1er septembre (1993). Sur un muret entre rizières, avance une file d'hommes et de femmes, musiciens en tête, qui s'arrêtent à un estaminet. Les joueurs de suona - sorte de hautbois - manient leur instrument avec un art consommé.
Ils se renvoient la balle, la mélodie glisse de l'un à l'autre, avant une reprise à l'unisson...La foule bon enfant observe la scène. Cette musique éclatante salue en fait un mort, dont on devine dans l'ombre cercueil et autel de papier brillant.
Déjeuner à Yüdu de tortue d'eau - le morceau de choix: la carapace -, crabes, grenouilles, algues au piment. Tous plats d'exception.
Yüdu, enfin: voici le lieu exact où commença la Longue Marche, le 18 octobre 1934.
Le garde du corps de Mao, Chen Chang-feng, nous a laissé ses Mémoires: "C'est ce jour-là, vers 5 heures de l'après-midi, que le Président et vingt et un camarades que nous étions fîmes nos adieux à nos cantonnements à Yüdu...
Passée la porte nord, une large rivière s'offrit à nos yeux sur la gauche...Près de nous, une eau bouillonnante roulait une écume jaunâtre...La nuit serait froide...Le Président était sans manteau, il ne portait que l'uniforme de toile grise et la casquette octogonale des combattants de l'armée rouge. Il avançait à grands pas, ouvrant la marche...
Arrivés à proximité, nous pûmes voir la mer humaine des combattants, s'étendant des deux côtés de la rivière, illuminée çà et là par d'innombrables torches...Les chants et les rires se fondaient au milieu des cris d'appel des différentes unités qui prenaient contact". ( Avec le président Mao, Editions des langues étrangères, Pékin, 1959.)
Ici l'armée rouge franchit le fleuve Yüdu sur un pont de barques assemblées. Combien sont-ils à partir? Les chiffres recueillis sur place concordent. Non pas 100.000, comme nous apprennent les livres d'histoire, mais de 75.000 à 80.000 tout au plus.
Les souvenirs s'accordent pour souligner la grandeur et la beauté du moment: la nuit tombante, la voix des officiers, le sons des clairons...Une stèle surplombe le fleuve.
A une encablure, plusieurs longs sampans de pêcheurs. Une femme tisse un filet. Des bambins jouent sur l'étroite coursive. Sur une autre barque, deux hommes vêtus de maillots fluo violets aiguisent de longs couteaux à découper le poisson.
Chaleur d'un après-midi sans nuage. Quelques minutes paisibles à l'ombre du sampan avec le plaisir évident de part et d'autre de s'observer sans gêne. Des remarques fusent. Eclats de rire.
La visite suivante, celle de la énième "maison de Mao Zedong", ne manque pas non plus de saveur.
En attendant les clefs, à l'heure de la sacro-sainte sieste, station obligée dans l'ancien "soviet" contigu, aujourd'hui une menuiserie qui fleure bon le bois scié de frais.
Dans la chambre, les objets rituels; accrochée au mur, la photo d'époque où Mao apparaît émacié, visage calme et énigmatique, non dépourvu d'une certaine beauté. Tête nue. A ne pas confondre avec celle prise par Edgar Snow, à Yan'an, en 1936, où Mao dégage un charme d'autant plus androgyne que l'image est coloriée et ses lèvres peintes.
Dîner avec un ancien "petit diable rouge" au crâne rasé et à l'allure presque juvénile. On a peine à croire qu'il a traversé tant d'épreuves.
Plus qu'à l'accoutumée, les verres de bière et de vin se lèvent, les toasts fusent: "Ganbei!", cul sec! Les yeux de notre hôte se plissent malicieusement.
Honneur suprême, c'est lui qui servira le dernier plat à ses hôtes. Un de ces délicieux bouillons aux boules de lotus qui facilitent la digestion.
Plus tard, tout en fumant, l'homme racontera sa vie. Fils de paysans sans terre, il n'a rien à perdre lui non plus en s'engageant à seize ans chez les "rouges".
A peine enrôlé - il est de la classe 18 - il s'éloigne de son cher pays. La Longue Marche, il l'a commencée avec Luo Binghui, ce général rusé qui aimait tant jouer des tours aux "blancs".
Comme ce subterfuge: pour tromper les avions de reconnaissance, il choisit de faire passer plusieurs fois sa seule et maigre colonne autour de la même colline, mi-boisée, mi-dénudée. Dans les sous-bois, il fallait courir...et marcher bravement, comme si de rien n'était, en zone découverte.
Mais voilà, après trois mois, une balle transperce le garçon. Soigné à l'arrière, dans l'hôpital ambulant qui boucle la marche, l'estafette deviendra plus tard aide-infirmier.
Il se remémore une autre mauvais souvenir. Un jour, il s'égare, perd son chemin et se met à pleurer. Car dit-il "l'armée rouge était pour nous comme père et mère" ( un seul mot en chinois). Trois jours plus tard, il recolle au peloton.
Infatigable, le septuagénaire chantera deux airs a capella. Des chansons de marche au rythme entraînant.
Au fait, est-il vrai que les "petits diables rouges" étaient de joyeux drilles? "Oui, on riait entre nous, mais les temps étaient durs, très durs, et on n'avait pas le coeur à penser aux filles". "Et puis, dit-il, j'avais le mal du pays".
Comme nombre de ses camarades, il est rentré chez lui une fois carrière faite. Pour retrouver les siens, la douceur et le parler du Sud.