Vous vous promenez rue Huai Hai, ancienne Avenue du Maréchal Joffre, au cœur du carré magique, entre Cartier, Apple…Vous passez devant la tour K11, son immense logo lumineux et ses deux antennes géantes dressées vers le ciel.
Et là, non, vous n’avez pas la berlue, c’est bien la reproduction exacte du petit pont nippon de Giverny qui vous tend les bras, avec presque autant de fleurs épanouies…Un pont qui sonnait, aux yeux de Claude Monet, comme un joli rappel du fameux pont de bois immortalisé jadis par le photographe et coloriste Felice Beato à Nikko. Pont et décoration passent d’autant moins inaperçus que l’entrée du K11, haute d’une trentaine de mètres au moins, est entièrement couverte par une projection des nymphéas sur un mur d’eau.
Vous êtes donc au cœur de l’une des galeries marchandes les plus spectaculaires et les plus haut de gamme de la mégalopole de l’est. A votre gauche Dolce e Gabana, qui vient de connaître avant-hier un flambant lancement orchestré par l’ami Bao Yifeng, Grand Chambellan des PR shanghaiennes…
Il vous faudra prendre soit l’ascenseur, soit l’escalator pour rejoindre le troisième sous-sol où s’étend habituellement un espace interlope dédié à l’art contemporain, géré avec un certain doigté par deux jeunes pros : Joanne Kim , Coréenne hier petite main dans la meilleure galerie photo de Shanghai, M97, dirigée par Stephen Harris, et l’alter ego de celle-ci, Eric Chan.
Cet espace est régi et financé par une puissante fondation d’art dont l’atout majeur est «la com ». ( A Shanghai et en Chine dorénavant, vous n’êtes rien si la com ne vous vend pas et si vous n’apparaissez pas sur le réseau le plus « in » qu’est WeChat, le twitter chinois, twitter multiplié par cent…)
Aie, aie, aie : vous n’avez pas votre billet ? Retour à la case départ ! Sans votre césame aux couleurs des nymphéas, pas de salut.
Il vous en coûtera 100 rmb. Soit le prix d’un taxi traversant la ville deux fois ou les deux tiers d’une course pour rejoindre l’aéroport de Pudong. Ou un repas dans un resto simple et propre.
Etre patient. Se mettre dans la queue. Attendre son tour. Toutes choses que les chinois ont plutôt bien appris, eux qui vous bousculaient, vous passaient devant sans crier gare en vous écrasant les pieds il y a encore quelques années.
Premier constat : la foule qui vient chaque jour au K11 – 2000 à 3000 visiteurs en semaine, 3500 le week-end, dans un espace remarquablement distribué nous y reviendrons, mais somme tout modeste – s’agglutine très vite devant les œuvres de la collection Monet. D'autant que celles-ci se situent à moins d'un mètre du spectateur, une sobre barrière marquant la limite à ne pas dépasser. Gare aux faux mouvements: une sirène se déclenche à la seconde. Il se murmure que chaque oeuvre est "couverte" par une caméra au moins. Quant au service de surveillance, je vous dis pas...
Si des peintures du maître figurent bel et bien dans l’expo, celle-ci commence, comme au Musée Marmottan-Monet, par des portraits, des caricatures ici de Caillebotte, là Madame Monet première et son barbu de mari peint par leur ami Renoir, là-bas un Carolus Duran…
Pour Marianne Mathieu, adjointe de direction au Musée Marmottan-Monet et commissaire de l’exposition, « Parcourir l’exposition est comme rendre visite à Claude Monet, prendre un café en sa compagnie et avoir la chance de partager les passions de l’artiste ». Premier régal en forme d’apéritif.
Claude Monet lui-même apparaît dans la seconde salle, où la thématique du voyage est savemment évoquée. Plaisir de voir ou de revoir le Londres qu’il habita (1905) ou certaines marines précoces (1885).
Puis vient ce qui semble être l’apothéose, avec ces enchevêtrements floraux saisis au plus près comme si le vieil artiste avait voulu s’y fondre, avec une fois encore sa profonde révérence pour le Pays du Soleil Levant et les vibrations de la lumière et de l’eau, d’une beauté indicible.
Les dimensions très modestes de l’espace et de la hauteur sous plafond –tout le dispositif d’éclairage et de sécurité étant masqué par un faux plafond métallique du meilleur effet – sont comme évacuées dans la dernière salle où sont donc accrochés les plus grands formats, par un geste hautement signifiant : la création d’un ovale parfait faisant écho au Monet installationniste de son œuvre à l’Orangerie. La messe serait-elle dite ?
Non. Un divin nymphéas datant de 1903 et donc très antérieur aux peintures jalonnant l’ovale vient là à point nommé. Chacun retient son souffle.
Avant de basculer dans une salle tout aussi grande que l’exposition elle-même où s’entassent livres d’art, produits dérivés en tous genres. On peut même voir une représentation grandeur nature du vieux maître…devant une issue de secours. Au secours !
Le public, très jeune, très féminin, très avide de saisir cet art exotique à ses yeux, est ravi. Y compris semble-t-il de la surpopulation ambiante qui n’est pas sans rappeler la fréquentation de nos plus grandes expos au Grand Palais, au musée d’Orsay ou au Centre Pompidou.
C’est la rançon de ce succès unique. L’exposition à peine commencée – elle se terminera le 16 juin – plus de 150.000 billets se sont vendus. Bingo ! Et le marché noir fait déjà rage. Les prix peuvent doubler. Nul doute qu’ils grimperont encore plus haut quand la billetterie sera épuisée.
Le pari était audacieux : présenter dans un espace n’ayant a priori aucune des qualités requises pour une présentation muséale – ni sécurité, ni éclairages aux normes, ni humidificateurs – une telle exposition relevait d’une gageure. Grâce aux efforts conjugués de Marianne Mathieu et de Margo Renisio, architecte DPLG, co-directrice à Shanghai de l’agence Ideaa3 devenue ici la référence absolue en terme de scénographie et de muséographie, grâce il est vrai au soutien des responsables de la fondation d’art K11, le pari s’avère plus que réussi.
L’audace tient surtout au fait que l’art le plus élevé soit proposé au sein d’un temple…de la marchandise. Guy Debord a dû se retourner dans sa tombe.
Les Cassandre ne se privaient pas, avant l’ouverture de l’exposition, de prédire à celle-ci un destin trivial. Ils en sont pour leurs frais : la preuve est faite que de tels espaces, si ils sont maîtrisés, apprivoisés, reconstruits, entièrement relookés – ici avec de multiples références au style de celui que la brochure distribuée à l’entrée nomme « le Maître de l’Impressionnisme » - peuvent devenir de formidables vecteurs de l’art, tout en évitant le danger récurrent, ici comme ailleurs, de musées trop froids, trop grandiloquents, trop loin du centre de cette cité à nulle autre pareille.
Ici bat le coeur de Shanghai. C'est l'une des raisons principales de la réussite de cet événement qui résonne non seulement dans le Paris de l'Orient, mais dans tout le pays, heureux et jaloux car une fois de plus, la ville "au-dessus de la mer" a damé le pion aux autres cités, y compris à la vieille capitale.
Depuis le soir mémorable de l’inauguration en la présence très remarquée de Madame l’Ambassadeur de France en Chine, Sylvie Bermann, du Consul Général de France à Shanghai, Emmanuel Lenain et du Conseiller Culturel, Anthony Chaumuzeau, l’exposition connaît un succès inouï et une couverture médiatique amplifiant encore « la folie Monet ». Quelle meilleure façon de célébrer le cinquantième anniversaire des relations diplomatiques franco-chinoises ?
Master of Impressionism. Claude Monet
du 8 mars au 15 juin 2014, K11 art space - B3 Shanghai K11 Art Mail. Tous les jours de 11h à 20h. le jeudi de 11h à 18h.