Boltanski rêve-t-il encore du calme apparent du Japon ?
Le connaissant, c’est possible. D’autant qu’il entretenait un rapport intime avec la mort. La sienne, « celle de son grand-père » et celle des autres. Alors il est bien capable de rêver encore.
L’avoir connu, c’est un grand mot.
Avoir fréquenté ses œuvres, que d’aucuns qualifieront de mortifères, oui.
Celle que nous évoquons ci-dessous avec Margo Renisio incarne tout le contraire, la vie à l’état pur, le battement de nos cœurs…
C’est donc au "calme apparent du Japon" que Christian Boltanski rêvait, répondant à la question récurrente d’Arnaud Laporte sur France-Culture, « A quoi pensez-vous ? » avec ce rien de mystère et d'ambiguïté qu'il distillait sans que vous y preniez garde. "Apparent". C’était le 4 février dernier.
Avec Margo Renisio, nous avions visité en 2010, dans la minuscule île de Teshima, « les archives du cœur de Christian Boltanski » et publié sur notre blog Rue89 cet article qui couvrait un champ plus grand, celui de la triennale du Setouchi Art Festival, dispersé entre plusieurs îles de la préfecture de Kagawa, non loin de l’île de Kyushu , d’Osaka et de Kyoto.
« le « clou » de Teshima, c’est le petit musée de Christian Boltanski, « Les Archives du Cœur ». Le jour où nous nous y sommes rendus, il pleuvait des cordes. Une petite foule bien ordonnée faisait la queue avant de pouvoir pénétrer dans le Saints des Saints.
Pour y parvenir, il faut s’éloigner du port de Karato, suivre un chemin de terre proche de la mer, avant de découvrir, au bord de la plage, blottie parmi les pins, une petite maison de bois noire. Des « intellos » protégés par des parapluies et des cirés attendent patiemment, en silence ou en devisant à voix basse.
Les Archives du coeur de Boltanski
Boltanski est certainement l’artiste français le plus prisé au Japon. On lui voue même un véritable culte. De plus, la démarche qui est ici la sienne - enregistrer le battement de cœur de celles et de ceux qui veulent bien se prêter au jeu dans une petite pièce immaculée ; faire entendre aux visiteurs d’autres battements dans une salle tout en longueur, éclairée seulement par une lampe s’allumant au rythme du dit coeur, laquelle permet de découvrir par intermittence des miroirs placés à hauteur d’homme le long des parois -, cette démarche sensible, « romantique », ne peut que toucher l’âme des Japonais et surtout des Japonaises.
Le fait que ces battements de cœur proviennent, selon les vœux de l’artiste, du monde entier est un autre atout de taille. Le dispositif frise la perfection et séduit. Très « artistiquement correct » et un peu too much à notre goût, même si nous reconnaissons là l’artiste doué et roué que nous admirons depuis longtemps.
Celles et ceux qui choisissent de faire don de leurs battements de cœur au musée se voient remettre, moyennant le versement d’un écot, une disquette d’enregistrement.
Une petite cocasserie : les Japonais évitent le plus souvent tout contact physique avec l’autre. Ici, pas de poignées de main et encore moins de bisous. Or la salle d’écoute du musée est le plus souvent plongée dans l’obscurité, ce qui ne manque pas de provoquer quelques télescopages incongrus...
Ce que nous avons aimé : l’emplacement du musée, ses dimensions, la couleur de la maisonnette, l’infinie patience des pèlerins, et surtout la joyeuse contradiction, ce jour-là, entre des éléments déchainés et le battement des cœurs. »
Chassés-croisés.
Etait-ce avant ou après l’exposition organisée par Suzanne Pagé à l’ARC, cette exposition bouleversante, traumatisante peut-être; une de ces rares expositions qui vous marquent à vie ? Peu importe.
En 1986, alors que nous venions d'exposer Sarkis à la Maison de la Culture de La Rochelle, celui-ci me présenta à Christian Boltanski. Tous deux avaient dialogué à leur manière en 1970 dans une expo d'anthologie à l'ARC-Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris. Je proposai à ce dernier de présenter certaines de ses oeuvres à La Rochelle.
Ce que nous fîmes en 1987 avec une série de ses « saynetes comiques », hilarantes, corrosives, impayables, des contorsions, une auto-dérision renversante, et la mort déjà, « la mort du grand-père », incarné par notre fringant acteur. Car acteur, il fut.
Je me souviens de l’accrochage tout en longueur, de ces œuvres grinçantes, grimaçantes, déconnantes. Et de sa visite, avec sa veste rayée et un franc sourire, comme en témoignent plusieurs images signées Michel Cormier prise dans notre carmel.
Croisement encore grâce au Saut de l’ange, cette création sublime de Dominique Bagouet au Festival de danse de Montpellier, avec une scénographie signée Christian Boltanski tout aussi sublime, magique, poétique et si je me souviens bien, plein de couleurs, étonnant non, de perles et d’ampoules comme des perles, du rouge, celui de l’affiche avec cinq perles encadrant un petit rat en tutu. Des arcs, des perspectives, des fuites. Une merveille.
Le saut de l’ange, un titre soufflé à Dominique Bagouet par Boltanski, fut donné comme il se devait à la Maison de la Culture de La Rochelle en cette même année 1987, d’autant que nous en étions coproducteurs et que Charles Picq y tourna son film.
Dominique Bagouet à l’époque : « Pour cette création, comme pour les précédentes, il n’y avait pas d’idée de départ, de propos, ou de thématique à illustrer ou à défendre, mais plutôt une sensation. En ce sens, je me sens souvent plus proche d’un peintre face à sa toile. Boltanski ne connaissait pour ainsi dire pas la danse, et n’avait jamais travaillé avec le monde du spectacle. Le recul qu’il a apporté par rapport à mon travail a été déterminant. Il a sur la danse un regard au premier degré, mais un premier degré d’une extrême justesse. Il a une manière très brutale et en même temps très naïve de nous renvoyer à nos propres conventions. Le titre du spectacle, il me l’a soufflé un jour à l’issue d’une séance de travail, et je l’ai reçu comme un haïku à déchiffrer. C’était comme s’il m’en faisait cadeau. »
dominique bagouet, entretien avec chantal aubry, 1989
"Haïku" dit Dominique B. Comme c'est étrange.
Christian Boltanski riait et il pleurait. Ainsi, lorsqu’il exposa lors des Rencontres d’Arles 89, - année bénie, celle de « Nos vingt ans » -, à l’initiative de Françoise Nyssen et de Jean-Paul Capitani à la Chapelle du Méjean, lui en bas, Annette Messager en haut.
Un midi, nous déjeunions en ce début juillet tous les quatre à la terrasse du restaurant d’Actes Sud, au bord du Rhône. Un repas chaleureux, drôle. Jusqu’à ce que Christian B. se mette à pleurer à chaudes larmes. Il pleurait comme une madeleine. Annette Messager ne semblait pas le moins du monde étonnée. Lui nous dit simplement qu’un souvenir lui était revenu. Un souvenir à pleurer. Et notre conversation reprit.
Bien-sûr, il y a le souvenir de sa dernière grande expo au MNAM Pompidou. Mais le cœur n’y était plus. Je veux dire notre cœur. Et le sien ?