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Billet de blog 18 septembre 2016

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La dernière cueillette du giroflier

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
La dernière cueillette du giroflier © Claude Hudelot

Samedi 17 septembre, 8h du matin. Le frère de mon voisin est revenu dans le dernier giroflier encore dressé devant la maison pour terminer la cueillette  de ces clous qui valent de l’or, ou presque. Il les attrape un à un, tout près de la cime de l’arbre. Vertigineux.

Le giroflier mesure une quinzaine de mètres. Comme la pente est raide, l’homme se trouve très exactement à la hauteur de la terrasse d’où je l’observe et le photographie de temps en temps.

Nous nous sommes d’abord salués à la musulmane, un peu surpris et gênés. Toute proportion gardée, cela ressemble fort à l’apparition incongrue du laveur de carreaux dans votre appart...

Le cueilleur est muni d’un grand sac de toile et de sa serpette, instrument qui ne quitte quasiment jamais les paysans et autres cueilleurs  qui rôdent et maraudent ici dans les sous-bois. Parfois, il plante celle-ci sur une branche déjà étêtée pour l’avoir mieux à sa main.

Ces dernières minutes, il converse avec son beau gosse de beau-frère.  De très brèves phrases de part et d’autre tandis que la main droite de notre acrobate ne cesse de grappiller les clous.

Le plus souvent, il coupe avec sa serpette une branche, la ramène près de lui avant de l’éplucher. Une longue corde de sécurité, ceinte autour de sa taille, le relie à la terre.

Les clous de girofle valent cher sur le marché local. Une fois cueillis, ils sont séchés assez longtemps – une semaine ? – sur des grandes bâches de plastique étendues le long des routes, au soleil.

Le giroflier et ses clous nous appartiennent. Je crois comprendre que nous trouverons un deal  avec Dayat, celui-ci nous rendant de menus services en échange de la récolte. C’est semble-t-il l’usage à Bali. Des clous quoi !

Travail très minutieux. Tout en oeuvrant, l’homme ne cesse, tel un guetteur, d’observer d’autres rameaux pour mieux repérer ses futures prises. Au fur et à mesure de la cueillette, il jette les branches au sol ; le giroflier en devient tout chauve !

Le temps ne cesse de changer. Nuageux d’abord, il fut un bref instant ensoleillé. Nous voici plongés dans un épais brouillard, lequel se lève déjà sur la vallée. Spectacle pour un seul spectateur d’autant plus puissant que la scène se déroule à une douzaine de mètres de mes yeux.

Matahari (!), le soleil,  joue à cache-cache avec la brume.

La forêt équatoriale brille ce matin d’autant plus qu’une pluie abondante et bienvenue est tombée cette nuit sur le Lempuyang et le Seraya. Les palmiers surtout, parfois géants, attrapent la lumière à merveille, tout comme les banyans, souvent sacrés, et les manguiers.

Festival où les verts dominent, tendres ou plus denses, plus profonds, selon la nature du sujet. Puis vient le gris des troncs, comme celui de l’arbre à durian – autre denrée de prix - que je pourrais presque toucher.

Vers le sud, le regard est  comme toujours happé par le blanc de l’écume des vagues à la pointe de Taman Ujung, second palais aquatique de la région construit au siècle dernier pour la dernière dynastie balinaise du royaume de  Karangasem. Peu d’écume ce matin. Et donc, pas ou peu de rouleaux pour les surfers sur les plages à l’entour. Du moins pour l’instant.

Spectacle sonore aussi. Il y a le bruit des branches coupées, les échanges avec le beau-frère, le sifflement des pigeons volant en escadrille – c’est à ce demander si, tout comme à Pékin, il portent eux aussi  des petits sifflets sur le ventre - le gazouillis d’autres petits oiseaux, le chant des poules et des poulets – leur concert a commencé dès quatre heures du matin -, l’aboiement des chiens, le mugissement des vaches, les pétarades de moteurs, des « tubes » à la radio que l’on jureraient indiens, tout droit sortis de Bollywood,  le second appel à la prière et ce matin jour de fête hindouiste, le son sourd et grave d’un tambour au lointain...

L’homme est maintenant confortablement assis sur une fourche. Il parle à voix douce. Il siffle lui aussi de temps en temps pour se donner du coeur. L’une de ses filles est venue le voir un court instant.

J’attends le moment où il en aura presque fini avec le bouquet qui l’occupe depuis bientôt deux heures pour le photographier une dernière fois. Pour l’heure, il se découpe en ombre chinoise sur le paysage. Le Mont Lempuyang se trouve plongé dans l’ombre ; un rai de soleil éclaire un couloir de lumière entre deux mamelons, près de la côte.

Plus l’arbre se voit dénudé, plus le spectacle de cette acrobatie devient impressionnant.

Second dialogue, cette fois avec sa femme, que je devine, en contrebas. Il vient apparemment de lui dire que le sac était plein, avant de descendre celui-ci avec précaution. Elle le réceptionne et le transvase dans un grand sac de jute. D’ici, à la quasi verticale, je ne vois que son chignon et son pull rouge fluo.

Le voici debout, ses pieds nus accrochés à deux branches. Bruit sec : il vient de couper une touffe d’un mètre cinquante, l’avant-dernière. Moi: tidak berbahaya ?  « C’est pas dangereux? » lui : Tidak  ; pourtant, le suspense est bien là, même si la position assise qu’il vient d’adopter à nouveau me rassure un peu.

Menarik sekali ! Seule expression trouvée dans mon « Assimil Indonésien » pour ponctuer la dernière photo. Traduction : « très intéressant !».

Ici comme ailleurs, mieux vaut pouvoir prononcer quelques mots avec un large sourire pour briser la glace. Murah senyum , « sourire facilement » : ce que les Balinais font des centaines de fois par jour.

Décidemment, nous sommes à la fête : le son familier de la clochette portée par la vache de Dayat, accompagnée de son petit veau, tinte tout près. Les voilà tous deux, en toute liberté ou presque – elle est légèrement entravée – en train de brouter des feuilles, des pousses. Légende ou réalité ? Lempot et d’autres m’ont assuré que ces bovidés, qui ont effectivement des airs de famille avec les daims et les cerfs, - même long cou, mêmes yeux, même museau, même morphologie - seraient en fait le produit d’un croisement entre ces deux espèces. Allez savoir…

Voilà. La première phase de la cueillette se termine. En bas, épouse et  belle-soeur engrangent. En un rien de temps, l’homme à quitté la branche principale, dépourvu désormais de la moindre feuille, pour rejoindre le sol et retourner un temps chez lui. C’est l’heure du café balinais.

                                                                      ***

Bientôt 19h. J’ai retrouvé l’arbre encore debout mais « à poil ». Horizon dégagé, olé, - Amlapura, notre petite capitale semble encore plus près -, après une magnifique journée car tout Bali, du moins le Bali hindouiste, célèbre Kuningan, seconde grande fête venant après celle de Galungan.

Dans un premier temps – Galungan – les dieux sont redescendus sur terre pour célébrer avec les humains la mort du tyran légendaire Mayadenawa. Puis – Kuningan – les Balinais rendent grâce et disent au revoir aux dieux. Ce cycle de dix jours revient après 210 jours.

Chacun s’est rendu en famille dans l’un des centaines de temples qui parsèment l’île pour un moment de recueillement et de prière.

Il y aurait tant à dire sur le rôle capital du groupe, de la communauté. Je ne connais pas de population où ceux-ci soient aussi prégnants. Ce que Margaret Mead avait étudié lors de son séjour ici.

Voici la force première des habitants de l'île des dieux: banjar, réunions, cérémonies diverses et variées façonnent l’esprit balinais dont je commence à peine à mesurer la richesse. L’étranger sourit d’abord avec quelque condescendance en observant ce folklore bigarré.

Comment pourrait-il comprendre, lui qui ne fait que passer, l’enracinement de ces coutumes ancestrales, la vivacité miraculeusement  maintenue de ces traditions, de ces codes et de ces échanges, fondements de la société balinaise ? Le fait d’avoir vécu, même de loin et sans connaître aucun de ces codes, Galungan et Kuningan et aussi le mariage du frère cadet de mon ami Lempot, m’a un peu ouvert les yeux. Mais sans la pratique de la langue indonésienne, pas de salut…

Sur toutes les routes, s’offre un ballet d’autant plus éblouissant qu’il est inattendu : imaginez tout un peuple en habit de cérémonie, des plus jeunes au plus anciens, tous impeccablement coiffés, vêtus. Les uns marchent ; d’autres par milliers, se déplacent qui en scooter, qui en voiture, qui en camion à ciel ouvert. Tous vont retrouver leurs racines dans le temple où leur famille a ses mannes. D’où ces déambulations. Oserai-je l'avouer? A plusieurs reprises, roulant sur mon scooter, j'ai eu l'étrange sentiment d'être plongé dans un film ou dans un rêve. 

L'immense respect est surtout perceptible lors des prières collectives ou individuelles et dans le soin infini apporté à chaque tenue, la plupart de ces femmes et de ces hommes possédant avec un naturel qui saute aux yeux une suprème élégance. 

Cette recherche va se nicher dans les moindres détails :  cette rangée de colliers d’ambre fièrement portée par un vieux prêtre barbu ; cette coiffe haute et pointue ornée d’un bouton rouge vif sur la tête d’un adolescent au grands yeux en amande ; cette jeune épouse assise en amazone à l'arrière du scooter que pilote son compagnon, le bras droit entourant négligemment la taille de celui-ci ; lui tout en blanc, petite coiffe et lunettes de soleil cerclées ; elle portant un corsage rose-rouge faisant apparaître soutien-gorge et bretelles noirs, un sarong fleuri et tout au bout de ses mollets galbés des chaussures d’été à talons hauts compensés. La jambe, comme par hasard, semble flotter dans l’air !

J’oubliais un maquillage très habile, du rouge aux lèvres, un nez joliment épaté et, fait assez rare pour être ici noté, la belle roule en cheveux, chevelure au vent, très consciente de son aura et de son sex appeal. Une petite meute de scooters suit le couple, allez savoir pourquoi…

Autre scène épique avec le père conduisant le scooter un enfant entre les genoux, deux autres coincés entre celui-ci et la mère au bout de la selle, tous en habits de fête !

J’ai même croisé un « char » où le plus petit se tenait carrément debout, la main collée à sa petite coiffe, heureux comme un prince. Le scooter, chargé jusqu’à la gueule, était de plus abondamment décoré de tressages végétaux...

Croisé aussi un défilé au cœur d’Amlapura : femmes devant, en file indienne, portant sur la tête de grands plateaux couverts d’offrandes. Superbes silhouettes, fleurs de frangipaniers piquées dans la chevelure et posée sur l’oreille, corsages brodés de couleurs vives, sarong et – nec plus ultra - large ceinture nouée autour de la taille. Quelle classe !

Puis venaient les hommes, souvent tout aussi coquets, les prêtres d’abord entièrement vêtus de blanc et portant toujours, signe distinctif, une veste à la Nerhu. Sont-ils dignes !  Enfin les musiciens et leurs instruments de percussion brinquebalés de ci de là.

Nuit noire désormais. M’attendent un nasi goreng, un riz frit, et une mangue. Seule contrariété : Nyamuk nyamuk banyak !  Avec l’approche de la saison des pluies, les moustiques sont de retour. Des moustiques au paradis ?

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