"Simplement sublime": l'expression peut sembler outrancière. Et pourtant.
Un festival - ici, celui des Suds à Arles, qui développe depuis dix-sept ans avec bonheur l'idée simple de donner à entendre et à voir le meilleur des musiques des suds et du monde - un festival se doit de faire vivre à chacun des spectateurs un "moment précieux" pour reprendre l'intitulé d'une séquence quotidienne, laquelle se déroule à l'heure du soleil couchant dans le cadre mythique de la Cour de l'Archeveché.
Ces "moments précieux" se sont succédés pour le plus grand plaisir du public, par exemple avec Isabelle Courroy & Shadi Fathi, l'une jouant des kavals, ces flûtes obliques des Balkans, l'autre du zarb et du daf. Ou bien avec Shunsuke Kimura & Etsuro Ono, époustouflants interprêtes de shamisen et de shinobue.
Le simplement sublime, quant à lui, est venu avec la nuit, au Théâtre Antique, ce 13 juillet, vers onze heures du soir.
Plus de deux mille spectacteurs s'étaient assis sur les gradins de pierre, face à la scène et aux deux immenses colonnes encore debout. Les plus turbulents, plusieurs centaines encore, avaient choisi de se tenir à l'orchestra pour mieux pouvoir communier avec les musiciens et danser le moment venu.
Avant le spectacle, j'avais été frappé de voir pénétrer des familles entières d'origine maghrebine, avançant timidement et fièrement entre les rangs des habitués du festival. Des femmes surtout, les plus âgées portant djellaba et hijab. Beaucoup étaient venues de La Roquette, le quartier le plus populaire du vieil Arles.
Cet afflux exceptionnel venait d'abord de l'affiche que la fondatrice / directrice du festival, Marie-José Justamond avait concoctée ce soir-là, une première partie avec la chanteuse algérienne Houria Aïchi, suivi par le déjà fameux "El Gusto" orchestre d'une vingtaine de musiciens arabes et juifs, qui allait faire vibrer tout le Théâtre Antique avec ce chaâbi tout droit descendu de la casbah d'Alger. Le Buena Vista Social Club sauce Harissa!
Renseignements pris auprès de "Marie-Jo" (1), la venue de ces familles s'explique aussi par le travail constant, mené tout au long de l'année, par l'équipe des Suds avec les travailleurs sociaux auprès de ces populations et à une politique de tarifs judicieuse, chaque famille payant 25 €.
Houria Aïchi avait choisi, de créer un tour de chant (2) rendant hommage aux grandes voix féminines algériennes, salué à chaque reprise par des youyou enflammés. Son orchestre, ney, piano, percussions et mandole soutenait à merveille ces réincarnations d'autant plus inspirées que sa technique vocale chaouie lui donne cette faculté de se glisser dans la peau de ses soeurs chanteuses sans jamais les imiter. Elles et elle. Un bonheur déjà et tout le théâtre à ses pieds, conquis.
Puis la scène s'est assombrie. Les musiciens se sont esquivés. Silence absolu. Houria seule sur l'immense scène, la voute du ciel étoilé, seule dans une longue robe blanche, d'abord immobile, entamant a capella un chant des Aurès. Un long frisson pénêtre chacun d'entre nous. Ô temps...
Comment décrire les sons gutturaux, de rocaille, de terre, les résonnances, les râles, cette voix de tête puis de gorge? Un cercle vient éclairer Houria et sa robe blanche. Ses bras s'élèvent, s'élèvent...Son chant monte, vacille, s'arrête, silence, reprend telle une plainte, un long murmure, avant de mourir. Ovation. Alors, oui, je me plais à imaginer que l'expression "simplement sublime" est venue à l'esprit de nombre d'entre nous.
Grâce à cette voix inouïe, à l'émotion partagée, nous prend tout son sens et sa saveur.
Son orchestre revenu, Houria s'est plongée, avec un savoir-faire qui confine à la rouerie, dans un des raï de Cheikha Rimitti (3), un raï diabolique. Pieds nus, l'Aurésienne ondule, se déhanche avec cette grâce discrète et provoquante que seules possèdent les Orientales. A l'orchestra, des émules par centaines, proches de la transe. Final, salve d'applaudissements, de youyou, de bravi. Salut: elle et ses quatre musiciens serrés, comme un seul corps. Puis Houria une dernière fois pour le bis. Un autre chant sacré des Aurès, un autre frisson.
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(1) Arlésienne à l'accent chantant, longtemps cheville ouvrière des Rencontres de la Photographie qui furent selon elle sa meilleure université, grande aficionada devant l'éternel, passionnée de musiques méditerrannéennes, Marie-José Justamond a su inventer un festival ouvert au monde en symbiose totale avec le peuple arlésien. Les Suds comme un autoportrait. Généreux. Un grand festival qui se joue non seulement au Théâtre Antique et dans la Cour de l'Archevêché, mais aussi dans de multiples stages de musique et de danse, au coin des rues, sur la Place Nina Berberova, devant la librairie Actes Sud, à l'heure de l'apéritif ou au Château d'Avignon, voire aux Salin-de-Giraud lors de la "journée buissonnière". Une réussite totale qui mériterait une meilleure couverture médiatique au niveau national...
(2) Une création coproduite par Suds avec Accords Croisés et avec le soutien du Conseil Général des Bouches-du-Rhône.
(3) "Rimitti" - ce surnom lui venait de l'expression "rimitti z'en un" - je l'avais découverte et souvent diffusée sur France-Culture au début des années 80. Son premier disque de raï vous arrachait les tripes. Marie-José Justamond se souvient d'elle, dans un Théâtre Antique déchainé, Rimitti la bien nommée, ennivrée de musique et autres paradis, refusant de quitter la scène...