En Chine, depuis des millénaires, la chute d'une dynastie ou d'un empereur
était dramatiquement annoncée par un phénomène naturel violent, un tremblement
de terre par exemple. Et ainsi, dans ce vacarme, ce tohu-bohu,
le Fils du Ciel perdait son mandat céleste. Les exemples abondent
depuis l'aube de la civilisation chinoise.
Un premier constat: sans être présent sur place, je suis intimement
persuadé que la plupart des citoyens chinois, les anciens surtout,
pensent à cette fin de mandat. D'autant que ceux-ci ont toujours été
férus d'Histoire, une passion qui remonte à Si Majian et bien avant.
D'ici à penser que le régime du redoutable Xi Jingping, mi empereur mi Mao
est menacé, il n'y a qu'un pas. Une preuve a priori paradoxale tient au fait
que lui et ses nombreux sbires durcissent la répression, ferment toutes les portes,
envoient des dizaines, des centaines d'opposants qui osent, et çà c'est nouveau,
critiquer les "autorités" locales et mêmes nationales dans les geôles. Des avocats
courageux, j'oserai-dire héroïques, mais pas seulement. Les critiques fusent
comme des rockets imparables.
Cette audace, ce courage, en disent long à la fois sur le caractère implacable
du système Xi et sur le ras le bol - le mot est faible - qui se manifeste dans toutes les couches de la société.
Que savons-nous de l'empilement par couches successives
de toutes les rancoeurs accumulées depuis maintenant 70 ans?
70 ans de violences, de traitrises, de manipulations, de corruption,
d'intox. 70 ans de douleurs, de suicides, de déportations, de famines, de familles
éclatées, soumises au bon vouloir des petits chefs teigneux et assoiffés de pouvoir.
Or nous savons que Xi et le PCC, son bras armé, ne pourront contenir longtemps
la rébellion qui gronde chez les Ouighours, les Tibétains, chez d'autres peuples minoritaires,
chez les étudiants et très certainement chez nombre de minggong, migrants,
lesquels doivent être actuellement d'autant plus désemparés qu'ils se sentent
lâchés par ce pouvoir qui ne cesse de les étrangler. Et ne parlons pas des ouvrières
et des ouvriers retranchés dans leurs logements collectifs plus ou moins insalubres.
Pensons au fait que nombre d'entre eux, déjà sous-payés par les multinationales
qui règnent sur le monde, ne touchent rien ces semaines passées et sont d'autant
plus piégés qu'ils ne peuvent plus rejoindre leur terre d'origine.
Mao Zedong, en 1926, dans son fameux Rapport sur le mouvement paysan du Hunan
(sa province natale) avait prédit que les paysans seraient à la pointe du combat,
faute d'avoir à l"époque une vraie classe ouvrière.
Aujourd'hui, non seulement la donne est différente mais d'autres forces
peuvent surgir. Le courage ne manque pas.
Je sais bien que certains d'entre vous me traiter au mieux d'être un doux rêveur
et au pire un provocateur. Non, mes amis, je ne suis qu'un historien de la Chine
contemporaine.
Si de cette épidémie, cette "pandémie" comme on dit, laquelle va forcément - c'est déjà
le cas - isoler la Chine et les Chinois, provoquait l'un des changements les plus radicaux
du siècle? Si du Mal naissait le Bien? Si enfin le peuple chinois, peuple magnifique et
brimé, oppressé depuis trop longtemps se relevait et prenait le pouvoir? Si cette démocratie,
rêvée dès le début du XXème siècle par de grands penseurs, de grands intellectuels tels
Chen Duxiu, auteur de ce texte peut-être finalement prémonitoire "Monsieur Démocratie et
Monsieur Science" (1), finalement s'épanouissait dans l'Empire du Milieu? Ne parlons pas,
ne prions pas. Souvenons-nous simplement que les révolutions, les vraies sont
toujours imprévisibles.
Et méditons aussi ceci: si malheureusement le virus continue sa galopade infernale autour
de la planète, l'aura de la Chine, sa puissance, son économie vont être plus que secouées.
La face du monde pourrait en être changée. Pensons aussi à "la face" de ce peuple,
de cette civilisation multi millénaire. Plus dure sera la chute et plus forte cette "Renaissance"
prônée par les Chen Duxiu, Hu Shi - auquel on doit la grande transmutation de l'écriture chinoise -
Li Dazhao et Cai Yuanpei. Sans oublier Lu Xun, outrageusement récupéré par les maoïstes.
— Imagine une maison de fer, sans fenêtres, absolument indestructible, avec dedans beaucoup de gens profondément endormis qui ne tarderont pas à mourir d'asphyxie. Puisqu'ils mourront dans leur sommeil, ils ne ressentiront aucune des affres de la mort. Crois-tu que tu leur rendras service en te mettant à crier très fort et en en éveillant quelques-uns, au sommeil plus léger, qui auront ainsi à subir l'agonie d'une mort inéluctable ?
— Mais peux-tu affirmer qu'il n'y a aucun espoir de détruire la maison de fer s'il y en a quelques-uns d'éveillés ?
Lu Xun, Le Journal d’un fou
Chez Lu Xun, le pessimisme radical de la pensée se conjugue avec l’optimisme de la volonté. Le désespoir est la seule certitude raisonnable ; l’absence d’espoir ne saurait toutefois justifier l’inaction. Il faut donc marcher. (Simon Leys)
J'ai compris que leurs paroles étaient du poison, leurs rires des couteaux.
("Journal d'un fou")
"Debout..."
(1) Chen Duxiu, qui fut l'un des animateurs de la seule vraie révolution culturelle
que la Chine ait connue au XXème siècle que l'on a nommé "Le mouvement du 4 mai
1919", associant dans un même mouvement un formidable branlebas culturel et artistique
qui s'exprima entre autres dans la revue "La Jeunesse" ( titre en français en hommage
à notre Siècle des Lumières) créée par Chen et d'autres grands intellectuels comme Li Dazhao
dès 1915, et d'autre part un mouvement étudiant surtout d'ordre patriotique s'opposant à la
main mise du redoutable voisin nippon, ces "21 demandes" qui enflammèrent certaines grandes
villes et tout d'abord Pékin. Rien à voir donc avec la soi disant "Révolution culturelle" chère
encore aujourd'hui à Alain Badiou, par ailleurs lui-même remarquable penseur et philosophe/
Nobody is perfect.
Chen Duxiu deviendra, en 1921, le premier Secrétaire Général du Parti Communiste Chinois,
fort de...56 membres. Plus tard, il sera écarté de la direction du parti et taxé de trotskysme.
PS. Je reçois à l'instant ce message d'un des plus grands sinologues de ce temps:
Cher Claude, merci pour ton texte. Ce que tu écris est juste, il y a des conjonctures où tout peut arriver et c'est ce qui se passe aujourd'hui. Il paraît qu'il y a plusieurs mouvements de révolte mais épars et aucune information à l'échelle nationale, Internet est très surveillé. La balle est dans le camp de l'armée: si elle ne bouge pas, il y a de l'espoir, surtout si l'économie va mal avec l'arrêt des entreprises.