17.07.2016, 19h39 et plus, Lumbung Damuh, hameau de Buitan, village de Manggis, province de Karangasem, Bali, Indonésie.
Ce journal aurait dû commencer dans quelques jours, sur le Mont Lempuyang, ce volcan éteint où notre vieille maison gladak se dresse désormais. Mais non, la Nature en a décidé autrement.
Cette pluie torrentielle, inouïe en cette saison, les énormes rouleaux que j’entends exploser à une encablure du grenier à riz où je perche et quelques autres signes en ont décidé autrement. Par exemple le son aigu et répétitif du gamelan en provenance de la résidence voisine, Royal Candi. Mais aussi peut-être la lecture stimulante de M Train, ce livre rare écrit par Patti Smith, à laquelle je voue un vrai culte.
Et tant pis si la pluie s’éloigne, si les voix de Lili et de Kayat, les filles de mes amis Tania et Lempot reviennent au premier plan.
Un journal donc. Le premier. En hommage, vous l’aurez compris, à Malcom Lowry, en écho humoristique à - « Au-dessous du volcan » - un de ces chefs d’œuvre que Patti Smith affectionne.
Un journal pour dire les mille et une petites choses du nouveau quotidien.
Adieu la France – même si j’ai lu ce matin toutes les pages que Le Monde consacre au massacre fou de Nice - , au-revoir La Flotte, j’oublie déjà les soucis laissés là-bas, nos portes s’ouvriront bientôt à des locataires inconnus et j’espère civils, mes chers Manu et Chica auront pris en pension le rocher bonsaï de Margo coiffé de son minuscule ficus qui nous suit depuis plus de vingt ans, lequel aura effectué par bateau depuis son achat dans la campagne du Kansai les parcours suivants : Kyoto / Paris (1998) ; Paris-Shanghai (2002) ; Shanghai-La Flotte (2007). Il se porte comme un charme, couvert de sa belle mousse verte et brune.
Tout avait si mal commencé.
Le croirez-vous ? Une semaine avant le départ, j’ai dû jeter, par inadvertance, mon passeport biométrique quasi neuf. A la poubelle probablement, dans un excès de zèle lié au désir de vider et vider encore notre vieille ferme rhétaise… Comment, je ne sais mais pourquoi, pourquoi ? Les amis se sont gaussés, à juste titre. A la mairie de St Martin de Ré, une dame compréhensive a accompli un petit miracle..
Egaré le permis de conduire international, puis retrouvé, ouf. Egarée pendant quarante huit heures la valise bourrée de médicaments vitaux. Sans oublier une carte de crédit démagnétisée, laquelle devait être remplacée par une nouvelle censée m’attendre à la tour Montparnasse. Las, les bureaucrates avaient encore frappé, passons. Elle arrivera ici, dans ce petit « homestay » nommé Lumbung (« grenier à riz ») Damuh, soit donc cinq édifices en bambou et en chaume tout simples dressés près de la plage de Buitan sur un terrain que le grand-père de Lempot, le beau Lempot, échangea jadis à un marchand chinois contre une grosse boule d'opium.
Aujourd’hui, parcourant à scooter les routes et les chemins désormais familiers, histoire de retrouver mes marques, de la plage de Pasir Putih – « les sables blancs », l’une des plus belles de Bali – au palais aquatique de Tirta Gangga en passant par le délicieux restaurant de poissons Pondok Mina à Amlapura, capitale de l’ancien royaume, aujourd’hui province de Karangasem, j’ai entendu une voix.
Cette voix a murmuré : « tu es chez toi ».
Déjà une première pluie auspicieuse m’avait bénie sur les hauts de Tirta Gangga, à deux pas du petit resto « japonais » tenu par l’inénarrable Dana, marié jadis à une musume tokyoite, balinais au sourire rayonnant, crâne rasé et queue de cheval…Une pluie divine avant le déluge de la soirée.
Voulez-vous d’autres signes ? Retournant à la nuit tombante à la petite gargote « Mina Depot » où vous choisissez vos plats, votre « paquet », j’ai pris la tangente et assisté à une fin de cérémonie hindouiste bon enfant dans un autre hameau de Manggis. Quelle dignité ! Quelle beauté des êtres et du temple décoré avec un soin infini par chacun des membres de cette communauté villageoise !
Il y a donc la grand route, où circulent allègrement voitures, camions chargés jusqu’à la gueule en direction de Java ou de l’île voisine de Lombok et l’armée pacifique des scooters, renforcée ce dimanche par des gangs de Harley et autres gros cubes ronflant, munis parfois de sirènes lancinantes.
Et puis, il y a les centaines de routes secondaires remontant de village en village, de temple en temple jusqu’aux contreforts des monts.
Là réside mon bonheur. Tout y concourt : la végétation luxuriante, la lumière rasant les rizières verdoyantes, le petit peuple assis sous les « balé » - petit pavillon de repos balinais sur pilotis -, les jeunes gens se faisant la cour sous un banyan assis sur leurs inséparables montures, les toits de chaume ou de tuile, les chiens vautrés sur la route, les singes du col entre Candidasa et Pasir Putih…
Quelle plage ! Je rêve de pouvoir y dormir de temps à autre. M’en suis ouvert à Lempot. Mais de quel droit obtiendrai-je le privilège de pouvoir poser sur la colline occidentale ou sous la forêt de palmiers notre « cabane Jimi » ? Ainsi baptisée car ce curieux édifice de guingois, offerte généreusement par Farhul, auquel nous avons acheté notre vieille ferme gladak de Java, cette masure de bric et de broc fut longtemps squattée par une des maîtresses de Jimi Hendrix soi-même, belle et blonde castillane toujours sur la brèche.
Pour l’heure, objectif premier : tirer un fil électrique depuis la maison de Dayat, notre voisin, s’armer de bougies ; faire en sorte qu’une douche « foraine » - ou bien sera-ce un jet d’eau ? – suscite un désir d’ablutions matinales ; Lempot m’assure que les toilettes du premier pourraient être reliées vite fait à la fosse sceptique; vaincre l’appréhension de la conduite en scooter sur des pentes improbables, ce vieux corps se souvenant d’une chute assez sanglante l’année dernière tout en haut du Lempuyang, aie aie aie…
Et le tour sera joué. Nous pourrons alors déboucher après-demain, soir de pleine lune, ou le 20 juillet, jour de mon soixante-quatorzième anniversaire, une bouteille de St Emilion grand cru.
Nous la boirons sur la terrasse avant, les pieds nus posés sur les planches de ce teck patiné de 170 ans, le regard tourné vers l’océan indien et l’île de Nusa Penida.