec lents déhanchements, jeux de manches pour signifier les pleurs et autres émotions, tandis que ses longs doigts éffilés prolongent son récit.
Le public apprécie. Mais il préfère les scènes comiques et enlevées. Le tout se déroule d’ailleurs, comme toujours en Chine, dans un brouhaha de bon aloi, tandis que les passants ne cessent de circuler devant la scène. Eux aussi font partie du spectacle, comme les croyantes venues au temple avec leurs bâtons d’encens et leurs fruits d’offrande.
Derrière le rideau de fond de scène, sous les cintres, sont suspendus des dizaines de costumes. Derrière encore, une seule et unique loge avec plusieurs miroirs où chacun effectue des retouches de maquillage. La soubrette travelo est torse nu…A l’entrée des coulisses, un minuscule autel où brûlent des bâtons d’encens. Atmosphère.
J’aimerais tant rester encore un moment. Mais il faut faire acte de présence au festival The Script Road / Rota das Letras. Ce vendredi soir, tous les invités – nous sommes pas moins de quarante cinq, venus de Chine, du Nouveau Monde, de la vieille Europe, d’Afrique – sont conviés à deux vernissages d’art contemporain, suivis d’un grand dîner dans le cadre sublime qu’est la fondation Oriente, ex musée Camoes, à deux pas du cimetière protestant que je ne me lasse pas de visiter à chacune de mes venues...depuis 1964. (1)
Un dîner gastronomique à la portugaise, porto et vino verde, partagé avec des convives chaleureux, parmi lesquels Paloma Amado, fille du grand Jorge, exquise Paloma qui porte sur son avant-bras gauche un joli tatouage en forme de colombe, celle de Picasso bien-sûr, ami intime de son père. Mais ceci est une autre histoire…
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(1) Puis en 1979, lors de notre “Mission Chine” pour France-Culture. Le vieux Macao disparaissait déjà sous les coups de la “modernité”. Subsistaient encore les derniers casinos flottants, noirs de crasse, où les joueurs plaçaient leur mise au balcon dans un petit panier d’osier suspendu à une longue cordelette, donnant leurs ordres au croupier d’en haut, lequel, en faisant descendre lentement le panier, chantait en cantonais à son collègue d’en bas les ordres du “gambler”…
J’y suis revenu au début des années 1980, pour “Désir Des Arts” (Antenne 2), avec mon alter ego, le réalisateur Philippe Collin. L’émission portait sur l’architecture de Macao et de Hong Kong. Y intervenaient in situ plusieurs architectes parmi lesquels un certain Jean Nouvel. Nous avions été reçus en grandes pompes par ce flibustier de Stanley Ho, qui portait des favoris d’anthologie. Notre documentaire, tourné à l’occasion d’une expo du Centre Pompidou sur Macao, avait servi de visuel à celle-ci.
Pendant les années 90 et après, je n’ai eu de cesse d’y revenir, à chaque fois plus déçu – où est passée la belle baie qui marquait l’entrée de ce petit port? Qu’est devenu le Bella Vista, ce divin hôtel-restaurant,? Et la somptueuse allée de villas début de siècle sur l’île de Taipa? - et cependant heureux de revisiter la Maison du Mandarin, chef d’oeuvre absolu du Vide, ou de pouvoir dîner sur la placette du village de Coloane qui jouxte la chapelle St François Xavier. Ou de me régaler de bacalhao arrosée d’une délicieuse sauce à l’huile d’olive, avec la bande à Ricardo – Ricardo Pinto, grand maître de céans du festival, de la Livraria Portuguesa, du quotidien Ponto final, à nul autre pareil, du magazine Closer - chez Fernando, au bout de la route de Coloane, tout dernier havre…