Souvenez-nous: il y a un an tout juste, j’avais évoqué, dans un article un rien assassin le “D.I.P.E”, quatrième festival photo international de Dali, cette cité ancienne, à la fois belle et fraîche, située à 1700 mètres d’altitude, au nord du Yunnan. Un festival créé de toutes pièces par le photographe Bao Lihui.
Ce texte évoquait “le meilleur et le pire” (cf La Cina è vicina, 17.08.2012 et aussi “La folie Dali”, 11.08.2012 ), notamment des lieux d’exposition souvent lointains et destroy, des présentations “ni faites ni à faire”, des travaux parfois remarquables confrontés à des accrochages à la va-comme-je-te-pousse indignes d’un tel festival.
L’ami Bao a eu le culot de publier intégralement cette critique dans la revue trimestrielle clôturant le festival et surtout de rectifier le tir, mes remontrances rejoignant celles d’autres professionnels de la photo. Chapeau Bao!
Résultat: l’ensemble des expositions s’avérait cette année beaucoup plus cohérent. (J’emploie le passé car l’une des particularités de cet événement tient à sa brieveté: cinq jours à peine entre les vernissages et la remise des prix!)
Les expos étaient situées soit an centre de la vieille ville, soit dans une immense résidence pour nouveaux riches. Finis, pour les visiteurs lambda et les membres du jury – Bao m’ayant demandé cette année de présider celui-ci – les errements de l’année dernière.
La meilleure surprise: l’investissement d’une ancienne usine où se développaient un ensemble d’expositions chinoises et internationales de belle facture.
Ce qui n’était pas sans rappeler les désormais fameux ateliers de la SCNF d’Arles investis avec brio par François Hébel et Olivier Etcheverry dès 1986-87, devenus l’emblème du plus grand festival de photographie au monde, ateliers que l’on dit aujourd’hui menacés…Mais ceci est une autre histoire.
Notre jury était cette année compose de Louise Clements, directrice artistique du QUAD, le grand centre culturel de Derby (G.B) et du Format Festival, - arts visuels - ( www.formatfestival.com), Gwen Lee, fondatrice et directrice du Singapore International Photography Festival, certainement le meilleur d’Asie, dont la prochaine édition – à ne pas manquer – se tiendra en novembre (www.sipf.sg) ; Wong Bao Guo, Senior Editor de l’excellent China Photography Magazine, parfait gentleman, l’oeil acéré, et Didier de Faÿs, directeur de Photographie.com, un habitué du festival. A dream team!
Disons-le tout de go: trois d’entre nous, Louise, Gwen et Didier, étaient commissaires d’expositions que nous avions à juger, chose absolument inimaginable dans nos contrées. Et possible en Chine…à condition d’établir en amont des rêgles strictes et de jouer la carte de l’honnêteté et du respect mutuel. Ce qui fut fait.
D’emblée, nous allions découvrir la meilleure exposition du festival et l’une des plus extraordinaires qu’il nous ait été donné de voir à tous depuis longtemps.
Pour accéder à l’usine, il vous faut d’abord descendre le long d’une ruelle des vieilles dalles de pierre, très glissantes en ce jour de pluie diluvienne. Un haut bâtiment que l’on devine abandonné barre la ruelle en contrebas de la ville.
Partout, sur notre chemin et sur les murs de l’usine, des affiches petites et grandes, parfois géantes, vantant les mérites de telle expo, dazibao (“journaux à grands caractères”) d’une nouvelle ère, celle de la communication la plus sauvage et la plus anarchique. Je n’ose imaginer à quoi ressemblent aujourd’hui, une semaine après la fin du festival, les rues de cette petite cité touristique.
A l’entrée de l’usine, un entrepôt ouvert à tout vent, très haut de plafond – pas moins de 15 m -, volumineux, où apparaissent encore des slogans de l’époque maoïstes, peints verticalement en rouge.
Cinq images elles-mêmes géantes sont soigneusement accrochées.
Vues de loin, celles-ci frisent l’abstraction. On jurerait de grandes toiles peintes par un artiste s’inspirant d’un rêve lunaire et explorant une matière épaisse, couleur terre.
En avançant de quelques pas, l’effet d’abstraction s’estompe. Ces grands mouvements, ces traces, ces coulées sont autant de vallées, de monts cendreux, de plaines désertiques. D’immenses territoires sans âme qui vive.
Approchez-vous encore: vous devinez alors que ces paysages arides et semble-t-il infinis – l’horizon n’apparait jamais – ont été saisis du ciel.
Bon sang mais c’est bien sûr: ces photos rappellent notre Yann Arthus-Bertrand national et international et son fameux best-seller, “La terre vue du ciel”!
Faites encore quelques pas, comme vous y convient le photographe lui-même, Hui Huaijie et le commissaire, Huang Yihuang.
Sur ces monts pelés, sur des plateaux que l’on devine balayés par les vents, apparaissent…des caractères chinois géantissimes, des slogans de l’époque maoïste, parmi lesquels “Mao Zhuxi Wan Sui!” (“Longue vie à Mao Zedong!”) ou “Wei Ren Min Fu Wu” (“Servir le Peuple”). (voir les détails des images, volés avec mon iphone, en attaché).
Les restes d’une époque de folie, une “folie vue du ciel”.
Après que des autorisations très spéciales aient été obtenues à l’arraché par Huang et Hui, ce dernier effectua des prises de vue aériennes, en avion, au-dessus du Xingjiang, la province la plus occidentale de Chine, où se déroulèrent, à partir des années 1960, les essais atomiques.
A mieux y regarder, apparaissent enfin des ruines, photographiées au soleil couchant, où logeaient jadis les militaires et les civils en charge de ce programme.
Auprès de celles-ci, toujours gravées au sol dans des dimensions telles que les caractères sont lisibles de très loin, de très haut, des inscriptions telles que celle-ci: “cizuo” (“toilettes”)! Et aujourd’hui, plus rien ou presque. A peine un pan de mur.
En visitant l'expo, peut-être pour relativiser inconsciemment la gravité de ce témoignage, nous nous sommes tous cinq esclaffés: le Grand Timonier et ses acolytes n'avaient-ils pas inventé le Land Art?
No man’s land ce fut avant la colonisation atomique, no man’s land ce territoire improbable est-il redevenu. Qui pourrait vivre ici? Personne. A contrario, on imagine ce qu'endurèrent les malheureux scientifiques, "volontaires", dans cet enfer.
Inutile de dire que ces images, de par leurs qualités, leur puissance intrinsèques, leur message, ont convaincu le jury.
Le prix le plus prestigieux du festival, celui du meilleur photographe, sera remis à Hui par votre serviteur lors de la cérémonie de remise des prix, aussi bordélique que sympathique, le 5 août au soir.
L’exposition s’intitule “The images of idea”, “Les images de l’idée”.
Le commissaire, très prudent, ne fait aucune allusion à la folie de l’époque et encore moins au fait que nous découvrons un site atomique. Dans la chute de son texte, il évoque juste le fait que “nous ne pouvons ignorer plus longtemps les relations entre l’humain et la nature, entre le développement économique et la transformation de la nature, entre l’écologie et la politique nationale”. Dont acte.
Personnellement, ce travail m’a profondément touché car il traduit, d’une façon certes emphatique, les aberrations dramatiques qui ont secoué la Chine durant l’ère maoïste.
(Et aussi, disons-le, l’apparence quasi cosmique de ce pays continent. L’un irait-il avec l’autre? Autrement dit, le chaos maoïste a-t-il un lien avec le gigantisme de l’ancien Empire du Milieu? Vaste question!).
Comme le prouvent ces photographies, aucun territoire, et donc a fortiori aucune conscience, n’étaient épargnés. Le rouleau compresseur de cette effroyable propagande écrasait jusqu’aux confins les plus reculés de l’empire.
Comme il l’avait fait le long du Fleuve Jaune, posant les mêmes questions, Hui Haijie s’affirme non seulement comme l’un des maîtres de la photographie de paysage mais comme un de ces grands philosophes et sophistes qui ont marqué la culture chinoise depuis des millénaires. Simplement, l’image est son écriture.
Oui, cette image nous souffle une idée, et beaucoup plus encore: une foultitude de réflexions d’ordre politique, écologique, philosophique, voire archéologique.
A travers cette “mise à distance”, pour reprendre les termes du commissaire, Huang Yihuang, et ce qui se situe “de l’autre côté de la colline”, Hui Haijie s’interroge, nous interroge et en appelle silencieusement à une prise de conscience qui tarde encore en Chine plus qu’ailleurs.
Huang Yihuang croit y déceler “une perspective unique de saisir d’en haut, de photographier, paisiblement, des paysages naturels faconnés par l’homme” et ce, ajoute-t-il, “without any emotion”, “sans aucune émotion”.
Sans connaître cet artiste, je crois tout au contraire que ces images gigantesques – ai-je dit que chacune mesure plusieurs mètres? – apparemment froides, bruissent d’une émotion infinie, d’autant plus forte qu’elle est retenue. La sienne et la nôtre.