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Billet de blog 27 janvier 2013

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«My first trip to China», un livre collectif orchestré par Kin-ming Liu

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sous-titre: “Des intellectuels, des diplomates et  des journalistes reviennent sur leur première rencontre avec la Chine.”Editor: Kin-ming Liu. Publié par East Slope Publishing Limited, Hong-Kong. Website: www.musemag.hk

Kin-ming Liu est Rédacteur en Chef Adjoint au South China Morning Post. Ancien Président de l'Association des Journalistes de Hong-Kong il est par ailleurs "Chinafile Fellow" au Asia Society's Center sur les relations sino-américaines. 

Sur la couverture rouge chine de cet ouvrage, apparaît en creux la fameuse image de Mao prise en 1936 par Edgar Snow (1). Son visage a disparu, seules subsistent la casquette verte, son étoile rouge et la veste “Mao” (2) ornée de deux galons rouges sur le col. Icône entre mille reconnaissable…

Un choix judicieux: même si Kin-Ming Liu, l’éditeur de ce livre collectif, a souhaité couvrir la seconde moitié du XXème siècle – le premier témoignage porte sur l’année 1942, le dernier évoque 1986 -, le noyau dur s’avère être la dernière période de l’ère maoïste.  (1970-1976).

Dès lors, le lecteur s’attend à retrouver la Statue du Commandeur dans nombre de ces souvenirs, rédigés tout spécialement (3) par des chercheurs, des universitaires, des journalistes le plus souvent anglo-saxons de très haute volée. (4)

Il n’en n’est presque rien. En témoigne, Roderick MacFarquhar, l’un des plus grands historiens de l’ère maoïste (5). Il se rend en République Populaire de Chine en 1972 après “une longue attente” et fait partie d’une délégation menée par Sir Alec Douglas-Home, Ministre des Affaires Etrangères du Royaume-Uni.

MacFarquhar apprendra des années après cette visite historique – elle allait sceller le vrai rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays – que “si Home avait demandé à voir Mao, les Chinois auraient accepté. Mais les Anglais ne le demandèrent jamais. Ainsi fumes-nous privés d’entrevoir le Président”. 

 Ce dernier est à la fois omniprésent, à travers le pouvoir et la tyrannie qu'il exerce à tous les échelons de l'état, et absent des récits. Celui qui hante et, disons-le, qui illumine parfois le livre, ce n'est pas Mao, c’est Zhou Enlai.

 Avec le pont de Lowu, que tout nouvel arrivant en provenance de Hong-Kong se devait de franchir à pied (6) pour pénétrer cette “terra incognita” pour reprendre la formule d’Orville Schell (7), scène maintes fois décrite dans My first trip to China, l’ombre du Premier Ministre fonctionne comme le second fil rouge de l’ouvrage.

A vrai dire, Lois Wheeler Snow, la veuve d’Edgar (8), côtoya l’un et l’autre lors de sa première visite, en 1970. Elle partagea même l’insigne honneur, avec son illustre époux, d’encadrer le Président à la tribune de Tian An Men le 1er octobre 1970, en pleine Révolution culturelle. “J’étais si près de Mao Zedong” écrit-elle “que j’aurais pu toucher le grain de beauté sur son visage”.  Elle nous apprend d’ailleurs que le Président et le Premier Ministre avaient envoyé en Suisse, où Edgar Snow était soigné pour un cancer, une équipe de médecins et d’infirmières pour tenter de sauver celui-ci, quelques semaines avant sa disparition, en 1972. (9)

Le témoignage le plus passionnant concernant Zhou Enlai, nous le devons à Jerome A. Cohen, sommité académique dans le domaine du droit chinois, mais aussi de l’économie, de la politique. Son texte, brillant, fourmille d’anecdotes éclairantes tout en tirant avec maestria certaines grandes leçons d’histoire. 

Le plus souvent, ces rencontres semblaient improvisées. Les invités du Premier Ministre, prévenus à la dernière minute, devaient parfois traverser le pays, avant de pouvoir s’entretenir avec celui-ci… parfois en pleine nuit et ce, pendant plusieurs heures! (Ces témoignages en corroborent de nombreux autres prouvant que Zhou Enlai avait une puissance de travail hors du commun, présent sur tous les fronts, doué d’ubiquité, toujours aux aguets.)

Jerome Cohen: “Il était génial, informel, décontracté, plein d’humour et cependant sérieux, menant toujours la conversation en posant question après question.” Nous sommes en 1972. La mission de Jerome Cohen portant sur les échanges culturels et scientifiques entre les USA et la Chine, le Premier Ministre suggère que soient invités de grands spécialistes américains du cancer, une question qui semble le préoccuper. J. Chen est persuadé que cette proposition vise le Président Mao, dont la santé ne cessait de se détériorer. En fait, Zhou Enlai sait qu’il est lui-même atteint d’un cancer qui l’emportera moins de quatre années plus tard.( 10)

Kin-ming Liu a divisé son livre en six chapitres: I. “les compagnons de route” ( “Fellow travelers”); II. “Le rideau de bambou”; III. Mère Patrie, avec le témoignage de cinq “Chinois d’outremer”, parmi lesquels le célébrissime David Tang, fondateur de Shanghai Tang, China Club, China Tang et Pacific Cigar, qui découvrit son pays d’origine et le Huangshan en 1979, une visite bucolique. “A taste of China” écrit-il joliment.

Dans le même chapitre, C.P Ho se remémore sa toute première incursion, en 1942, au pays de ses ancêtres en compagnie de ses parents. Il a cinq ans. Le plus grand chaos rêgne en Chine. La famille est capturée par des bandits de grands chemins. Le pater familias se voit oblige de leur remettre jusqu’à sa chemise et son pantalon…

Dans “Après Nixon” (IV) figurent certaines des meilleures contributions. Celles-ci dialoguent parfaitement avec celles rassemblées dans “Fellow Travelers”, tout aussi instructives.

Instructives et parfois étonnantes: c’est ainsi qu’Ezra F.Vogel, rédacteur d’un texte intitulé “La Chine avant les transformations de Deng” (1973), sinologue mondialement  connu, ex Directeur du Centre de recherches de l’Asie orientale à Harvard, du Centre Fairbank et Fondateur du Centre Asiatique, nous fait part de…surprenantes surprises! Il était par exemple persuadé que les moustiques avaient été définitivement éradiqués. Etonné que les gens soient à ce point effrayés de s’adresser à des étrangers – et pour cause! - ; surpris par l’absence d’éclairage des rues et des vélos. (Pour ces derniers, c’est toujours d’ailleurs le cas!) Surpris de voir des charrettes tirées par des animaux. Surpris par la langue de bois de tout un chacun…Lui aussi rencontrera Zhou Enlai.

Andrew J.Nathan autre grand sinologue, évoque avec brio son entrée dans “ce pays vaste et étrange”. Il note: “Le premier jour, nous avons traversé à pied le petit pont entre Lo Wu et Shumchun, appelé aujourd’hui Shenzhen. On aurait dit que nous laissions derrière nous le vrai monde pour pénétrer, comme je l’avais écrit dans mes notes “dans une sorte d’art de l’affiche, (“a kind of poster art”): les costumes, les signaux, les peintures murales sont exactement tels que nous les avions vus sous forme d’affiches”.

Ayant osé photographier deux dazibao (11) Andrew Nathan est dénoncé. S’en suit un imbroglio, véritable psychodrame qui mettra à mal l’unité du groupe de visiteurs.

La surveillance, qui peut prendre de multiples formes, est une des thèmes récurrents du livre. Le terme “minder”, que l’on peut traduire par “garde”, “gardien”, “gorille” ou “sbire” revient dans la plupart des textes.

L’un des épisodes les plus hilarants nous est livré par Jerome Cohen. Sa femme, Joan, elle-même spécialiste de l’art chinois, l’accompagne. Elle souhaite vivement pouvoir visiter avec lui Xian et Luoyang, deux anciennes capitales. Ce qui leur est refusé. De retour dans leur chambre, elle laisse éclater sa colère. Son mari lui fait signe de s’exprimer encore plus fort…Le lendemain, contre-ordre, leurs accompagnateurs leur annoncent qu’ils pourront exaucer leur désir!

Steven W. Mosher livre l’épisode le plus violent et le plus dramatique du livre, texte intitulé sobrement “Witnessing Hell in China (1979”). “Voir l’enfer en Chine”.

Il est le premier chercheur américain en sciences sociales à pouvoir y séjourner et travailler durant un an, dans une Commune populaire du Delta des Perles, non loin de Canton. A la fin de son séjour, en mars 1980, alors qu’il est au mieux avec les paysans et de leurs dirigeants, il apprend qu’une directive du Parti oblige ces derniers à respecter des quotas absurdes visant à réduire l’augmentation de la population de la Région du Guangdong à 1% cette année-là.

“Comme nous sommes actuellement 8.000, nous ne pourrons être plus de 8080 à la fin de l’année” lui explique patiemment Ho, le Secrétaire de la Commune. Ce à quoi Steven Mosher lui fait remarquer que la plupart des bébés qui naitront cette année-là sont déjà conçus.

La suite du récit rend plus explicite le titre choisi par Steven Mosher. Il assiste impuissant à un nombre incalculable de stérilisations forcées, d’empoisements des foetus entraînant l’avortement et à de très nombreuses césariennes pratiquées dans le petit hôpital de campagne de la commune, césariennes visant elles aussi à faire avorter les jeunes mères enceintes de huit ou neuf mois.

Plusieurs dizaines d’entre elles refusent de ce plier à cette abomination. Elles sont enfermées dans une petite pièce, culpabilisées, menacées par les cadres.  “Soit vous accepter d’avorter, soit nous devrons tuer l’enfant dès sa naissance”, entend Steven Mosher, qui note la phrase dans son calepin. On devine la suite.

Steven Mosher décrit d’autres horreurs, jusqu’à l’enterrement par le fossoyeur du village de ces centaines de petits corps dans une fosse commune tenue secrète pour éviter tout conflit avec les familles.   

Ayant par ailleurs réussi à acheter un camion pour la Commune Populaire à la demande du Secrétaire Ho, Steven Moshe se verra, après son départ de Chine, accusé par la Chine d’espionnage. Il est aujourd’hui Président de l’Institut de recherches de la Population et auteur de plusieurs ouvrages, l’un d’entre eux portant sur la tragédie dont il fut témoin en 1979.  

 Paradoxalement, ce témoignage figure dans le sixième et dernier chapitre, “Opening up” (l’ouverture).

Ce qui fait la richesse de My first to China, c’est à la fois la multiplicité des témoignages, même si certaines redondances apparaissent, - au demeurant elles-mêmes signifiantes -, la qualité des témoins, ainsi que  la longue durée couverte par ces trente écrits. L’humour affleure dans nombre d’entre eux. Deux exemples: Jerome Chen commence ainsi son témoignage: “J’ai commence à étudier la langue chinoise le 1er août 1960 à 9 heures du matin. Confucius a dit: “Etablis-toi à trente ans”. Comme je venais de fêter mon trentième anniversaire, je décidai qu’il avait raison. Cependant, je ne serais pas autorisé à visiter la Chine avant le 20 mai 1972.”

Et cette chute, que l’on doit au très honorable Perry Link, Professeur émérite à l’Université de Princeton: “A la fin des années 60, j’admirais Mao parce que je me sentais très concerné par des choses comme la paix, la liberté, la justice, la vérité et la chance offerte à chaque petit gars. (“A fair chance to the little guy”). Aujourd’hui, je déteste Mao et son héritage: pourquoi? Parce que je suis attiré par des choses comme la paix, la liberté, la justice et par la chance offerte à chaque petit gars.”

                               ****

 (1) En fait, cette photo, initialement en noir et blanc, fut colorisée par Madame Meng Songren, orfèvre en la matière, lors de la Révolution culturelle et reproduite à des millions d’exemplaires sur différents supports.

 (2) Les Chinois eux-mêmes la nomme “veste Sun Yatsen”.

(3) A l’exception de celui de Simon Leys, adaptation par Kin-ming Liu de plusieurs textes et interviews récents. Récit savoureux où il est plus question de Singapour, de Hong-Kong surtout que de la Chine continentale qu’il avait si brillamment évoquée dans Ombres chinoises.

(4) Certains des plus grands noms de la sinologie mondiale figurent au générique.

(5) Une experience que j’ai vécue dans l’autre sens dès 1964. ( Voir “La Chine est très pauvre et très révolutionnaire”.)

(6) Roderick MacFarquhar, The Origins of the Cultural Revolution, R.I.I.A, Columbia, 1974-1997.

Roderick MacFarquhar, Michael Schoenhals, Mao’s Last Revolution, Harvard University Press, 2006; édition française: La dernière révolution de Mao, Gallimard, 2009;

(7) Auteur de quatorze livres dont huit sur la Chine, Directeur du Centre des relations sino-américaines à la Asia Society, Orville Schell signe une préface remarquable.

(8) Seul journaliste ayant obtenu, dès 1936, les confidences du Pt Mao, Edgar Snow écrivit la première et seule autobiographie de celui-ci. (Red Star over China, Etoile rouge sur la Chine, 1937).

(9) Lois Wheeler Snow, qui se défend d’avoir succombé au syndrome des “villages Potemkine” – expression qui désigne tous ces lieux mis en scène fonctionnant comme des leurres, à l’adresse des visiteurs étrangers -  refuse cependant de reconnaître l’évidence en privilégiant les soi disant bienfaits du système chinois de cette époque cruelle. Par fidélité à son défunt mari. A contrario, elle se révèle très lucide à propos de ce temps, faisant pêle-mêle allusion à Wei Jinsheng, Liu Xiaobo ou Ai Weiwei.

(10) Mao, dans un dernier geste de défiance et de cruauté, refusera d’ailleurs que le Premier Ministre soit soigné dans un hôpital.

(11) Journaux muraux (écrits à la main) en grands caractères. 

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