CLAUDE HUDELOT
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Billet de blog 16 juin 2021

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BRONISLAW MALINOWSKI, UN BIPOLAIRE AU PACIFIQUE SUD

CLAUDE HUDELOT
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Pour Emmanuel Carrère

 5 janvier1918 : « Par moment, j’ai regretté de ne pas être un sauvage ».

 Malinowski : ce nom aura résonné dans le monde des ethnologues et bien au-delà dès l’année de la parution, en 1922, il y a donc exactement un siècle, de ses deux ouvrages majeurs, Les Argonautes du Pacifique occidental et La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie, le premier étant qualifié à juste titre de « chef-d’œuvre de l’anthropologie moderne », « l’un des trois ou quatre plus grands livres de toute la littérature ethnologique ».

 Quant au second, il fera l’effet d’une bombe, tout comme Coming of Age in Samoa de Margaret Mead quelques années plus tard, en 1928.

 Ces deux livres sulfureux, mais tout aussi bien Les Argonautes vont provoquer de vraies tempêtes au sein du milieu académique mais aussi dans d’autres milieux intellectuels et jusque chez les politiques. Une vague profonde dont les effets se feront ressentir encore dans les années 1980, après la mort de Margaret Mead.

 Un exemple de cette immense notoriété, lorsque l’on sait que peu d’anthropologues auront touché un plus large public que leur sphère d’origine – je pense à Claude Levi-Strauss, à Françoise Héritier -, c’est la large place occupée par B.M au milieu des plus grands artistes modernes de Pologne, dans « Présences polonaises » au Centre G. Pompidou de Paris en juin-septembre 1983, lors même que trois de ces ouvrages n’avaient pas encore été traduits en français ! Un comble pour ce grand francophone.

 Au demeurant, le chemin des éditions des œuvres de notre scientifique polonais sera semé d’épines : les Argonautes fut refusé par six éditeurs successifs avant de trouver sa maison.

 Ces deux « grands », pour reprendre la terminologie de Remo Guideri, orfèvre en la matière, et même « super grands » - car ni Reo Fortune, ni Gregory Bateson, les autres mousquetaires de l’anthropologie de cette région - ne sauront bâtir de tels « squelettes théoriques » à partir de recherches sur le terrain, loin de toute influence de nos civilisations.

 Malinowski en est l’indéniable pionnier. Ce que personne ne lui conteste et surtout pas un autre super-grand, Claude Levi-Strauss qui lui aussi emploie le terme de « chef-d’œuvre » à propos des Argonautes.

 Du long séjour de B.M dans les îles nommées jadis Trobriand – avec ses belles Trobriandaises et ses beaux Trobriandais – devenues l’archipel de Kiriwina, celui-ci saura encore tirer trois autres opus : La Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Trois essais sur la vie sociale des primitifs et La Paternité dans la psychologie primitive, nourris parfois il est vrai par d’autres recherches.

 Soit cinq textes où « la vie sexuelle des sauvages » est omniprésente, ce qui fera dire à certains de ses collègues, parmi lesquels R. Thornwald qu’il était « un obsédé sexuel".

Quoiqu’il en soit, grâce à ce bouquet, il deviendra l’un des leaders de cette discipline naissante et l’un des grands prêcheurs, ayant pratiqué puis prôné ce qui allait être sa marque de fabrique, l'observation participante.

B.M disparaît en 1942. En 1963, un vilain petit canard sous la forme d’un « petit cahier noir » sera publié par Valetta Malinowska sous le titre explicite de Diary in the Strict Sense of the Term, ceci pour se démarquer d’un autre « journal », professionnel celui-là.

Elle aurait pu tout aussi bien lui donner le titre de « Journal intime ». La parution en anglais date de 1967. L’édition française, au Seuil, Journal d’ethnographe, sort en 1985.

Sur la couverture, une image qui vaut se pesant d’ignames.

A gauche, attrapant la lumière en son costume blanc, chemise et pantalon immaculés, guêtres claires et chaussettes blanches, - il ne lui manque plus que le casque colonial - se tient debout, bien droit, un « caucasien » vigoureux, avec un début de calvitie, les mains sur les hanches. Sûr de lui, attentif, il observe son vis-à-vis le pied gauche posé sur une souche d’arbre. Conquérant? En toile de fond, l’esquisse d’une baie.

A droite, un second homme debout, les fesses négligemment posées sur le bout d’une pirogue.

Il est, sinon noir comme B.M aime appeler les Trobriandais – il écrit niggers - très sombre de peau, bien proportionné. Quasiment nu – seul un cache-sexe clair couvre ce dernier ; il tient dans la main gauche une petite statuette et près de son coude une jolie gourde. Il porte une coiffure crépue savamment ordonnancée en une boule aux formes régulières cousine de celles que portèrent plus tard les Black Panthers. Il est relaxe, comme certains grands athlètes après l’effort et tout aussi sûr de lui que son compagnon. Dans son ombre, un adolescent.

Les deux hommes posent, attendant que le déclencheur fasse son boulot. J’adore cette photo. Elle est signée Bronislaw Malinowski. Elle mériterait à elle seule une longue exégèse. Juste ceci : tout indique dans l’attitude de l’ethnographe une attente, une demande, celle-ci étant cependant non explicite. Son compère, quant à lui, se veut à la fois présent, prêt à lui offrir – offrir quoi ?

ces objets que collectionne l’anthropologue ? La connaissance de son peuple ? – et en même temps seigneurial, puisque selon moi, il appartient à la classe sociale des chefs. Aux Trobriand, il n’y a jamais que deux d’entre elles : les chefs donc, et les autres, le petit peuple.

Revenons au Journal. Il est à l’image de son auteur.

Commençons par le commencement.

B.M vient de rallier les Trobriand. Il nous a fait partager, sans vergogne, ses crises, ses piqures d’arsenic lorsqu’il est au plus mal, ses désirs avouables et inavouables, ses rêves et ses cauchemars.

Première citation. Elle date du 20 septembre 1914. B.M vient de débarquer à Port-Moresby, capitale de la Nouvelle-Guinée, alors sous mandat allemand.

« Aujourd’hui, lundi 20.09.14, j’ai fait un rêve singulier ; un rêve homesex, avec pour partenaire mon propre double. Des sentiments étrangement auto-érotiques : l’impression que je désirerais avoir une bouche à baiser qui serait exactement comme la mienne, un cou incurvé tout comme le mien, un front comme le mien (vu de côté). Je me suis levé rompu, il me fallut du temps pour rassembler mes esprits. (…) »

(Dans la même veine (20.2.18). « Cette nuit, un rêve obscène : des serveuses de bar, monstrueusement vulgaires et ignoblement sexy – et elles étaient deux – et je les tripotais de partout » (en français)).

Dimanche 27.9. Cela fait deux semaines que je suis ici » (à Port-Moresby). « Je ne peux pas dire que je me sente vraiment bien physiquement. Samedi dernier, je me me suis fatigué outre mesure au cours de l’excursion avec Ahuia » (un de ses informateurs) « et je n’ai pas vraiment récupéré depuis.

De l’insomnie (mais pas trop marquée), un cœur surmené, et de la nervosité (surtout çà), voilà ce qui me paraît être les symptômes actuels. J’ai l’impression que le manque d’exercice dû à un cœur facilement défaillant » - il mourra d’une crise cardiaque à l’âge de – « et un travail intellectuel passablement intense sont la racine du mal. Il faut que je m’active davantage, surtout le matin quand il fait encore bon, et le soir lorsque la fraîcheur revient. L’arsenic est indispensable, mais je ne dois pas abuser de la quinine. Quinze grains (en français dans le texte) tous les neuf jours devraient suffire.

Quant à ce que je fais, mon enquête ethnographique m’absorbe profondément, mais elle comporte deux défauts fondamentaux : 1) j’ai assez peu à faire avec les sauvages sur place et mon observation est insuffisante, et 2) je ne parle pas leur langue. A cette seconde lacune, il sera dur de remédier, bien que je m’efforce d’apprendre le motu. L’extrême beauté du paysage alentour ne me touche pas très vivement. En fait, je trouve la région qui environne Port-Moresby plutôt morne ».

Comment ne pas aimer ces remarques d’autant plus sincères que ce journal n’est très probablement pas destiné à une publication quelconque dans l’esprit de B.M ? Le rêve décrit en ouverture en dit long sur sa volonté de ne pas s’autocensurer. Un bon point pour Valetta Malinowska qui ne se cachera pas, comme on le lira plus tard, d’avoir écarté certains passages      « intimes ». A croire que celui-ci ne l’était pas !

Souvent, et c’est le cas, ici, le journal se veut une incitation à rectifier le tir, à éviter des chausse-trappes, à retrouver le droit chemin. Livré à la solitude – un thème qui parcourt le petit cahier noir de bout en bout – ce dernier devient son alter ego, son compagnon, son confident. Il a son propre style, familier, direct, émaillé de mots en langues étrangères, en français surtout.

Parfois, il peut s’envoler, devenir élégiaque, lyrique avant de sombrer dans un spleen à couper au couteau. Ce qui me fait croire dur comme fer à la thèse de la bipolarité.

La seconde citation, toujours au début du journal se situe au mois d’octobre, dans la petite île de Mailu. B.M vient de traverser une sale période comme il en connaitra tant, faite de rancœur envers l’Autre – en l’occurrence un européen qui manque à sa parole, celle de lui fournir des informateurs. Comme ce récit le prouve à chaque page, l’ethnographe est tout nu sans eux !

Il remâche son passé et lit roman sur roman, signe comme toujours d’un désespoir profond et d’une faute patente car se plonger dans les ouvrages, fut-ce la plus haute littérature - on dirait qu’il a emporté avec lui toute la BNF - c’est signe de déchéance et d’inaction. Or ce sera l’un des refuges auxquels il aura recours le plus souvent.

Les auteurs français y ont la meilleure part.

Page 46: " je lis Vanity Fair et dans mon désespoir – ma complète hébétude – je ne savais plus où j’étais ». La suite est plus drôle. Or l’on rit rarement dans ce Journal.

« Ah oui, dimanche soir, j’allais en pirogue jusqu’au petit vapeur, et, à la suite d’une fausse manœuvre avec le balancier, je tombai à l’eau. Peu de chose en apparence, mais je l’ai peut-être échappé belle ! Je parvins à me hisser sur l’embarcation chavirée, et la vedette vint à mon secours. De retour, en me trouvant encore (en mon for intérieur) en bons bons termes avec S. » (celui-là même qu’il maudit quelques paragraphes plus haut, le sieur Saville), « je changeai de vêtements et traitai toute l’histoire en plaisanterie. Ma montre et mes objets de cuir dans une poche furent endommagés ».

Et là, brusquement, le récit décolle enfin.

Notre fringant ethnographe – il a tout juste trente ans – fait un grand pas vers la vie qui l’attend dans d’autres îles. Ce qu’il découvre lors de ces deux nuits à Mailu, ce sont des rythmes, des « sauvages trépignant », des signes encore indistincts – les brassards blancs, il le comprendra plus tard font partie intégrante du cycle de la kula – et des codes. Bref, le voici parfaitement à son affaire. Ajoutez-y un soupçon d’érotisme, lequel ne gâche rien.

P 46. Mardi soir, je regarde les danses. Très impressionné. Par une sombre nuit sans lune, à la lueur des feux de joie, une foule de sauvages, certains ornés de plumes et et de brassards blancs, trépignant en rythme.

P 48. Je regarde des danses ravissantes, pleines d’une grâce poétique et j’écoute la musique de Suau » (une île à l’est). « Un petit cercle de danseurs ; deux danseurs se font face, les tambours haut levés.

P 49 / 50. Puis, comme il n’y avait ni danse, ni assemblée, je marchai jusqu’à Oroobo en suivant la plage. Merveilleux. C’était la première fois que je voyais cette végétation au clair de lune. Etrange et exotique au plus haut point. L’exotisme affleure légèrement à travers le voile des objets familiers. Le quotidien s’éloigne. Un exotisme assez fort pour brouiller l’appréhension normale des choses mais trop faible pour créer un nouvel état d’âme. Je m’enfonçais dans la brousse. Un instant, la peur m’étreignit ; il me fallut me ressaisir. J’essayai de sonder mon propre cœur. « Qu’en est-il de ma vie intérieure ? » Aucune raison d’être content de moi. Le travail que je fais est plus une sorte d’opium qu’une mise en œuvre de mes facultés créatrices. Je n’essaie pas d’accéder à des couches plus profondes ; de l’organiser. Lire des romans est tout bonnement désastreux. Je me couchai et pensai à d’autres choses, et de façon impure. »

Avant d’entrer dans le dur, quelques remarques.

Lorsque B.M écrit « clair de lune », tout va bien.

L’exotisme : un thème qui revient de temps à autre et mériterait d’être comparé à celui de Victor Segalen, son presque contemporain, son presque voisin dans les mers du sud.

Peur du noir, de la nuit, crainte de l’irrationnel. Et de la sorcellerie, de la magie ?

Un autre passage, relevé à la fin de son séjour, nous sommes le 6 juin 1918, fait écho au premier, et l’éclaire si je puis dire.

« Promenade crépusculaire : surmontant ma peur du noir, je m’enfonce dans une sorte de tonnelle formée par des frondaisons claires sur un arrière-plan sombre. Sentiment que des créatures sont là, à m’épier, à me toucher presque, et avec des intentions particulières". C'est moi qui souligne, C.H. "Découvert que, dans certaines circonstances, il est plus facile de succomber à des « croyances purement irrationnelles » que de lutter contre elles. C’est là tout simplement s’abandonner au plus facile. Ainsi je perçois ces choses non point comme « réalités (physiques) agissant sur mes nerfs », mais comme d’inoffensifs et bien réels esprits follets ».

Toujours en 1918. « Le départ approche. Les recherches s’avèrent de plus en plus fructueuses. B.M est-il « comme un poisson dans l’eau » ? Il n’en est rien. Ainsi est faite la nature humaine.

« 28.1.1918. Lundi. Cà va plutôt plus mal. Dans l’après-midi, c’est l’effondrement. Je grelotte. Pris de la quinine et de l’aspirine. Commence à admettre l’hypothèse que je suis sur le point de mourir. Cela m’est indifférent. De la fièvre, un manque de vitalité ; une condition physique au plus bas. Aucun désir de vivre. Je ne regrette rien ; aucune perte. Sentiment que c’est un bon moment pour mourir. Seul, calme ; une atmosphère de finalité. (…)

Le 29 .1. 18. Mardi. La quinine fait de l’effet : de la migraine, une extrême faiblesse ; je ne me sens pas beaucoup mieux. Rechute dans l’après-midi (…). « Pris un lavement – çà m’a tout de suite soulagé. Puis du calomel et une purge générale. Des sels effervescents qui – en fait – m’ont tiré de là.

31.1.18. Jeudi. Beaucoup mieux. Je crois que je vais m’en tirer. Subjectivement, c’est le vide, la dépression. »

Tout est là. Je veux parler des symptômes d’une bipolarité ravageuse.

Non. Tout n’est pas là.

Si celle maladie que je connais bien, que je fréquente depuis des décennies –évoquée dans mon article sur le très remarquable Yoga d’Emmanuel Carrère - , si la bipolarité passe par des creux de dix mètres, elle peut atteindre des sommets.

La preuve dans cet autre extrait du Journal d’ethnographe écrit par Bronislaw Malinowski à la fin de son séjour dans les Trobriand, du nom d’un lieutenant de vaisseau français qui « découvrit » ce petit paradis en 1793 avec un navire nommé…L’Espérance !

Vendredi 20. 04. 2918. Une autre journée de travail intensif, sans fatigue ni surchauffe, en bonne forme physique et satisfait. Le matin, écrit dans la solitude et, malgré tout, je me sens un peu moins abandonné du monde quand les niggers sont là ». (Les italiques sont de lui). » Levé comme d’habitude.

Des deux côtés de mon intérieur gris » ( B.M fait allusion à la grande tente dans laquelle il vit au bord de la plage) « des parois de verdure : à l’est, les frais taillis d’odila » (la jungle, par opposition aux parcelles cultivées) « à l’ouest, un couple de palmiers roses qui divisent la partie du tableau en deux, verticalement : le chemin tapissé de (…, illisible) et à l’arrière-plan la jungle odila avec ses flots de végétation.

L’intérieur : des planches pourries, rafistolées par endroits, couvertes d’un monceau de choses : au milieu, la natte de Samson » (l’un de ses proches informateurs et compagnons de misère et de jours de gloire ; ils s’aiment bien ; comme on le verra, Samson lui offrira un canne, un geste que B.M apprécie) « et mon lit qui trône là ; la table, des piles d’affaires à moi…etc. Eh bien » (en français ; il est polyglotte et aime à essaimer son récit d’expressions étrangères, surtout françaises, j’y reviendrai), « j’ai réussi à couvrir systématiquement beaucoup de terrain ; vers midi, les niggers m’ont aidé à finir kaloma et à traduire les textes. »

Kaloma signifie « petits disques de spondyle perforés dont on fait des colliers qui figurent dans le circuit kula.

C’est ce système d’échanges très complexe, très riche en informations qui occupe toute la région, bien au-delà de l’archipel, que B.M n’aura de cesse d’étudier, d’éplucher tout au long de Les argonautes du pacifique occidental, ce livre monument, qui fit de lui l’un des plus grands anthropologues du XXème siècle. Coup d’essai, coup de maître.

« Après dîner, Samson est revenu ; Yaboaina, kaloma libagwo – j’étais exténué et je ne pouvais plus aligner deux idées. J’ai été fait un tour le long de la plage de sable et de galets, puis retour. Le grand feu jetait des lueurs vacillantes sur les palmiers aux couleurs tendres à l’arrière-plan ; la nuit se fit. Kitava » (une petite île de l’archipel à l’est des autres) « disparut au-delà des flots lointains.

Une fois encore, un afflux de joie, joie de connaître cette libre existence, cette existence dépouillée, au sein de ce paysage fabuleux dans des conditions exotiques (combien peu exotiques me paraît actuellement la Nouvelle-Guinée !), un véritable pique-nique, mais fondé sur un travail réel. J’ai aussi la joie intangible du travail créateur, des obstacle à surmonter, des nouveaux horizons qui s’entrouvent ; des formes brumeuses qui se dessinent peu à peu.

Je vois la route qui monte et monte.

J’avais les mêmes afflux, de joie déjà à Omarakana », autre nom pour île de Trobriand ou île de Kiriwina « et plus justifiés encore, car ce fut là mon premier succès et les difficultés étaient plus grandes. Ce fut peut-être aussi la raison de ma joie à Nu’agasi, lorsque soudain le voile s’est déchiré (en français) et que j’ai commencé à recueillir des informations. Au bord de la mer, des idées fécondes sur « le sens de l’humour, les mœurs et la morale ».

Je reviens fatigué, me couche. Samson m’offre une canne. Je vais avec lui et il m’a appris des choses. Aussi sawapu. (Ne figure pas dans le glossaire). Je suis rentré tard et j’ai bien dormi ».

Un des soucis majeurs de B.M durant tout son séjour : insomnies et pensées « lubriques » selon ses propres termes. Me fait penser souvent à André Gide, y compris son onanisme plus ou moins honteux à ses yeux, mais jamais clairement noté, contrairement à son illustre « collègue ».

« Ah oui, sur le chemin de retour, j’ai passé par le bassin, et c’était merveilleux : les arbres, l’eau, les canots au clair de lune. Quel dommage d’avoir sans doute à quitter tout çà à jamais ! »

Une remarque : ce récit vient à la presque fin de son dernier séjour dans les « îles de l’amour » selon sa formule, une formule devenue culte qui sera la source de bien des malentendus et reste scotchée aux Trobriand comme le sparadrap au doigt du capitaine Haddock.

Si j’avais à retenir une seule phrase, ce serait « Je vois la route qui monte, qui monte ».

Sur le tard et rétrospectivement, B.M idéalise, idéalise, idéalise.

A contrario, ce court extrait de cette même année, le 6 janvier 1918 : « J’étais songeur ; toute la journée, pensé au journal » (son journal d’ethnologue), « à consigner les détails de la vie quotidienne ; vers quatre, cinq heures, je suis sorti ; je m’efforce de juguler une crise de dépression. A cinq heures, je suis sorti ; j’essaie de contrôler et d’observer le cours de mes pensées. » (Le plus souvent, c’est peine perdue).

« Dans l’ensemble, je suis maître de moi, mon souci : le besoin d’exercice (en français) physique. Je projette de déblayer un terrain où je pourrais faire ma gymnastique. Exécuté des mouvements de gymnastique suédoise à plusieurs reprises : il y a un endroit où l’odila est moins touffue – où la vue est plus dégagée et agréable. J’ai fait là un peu de course à pied et mes exercices.

Puis, je m’assieds au bord de l’étang pour souffler. Une feuille de palmier me pince mon unu-unu. Je pense à ses cheveux qui venaient toujours se fourrer là au milieu : profonde rêverie amoureuse.. »

Unu-unu nous dit le glossaire : les poils sur différentes parties du corps : les Trobriandais les jugeaient fort disgracieux et prenaient grand soin de se raser le corps ; aussi les petites pousses sur les tubercules d’ignames, et au revers des feuilles.

Cette « rêverie amoureuse », le plus souvent teintée d’un érotisme torride, est d’autant plus pimentée que notre séducteur au crâne chauve jongle avec les souvenirs de plusieurs amantes et de projections à venir, quand il ne frôle pas le pêché avec des « sauvages ».

L’extrait date de la veille : « Une belle journée ; des flaques de soleil, de la pluie. Debout à huit heures avec l’intention d’écrire mon journal, et de recopier des notes éparses, mais mes informateurs sont venus, et au lieu de recopier, j’ai recueilli des informations. Du bon travail. Guma’ubwalibagwo (thème non identifié de la recherche du jour, ce second journal n’ayant à ses yeux aucune valeur scientifique) – à cinq heures, allé à Kaukaka (un village voisin) ; une jolie fille marchait devant moi, une fille au corps merveilleux. J’ai admiré les muscles de son dos, sa taille déliée, et la beauté de son corps qui nous est si inconnue, nous autres Blancs, m’a fasciné. Même avec ma propre femme, »

B.M pense à se marier avec Elsie, c’est une obsession. Ce sera chose faite en Australie après son dernier séjour aux Trobriand « je n’aurai jamais l’occasion d’observer le jeu des muscles du dos aussi longtemps qu’il m’a été accordé de le faire avec ce petit animal.

Par moments, j’ai regretté de ne pas être un sauvage, (c’est moi qui souligne, C.H ) «  et de ne pas pouvoir posséder cette fille ravissante.

A Kaulaka, je regarde un peu autour de moi, notant les choses à photographier. Puis je vais sur la plage, et là m’émerveille du corps d’un jeune garçon qui marche devant moi, un jeune garçon extrêmement beau. Compte tenu (en français) d’une certaine homosexualité résiduelle dans la nature humaine, le culte de la beauté du corps humain correspond à la définition donnée par Stendhal. » De l’art de sublimer ses envies les plus « terrestres » !

Par trois ou quatre fois, Malinowski évoque des séances de « pelotages » avec de jeunes et jolies trobriandaises, quitte à les traiter deux lignes plus loin de « putains ». Se souvenir du catholicisme fervent des Polonais. Des putains, des diablesses. Le machisme du faible.

Cet extrait recèle LA phrase du journal : « Par moment, j’ai regretté de ne pas être un sauvage. » La suite semble prouver qu’il pense simplement comme on dit vulgairement à « se faire » cette « fille ravissante ».

« Fille », « petit animal », passons, le temps vaut prescription! 

Chacun perçoit ici une réflexion beaucoup plus profonde, un désir sexuel, certainement, mais ce soupir nous emmène loin, beaucoup plus loin.

Il me faudrait reprendre les écrits de Paul Gauguin, ceux de Victor Segalen et tant d’autres, certain de rencontrer le même syndrôme.

Que nous dit cet homme en devenir, ce mutant ? Une chose est claire : après ce séjour aux Trobriand, il ne sera plus vraiment le Malinowski d’avant, cet universitaire brillant, armé pour la recherche et absolument novice. Là-bas, sur les îles de l’amour, il perdra son pucelage et bien plus. C’est la force de ses écrits à venir, ce plongeon vertigineux chez l’Autre, dans l’Autre, cette fouille quotidienne qui lui tournait la tête et ne cessait de le troubler. Il y avait les danses, les jeux libertins, les attirances, les désirs violents. Oui, cent fois oui. Mais il y avait plus, beaucoup plus, d’autant que cet homme réunit des dons peu communs, auxquels viennent s’ajouter une sensibilité à fleur de peau, une sexualité complexe, une capacité tranquille à narrer ses rêves les plus secrets, en disciple de Sigmund Freud.

J’ajoute une autre hypothèse : je n’ai pas relevé ici le nombre de fois où il mentionne ses questions à propos de la magie, et les réponses données par ses informateurs. Plusieurs d’entre eux sont des experts ès magie. Or B.M se disait volontiers fascinait par celle-ci, comme le prouve la longue préface à la fois laudatrice et critique qu’il consacre à l’ouvrage de l’un de ses disciples, par ailleurs premier mari de Margaret Mead, R.F Fortune, Sorciers de Dobu, sous-titre : Anthropologie sociale des insulaires de Dobu dans le Pacifique (François Maspero, 1972. Première édition en 1932, Sorcerers of Dobu, Routlegde and Kegan Paul Ltd, London.).

Ce que je veux dire, pardon pour toutes ces digressions, c’est que l’ethnographe qu’il est se voit littéralement dévoré par une univers étranger et étrange qui pénètre peut à peu en lui. Voir plusieurs citations que je donne ici sur sa peur du noir et de l’irrationnel, sur ces présences quasi tactiles qu’il sent autour de nuit lors de ses pérégrinations nocturnes…

Mardi 25. 12.1917. Dîner. Je monte dans le dingh avec Ginger – son assistant, qu’il maudit souvent, roue de coups parfois – et Gomera’u. » L’un de ses plus précieux informateurs. «  Ce dernier me fournit d’importantes informations sur les bwaga’u » - sorcier qui pratique les formes usuelles de magie noire ; il s’en trouve généralement un ou deux par village – « et sur Ta’ukuripokapoka » - un personnage mythique, fort versé en maléfices ; on dit que les sorcières le retrouvent la nuit pour des danses et des orgies. »

Je l’écoute, mais avec une violente aversion : en mon fort intérieur, je refoulais purement et simplement toutes les choses merveilleuses qu’il m’apprenait. C’est là une difficulté majeure de l’enquête ethnographique, et qu’il faut surmonter. Bu du bordeaux. »

Comment interpréter cette aversion sinon comme le signe de la crainte de franchir un pas fatidique ? Tout d’abord, il y a ces indices égrénés comme autant de petites pierres sur la crainte de se voir happé dans l’irrationnel…

Il y a aussi, pour rester sur « la difficulté majeure de l’enquête ethnographique » les écrits ambigus de Reo Fortune tendant à prouver que les redoutables sorcières de Dobu possèdent effectivement les pouvoirs qu’on leur prête !

Faisons encore un pas.

Se baigner quotidiennement dans la culture trobriandaise, en pratiquer la langue, communiquer sans relâche avec ses informateurs mais aussi avec tous les autres êtres qu’il rencontre, se voir imprégné par tous ces sons, ces cris, ces odeurs, ces couleurs, ces saveurs – je suis assez bien placé pour le saisir, moi qui vit des années au cœur d’un Bali encore « sauvage » – provoque une transmutation profonde. B.M en est à demi conscient.

Souvent, j’ai abusé de l’image d’Alice franchissant le miroir. Mais ici, comment y résister ? L’homme Malinowski, dont l’une des caractéréstiques est la malléabilité – encore une des qualités nécessaires je crois à tout bon ethnographe – au cours de ses promenades nocturnes ou à l’écoute d’un de ses informateurs auprès d’un feu languissant, est forcément passé de l’autre côté.

Ce franchissement devait être d’autant plus violent que B.M était malléable, je le crois, mais aussi et surtout un Polonais, un Européen très structuré, d’une culture occidentale peu commune, portant donc sur lui une armure sans faille. Vraiment ?

Une phrase vite oubliée mais revenue en mémoire : B.M dit qu’il a « écouté Tomwaya Lakwabulo », l’un de ses compagnons, « derrière une porte » (17.2.18). J’ai d’abord souri en lisant cette drôle de confidence. Mais peut-être faut-il y voir un signe. Agissant ainsi, l’espion Malinowski – je plaisante – devient peu ou prou l’un des leurs.

                                                 ***

Une inconnue : Valetta Malinowska, dans sa préface écrite à Mexico en 1966, dans laquelle elle se justifie et dit « assumer l’entière responsabilité de cette publication », elle écrit aussi sans ambage que « quelques remarques d’ordre purement intime ont été omises, ces omissions étant indiquées de quatre points successifs ».

Double hic :  les quatre points sont légion et surtout, cette censure va exactement à l’encontre de ce « journal intime » selon l’expression de celle-ci. Nous n’y pouvons mais.

Ce document, qui se présente sous la forme d’un petit cahier noir « plutôt épais » n’était certainement pas destiné à être publié. Pure supposition car un passage sème le doute. Nous sommes au printemps 1918. « Travaillé intensivement. Plein d’ambition et d’idées. (…) Je m’imagine figurant un jour dans le Who’s Who, etc, etc.

Mais j’essaie, c’est vrai, de me débarrasser de mes ces pensées, de lutter ; je sais bien que, dès que j’obtiendrai un titre, etc, çà ne signifiera plus rien pour moi ; que dans le fond, je ne croirai pas aux honneurs, que je les méprise, qu’il se pourrait même que je les refuse. » Why not. On dirait qu’il se la joue non ?

Quoiqu’il en soit, rares sont ces cahiers intimes. Remo Guideri, auteur d’une introduction flambante fait référence à L’Afrique fantôme à de Michel Leiris, ethnologue, écrivain et poète, à George Bateson et à Evans-Pritchard.

Les deux derniers sont du même ordre ; pour Michel Leiris, j’en doute.

Leiris a accompli là une œuvre littéraire en toute conscience. Et bien lui en a pris d’ailleurs. ( Il me souvient d’avoir, dans les années 1980 interviewé pour France-Culture cette grande phographe qu’est Françoise Huguier et l’écrivain Michel Cressol, qui tout deux avaient voulu effectuer le même parcours que leur illustre devancier. ) Guideri a parfaitement saisi la problématique posée par ce texte « à part ».

Encore faut-il avoir lu les écrits scientifiques de B.M de celui qui inventa quasiment l’anthropologie de terrain et cette méthode d’ « observation participante » qui fit et fait toujours les beaux jours de l’anthropologie, même si certains la contestent. Ce que Remo Guideri nomme plaisamment « l’idéologie de la réciprocité » qui ajoute-t-il avec justesse « fera fortune. Elle est encore de nos jours dogme anthropologique. »

Directeur de la collection Recherches anthropologiques », (Seuil) dans laquelle Journal d’ethnographe est publié – le terme ethnographe n’est pas choisi au hasard : B.M fait lui-même la part entre l’ethnographie, qui relève du terrain, de ethnologie, le temps des « constructions théoriques » - R. Guideri dans sa préface aux Argonautes frôle plus qu’il ne prend à bras le corps le thème qui m’a sauté aux yeux, à savoir le contraste puissant, presque violent, entre un scientifique qui n’a eu de cesse, tout au long de l’ouverture des présupposés de son travail majeur, de s’attribuer, à juste titre ou pas, les attributs de la rationalité et cet être tourmenté que l’on voit vivre au jour le jour durant quatre ans, sans aucun voile, ou si peu.

Sur ce dernier volet, Guideri fait mouche : « Dans ce décor, on déambule, guettant le miracle comme les pèlerins l’épiphanie, et presque tout se mesure à l’aune de la solitude, pourtant entourée de présences et de voix. Solitude qui se prête à toute sorte d’onanismes, puisqu’elle se nourrit de la seule mémoire, offrant intarissablement des recoins à creuser encore. Dans cette rumination, les dépressions sont des plages, des haltes. Accès de fatigue. The real vanishes. Et lassitude, surtout au commencement, lorsque l’effort pour surmonter l’accablement devant la besace vide, ou remplie de graffiis, déchoit. L’attirance pour les sauvages enfin, pétrie de répulsion et libérée dans le sommeil. C’est à ce moment que le présent s’éloigne. Piqûres d’arsenic, rythmées comme celles d’un camé, pour lutter contre d’improbables amibes ».

Arsenic au lieu de thé.

« Comment tout cela m’apparaîtra-t-il au retour en Pologne ? » écrit-il le lundi. Plongé dans cet effort pour demeurer sur place, il appréhende une nouvelle beauté, irréductiblement lointaine, impénétrable en dépit du fait qu’elle est sans défense : celle des pauvres, contaminés par les intrus et les exploiteurs venus d’Occident ». Brillant et tellement pertinent !

Prenant le relais, j’aimerais souligner un thème évident, celui du Dr Jekyll et Mister Hyde…L’un ne va pas sans l’autre me direz-vous !

Or Dr Malinowski – Jekyll se révèle à chaque page des Argonautes d’une acuité intellectuelle rarement égalée en ce domaine.

Le pas décisif que B.M fait franchir à l’ethnologie est fondé sur l’anthropologie de terrain et cette méthode dite « d’observation participante ». Il s’en explique dans un paragraphe concis, enlevé, tapant en plein dans le mille : « Si l’on habite dans un village sans autre occupation que de suivre la vie indigène, on assiste sans cesse aux activités habituelles, cérémémonies et transactions on a sous les yeux des exemples de croyances telles qu’elles sont vraiment vécues, et, aussitôt, toute la chair et le sang de la vie indigène authentique viennent étoffer le squelettes des constructions théoriques ».

La suite logique : « Il n’est pas mauvais non plus que dans ce genre de travail, l’ethnographe abandonne quelques fois sa caméra » - il s’agit en l’occurrence d’un appareil-photo, il prendra des photos par centaines - « son bloc-notes et son crayon, pour se joindre à ce qui se passe. Il peut prendre part aux jeux des indigènes, les accompagner dans leurs visites et leurs promenades, s’asseoir, écouter, participer à leurs conversations. »

Ces réflexions peuvent sembler aujourd’hui banales. A l’époque elles étaient révolutionnaires.

Retour au Journal d’ethnographe. Et à cet extrait datant du mardi 14 avril 1918. Pourquoi ? Parce qu’il se déroule comme un ruban, avec au cœur du récit ceci : « le plaisir des impressions toutes neuves ». Parce qu’il reflète les états d’âme de notre héros. Parce qu’il saute allègrement d’un registre à l’autre, ce qui fait toute la saveur de son écriture, et nous place au bord de la littérature. Une littérature à l’os. C’est parti.

« Les événements : le matin, observé les adieux des gens de Kitava. Après le petit déjeuner, c’est devenu trop bruyant par ici ; j’ai été au village, parlé avec Samson, Kouligaga et d’autres. Pluie. Déjeuner (durant lequel j’ai aussi parlé) ; puis kabitam » - habileté, savoir-faire, maîtrise – « été dessiné les motifs des canots ; la pluie s’est arrêtée ; revenu, écrit un peu, puis allé à Kaulaka. Posé les problèmes, en particulier la notion de kabitam. Kaulaka est un village poétique, au creux d’une longue ravine, dans une palmeraie : une sorte de bosquet sacré. Le plaisir des impressions toutes neuves – une appréhension floue, où les vagues de choses nouvelles, chacune avec son individualité bien définie, affluent à la conscience de tous côtés à la fois, se bousculent, s’entremêlent, s’évanouissent. » (en français dans le texte)

« Comme le plaisir d’entendre un nouveau morceau de musique, ou de vivre un nouvel amour : une promesse d’expériences neuves. Resté assis à Lauriu, bu du lait de coco (en français), ils me parlent de Pawari ( ?). –

Retourné avec Ogisa ; des nuages menaçants ; je marchais lentement sans penser à rien de bien défini ; quatre œufs pour le dîner ; puis de nouveau au village ; parlé de la kula avec Petai. Une nuit d’insomnie ; la pluie ininterrompue ; les nerfs à vif, le gros orteil qui me démange ( une nouvelle forme d’obsession psychopathologique)…Je pense beaucoup à E.R.M » (son Elsie) « à la grande entrée (en français) que nous ferons au bal. (Under the Rams). »

Un ruban peut-être. Un émiéttement. Des tout petits morceaux de vie et beaucoup de charme. Une « habileté, un savoir-faire, une maîtrise » pour paraphraser la traduction de kabitam, et plus. Une modernité naturelle. Je ne sais pourquoi je pense à Marguerite Duras.

Une réflexion me traverse l’esprit. Je n’ai pas de réponse. B.M reste plusieurs années sur son île, sous sa tente. Avec une constance sans faille, il s’en va chaque jour mener son enquête auprès de ceux qu’il nomme ses « informateurs », qui reçoivent le plus souvent en contre-partie – souvenons-nous que nous sommes dans une culture où l’échange est roi – du tabac.

Comment ceux-ci ont-ils tenus le coup, harcelés qu’ils étaient par notre filou ? Ils refusaient d’ailleurs parfois d’entrer dans son jeu, ce qui avait le don de le mettre dans tous ses états.

La vraie question est ailleurs : jusqu’à quel point ce long séjour fondé sur des échanges quotidiens – ce qui implique de la part de B.M d’évoquer sa vie, les siens, la Pologne, la grande guerre, que sais-je ? – a-t-il tranformé la vision, la représentation que les Trobriandais se faisaient du monde ? Quel vide a-t-il provoqué lors son départ ? La belle Nopula a-t-elle pleuré ? Et To’ulawa, le grand chef, son meilleur ami, qu’a-t-il ressenti ? Et tous ses informateurs ?

Que reste-t-il de cette ouverture, ce voile déchiré, chez leurs descendants ? Qu’ont-ils acquis que leurs voisins ne sauraient jamais ? Quelles croyances ont-elles été troublées, voire désagrégées ?

Sur sa relation avec les niggers à classer dans la catégorie « je t’aime / je te hais » ce passage édifiant, terrifiant.

Nous sommes le 25 juin 1918. « Au lever, après dix grains de quinine, qui s’étaient révélées hier indispensables, je me suis senti un peu flageolant, et, ce matin, au lieu de me concentrer et d’écrire mon journal, j’ai lu le dernier bulletin. Puis est venue la réaction. Je dois travailler dur et systématiquement. Aussi m’intérésser à mon travail et « faire travailler mon sommeil » (en français).

Les indigènes m’irritent encore et tout particulièrement Ginger, que j’assommerais bien volontiers. J’en arrive à comprendre les atrocités coloniales des Belges et des Allemands. » (en français, c’est moi qui souligne).

Il suffit parfois d’une seule réaction nauséabonde pour foutre tout en l’air. Comment ne pas penser à un Louis-Ferdinand Céline ?

Le travail, cette obsession. 20 avril 2018 : « Résolutions : ce qui importe le plus : ne pas céder à cette espèce de prostration, ne « pas s’en faire » (en français). « Oui, ne pas s’en faire mais tout en travaillant. Travailler avec aisance, sans héroïsme indu. Le travail pour toi : une affaire d’habitude et une affaire de goût ; tu devrais aimer te sentir submergé de travail, plongé dans un abîme de travail, entouré de monceaux de papiers ; mais, une fois encore, ne te laisse pas attirer par les chemins de traverse, ou par un un roman égaré qui traine là ; ou, quand tu as décidé de jeûner, par de la nourriture étalée sur la table. L’essentiel, à présent, est de retrouver ta pleine capacité de travail. A cette fin, essaye encore le régime du jeûne ; et tu ne dois pas perdre une seconde de ton temps à lire des romans, etc.

Je lis Chateaubriand. Absolument sans substance et sans consistance. Il lui manque l’esprit scientifique, l’aspiration à la Vérité, l’instinct qui permet de voir les choses telles qu’elles sont et non telles que l’imagination voudraient qu’elles soient ».

L’art de diverger, de virer sans prendre garde. L’art de la chute aussi. Celle-ci ou celle du bal avec son Elsie. Et ce meli melo entre la réalité, souvent hard, et le rêve, lequel peut virer au cauchemar.

Ces longues plages en italiques étaient apparemment, quant à elles, destinées à publication. « Ne pas sans faire » me fait penser à certaines chansons cajuns de notre chère Louisiane. Sauf que dit la chanson, « travailler c’est trop dur ! »

Quant à la prostration, elle renvoie à ce état bien connu des Tahitiens : le « few » (orth ?). Pure coïncidence ? Les Trobriandais appartiennent à l’aire et à la culture polynésienne. A méditer !

Changeons de régime.

Un passage décrit une soirée coquine dont notre grand anthroplogue est l’ordonnateur malicieux (au sens propre du terme !) :

« Le soir, allé à Tukwa’ukwa, les Nègres refusent de mawasawa (s’amuser, jouer ; danser par pur plaisir et non par obligation cérémonielle). Puis à Tetaya où vont aussi Marianna et sa suite. Je marche bras dessus, bras dessous avec Nopula » - qu’il pelotera « scandaleusement » en d’autres circonstances le 20.5.18.

« Pour les inciter à jouer (il n’y avait personne sur le baku » – la grande place du village, lieu de tous les événements – « je me suis mis à kasaysuya moi-même ». Une ronde du genre il court, il court le furet sur un refrain chanté, qui, au fur et à mesure que le jeu progresse, devient de plus en plus grivois. Malinowski, ce grand enfant…pervers dont la mauvaise foi dépasse les bornes (ici et dans la citation qui suit). « J’avais besoin d’exercice » - tu parles ! –« et, de plus, on apprend bien mieux en participant personnellement aux jeux. » (Ici, la rigolade est autorisée).

« C’était beaucoup plus amusant que les petits jeux organisés il y a quelques jours à Nyora. Ici, au moins, il y avait du mouvement, du rythme et le clair de lune ; et aussi de l’émulation, chacun tenant son rôle (en français), de l’adresse. J’aime le spectacle des corps nus en mouvement, et, par moments, ils m’excitaient. Mais j’ai réussi à surmonter toute pensée que j’aurais eu honte à confier à Elsie » - sa fiancée, mile fois rêvée, souvent désirée, bientôt épousée.

A vrai dire, notre Polonais au sang chaud « ne pense qu’à çà ». Il le dit ou le suggère.

Ils pensent aux belles européennes qui furent ses amantes, à la chaste Elsie – trop chaste selon son goût parfois, il s’en inquiète – laquelle lui sert comme on vient de lire de paravent moralisant.

A propos des jeunes trobriandaises, voire des gamines de sept ans, je n’invente rien, il n’écrit pas tout, loin s’en vaut. Et la censure - je veux dire celle de Valetta Malinowska - n’a pas dû aider.

Une remarque en bas de page en dit long : notre docte scientifique était tout de même interdit de séjour dans une île voisine lorsque les hommes partaient au loin pour leur kula : « Les gens de Amphlett » - autre petit archipel aux sud des Trobriand – « étaient fort jaloux des autres hommes lorsqu’il s’agissait de leurs femmes, et les hommes de Guamasila ne voulaient pas partir pour Boyowa sachant que Malinowski restait là. Aussi promit-il de s’installer sur l’île voisine de Nabwageta lorsque l’expédition se mettrait en route ». (Vendredi 29. 4.18)

Tout cela est amusant, réjouissant, instructif et tellement en contradiction avec l’image qu’il n’aura de cesse de propager au sein des universités anglaises puis américaines…

Vous dîtes « activités habituelles », Docteur ? « J’ai regardé des femmes à la fontaine et je les ai regardées puisant de l’eau. L’une d’elles, une beauté, m’a enflammé les sens ; je songe à combien il serait facile d’avoir des rapports (en français) avec elle. Regret qu’une telle incompatibilité puisse exister : une attirance physique et de l’aversion personnelle. Une attirance personnelle sans un puissant magnétisme physique.

M’en retournant, je l’ai suivie, et j’ai admiré la beauté du corps humain ».

Passage absolument faux-cul, tout droit sorti de Molière, où les racines polono-catholiques de notre bon docteur se révèlent au plein jour un parfait Tartuffe. Allez, venons-en au morceau de bravoure.

Il suit de près celui consacré à « une fille au corps merveilleux », passage qui me fait penser à la rencontre éphémère de Victor Segalen avec une belle de la province du Sichuan rencontrée sur un chemin de montagne.

Peu de commentaire à faire, si ce n’est celui-ci : en une demi page, après avoir donné tout le mesure de son talent de plume à propos d’un paysage sublime, forcément sublime, B.M balaie tout le champ de sa vie, ses actions, bonne ou mauvaises, ses pulsions, ses tentations – ici en partie assouvies, sa culpabilité, ses résolutions, ses interdits, sa volonté de rester maître de soi      ( !), ses recherches ethnologiques et autres échanges sous la lune à propos de la kula, le voilà qui écrit dans sa tête, et même les moustiques « féroces » et le repas du soir.

Puis, l’universitaire revient au galop avec une « remarque générale ».

Que l’on me pende si cette avalanche n’est pas le symptôme d’une bipolarité galopante. « Une vue de Kitava : des rochers bas envahis d’une végétation luxuriante, se confondant avec la pierre et surplombant un fin cerne d’eau peu profonde au-delà duquel la mer redevient abyssale ; ou Kitava vu dans les lointains : une ligne sombre sur l’horizon gris. Les eaux peu profondes sont d’un vert mat, semé de rochers rosés.

Lentement, les nuages s’avivent, les reflets violets sur l’eau éteignent les couleurs issues des profondeurs ; tout s’allume alors à la surface, fusionnant en une seule harmonie d’un rouge terne. Plus tôt, j’avais regardé jouer les poissons et, en dehors du récif, les dauphins que poursuivait un quelconque poisson prédateur. Ils » ( ? ses compagnons habituel et informateurs ?) « me montrèrent l’endroit près du rivage où ils attrapent milamila. »

Nom du ver palolo qui monte à la pleine lune d’un certain mois, et dont la « montée » sert à fixer la date d’une célébration elle-même nommée milamila.

« L’apparition du ver est parfois mis en rapport avec le retour des esprits. Nous en parlons et nous en retournons. Au village, je reste un instant assis sur le pilapabile, et j’ai peloté une jolie fille dans le lauriu. A Kaulaka, nous sommes restés là parler encore : comment on attrape milamila et comment on célèbre yoba balomas. » (Chasser les esprits ancestraux lorsque prennent fin les réjouissances milamila).

« Revenu par clair de lune, composant dans ma tête un article sur la kula ; je posais des questions à mes compagnons. Dans la tente (huit heures trente : des œufs et du thé), des moustiques féroces : au village un court moment ; rentré à dix heures tentre ; couché à onze heures. Remarque générale : le travail, excellent : mais l’attitude mentale à l’égard d’E.R.M (Elsie), mauvaise ! Cette maudite fille (….) » - cruels et frustrants ces quatre points !- « tout était parfait, je n’aurais pas dû la peloter. (.)

Résolution : ne plus jamais toucher une putain de Kiriwina – jamais, au grand jamais.

Être mentalement incapable de posséder qui se soit, hormis E.R.M. Le fait est (en français) que, malgré ces défaillances, je n’ai pas succombé aux tentations et je suis resté maître de moi, à chaque occasion, pour ce qui touche à l’essentiel ! » ( en français).

Cet emploi pléthorique de notre langue, toujours à propos, m’amène à une réflexion de fond. Il est fort probable, lui-même y fait allusion à plusieurs reprises, que ses qualités époustouflantes de polyglotte, aient été la clé de la réussite de son entreprise. Très vite, il appert qu’il se débrouille dans le dialecte trobriandais. Plus tard, il en saisira les nuances et pourra converser avec ses interlocuteurs, ses précieux informateurs avec une aisance remarquable.

Sans ce mode d’échanges, point de salut et encore moins de résultats tangible.

C’est en échangeant, encore et encore avec ses informateurs qu’il tiendra entre ses mains le « squelette » et la charpente des Argonautes. Il le sait déjà. Il en rêve. Il écrit son futur livre tout en marchant au clair de lune. Traduire, noter, classifier, dresser des colonnes, des tableaux de toutes sortes, vérifier, recouper, écrire.

Bien sûr, il n’a de cesse d’observer les alentours, de faire sa tournéee matinale au village – je l’imagine saluant chaque et chacune, lorgnant les beautés et les dos musclés – d’assister à telle scène de la vie quotidienne sur la plage, telle cérémonie qu’il tentera de décrypter avec ses compagnons, lesquels, quoiqu’il en dise – car notre homme est redoutable, son caractère irascible, plus tard, certains de ses pairs le qualifieront de « cuistre », ce qu’il était semble-t-il – mais sans la possession de la langue des Trobriand, rien n’était possible.

                                         ***

Que dire après vous avoir proposé ce florilège de citations et la vision d’un être tourmenté, passionné et passionnant, qui aura vécu une aventure inouïe et aura su en tirer le plus grand profit pour cette science naissante nommée anthropologie à laquelle il donnera ses premières lettres de noblesse.

Au point que les plus grands esprits de son temps y trouveront une stimulation intellectuelle dont ils lui seront reconnaissants. Citons Marcel Mauss qui systématisera encore un plus la pensée théorique de B.M, Arnold Toynbee, Georges Bataille ou René Girard…

Bien sûr, rien ne permet de prouver la bipolarité de Bronislaw Malinowski, sauf l’interprétation de ce récit très intime.

Peu m’importe d’ailleurs. L’éclairage que rend ce Journal me comble. Il fallait seulement le lire et le relire pour en saisir toute la richesse, perdue dans des considérations sur sa fiancée, sa douce Elsie, avec lequel il nous bassine à longueur de pages ou ses déboires avec tel voisin.

M’amuse aussi ce qu’il croit être de la lubricité et sa manière à la fois de l’évoquer et de la masquer. J’aime surtout le voir à l’ouvrage avec ses informateurs et deviner son cheminement vers ce qui sera son Graal, la kula. Quelle prescience et quelle persévérance !

A contrario, je m’étonne qu’il n’ait pas tenté de naviguer un temps avec les champions de celle-ci, lui qui prônait à juste titre l’observation participative. Une telle expérience vécue aurait donné aux Argonautes « plus de chair et de sang ». Maintenant, je vous l’avoue, je devrais me rendre aux Trobriand cet automne sur un « double coque » d’inspiration polynésienne nommé VASCO PYJAMA.

Son petit glossaire me sera fort utile, tout comme les innombrables enquêtes qu’il relate dans les Argonautes. Je ne devrais pas commettre trop d’impairs et saurai incliner la tête lorsque j’irai présenter mes respects au roi, arrière-petit fils peut-être de To’ulawa, petit-fils de Namwana Guya’u. Et je vérifie si la mémoire des anciens est aussi fidèle au souvenir du « blanc » qu’on le dit et si le grand Malinowski hante les esprits et chasse les sorcières des Trobriand et surtout celles de l’île Dobu, que l’on disait tellement redoutable qu’un autre anthropologue, Reo Fortune, vacilla un temps sous les coups de l’irrationalité. Mais ceci, comme disait Kipling, est une autre histoire ! 8 juillet 1918 : « Le vrai problème est : pourquoi dois-tu te comporter comme si Dieu avait le regard sur toi ? »

 Ile de Bali, 16 juin 2021, à l’heure de la prière de midi

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