…et l’une des meilleures clés pour comprendre cette métropole mythique que son auteur, Françoise Ged (1), qualifie à juste titre de « ville à l’avant-garde, ville laboratoire ».
« Une ville qui a connu des bouleversements majeurs. Les grands travaux ayant pris fin, » ajoute Françoise Ged, « la ville se tourne vers d’autres chantiers, se réapproprie son histoire en même temps que son territoire. Et la société participe au premier chef à ces nouvelles aventures qui sont comme les prémices du visage de la Chine elle-même dans quelques années ».
Ce que j’ai aimé dans cet ouvrage alerte, bien écrit, fort documenté, c’est son parti pris de subjectivité assumée, ce regard à la fois lucide et bienveillant, cette lecture d’une vraie chongguo tong, terme que l’on pourrait traduire par « connaisseur de la Chine » au sens où, pour reprendre une explication de l’auteure, cette expression évoque « quelqu’un qui sait établir un pont entre culture chinoise et culture occidentale, qui sait trouver ce qui est commun, général aux deux, les rendant accessibles l’une à l’autre, et qui en comprendre et en transmettre les différences ».
Ce livre tente de « rendre accessibles et compréhensibles les mutations sans pareilles de la ville, qui se renouvellent cycliquement au cours de son histoire. C’est déjà la une marque identitaire de Shanghai, propice à la constitution de mythes. J’ai la conviction », écrit-elle, « que ses mutations ont des ancrages dans son histoire et dans son territoire, c’est-à-dire dans l’analyse des potentialités liées aux situations présentes, auxquelles la population participe au premier chef. Il s’agit de chercher les continuités et d’identifier les ruptures, d’établir les liens entre les réalisations physiques visibles et leurs racines, en associant histoire, territoire et population ».
La grande habileté de ce récit, construit à partir d’une chronologie filant sur les années 1980, 1990 et 2000, c’est de mêler le témoignage d’une professionnelle de l’architecture et de l’urbanisme avec des rappels historiques indispensables tant Shanghai a suscité de légendes et de contre-vérités, par exemple sur sa fondation, et surtout à mes yeux de mettre l’accent sur des thèmes méconnus, pourtant très instructifs, comme le grand projet de la ville nouvelle en partie construite dans les années 1930 par le gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-Chek, dans le quartier de Jiangwan.
Ce qu’écrit Françoise Ged à propos des fameux lilong, sur lesquels elle revient à plusieurs reprises, nous délivre une fois pour toutes des clichés maintes fois reproduits.
C'est net, précis et en même temps évocateur. Elle en parle d’abord « comme de variations Goldberg d’un habitat populaire : un trésor de déclinaisons et de typologies, d’urbanités chinoises, de variations sur les matériaux et les décorations, de techniques constructives mixtes, qui ont même intégré jardinets et garages dans les annés 1930… »
Avant de préciser : « Le lilong est une appellation qui recouvre un mode d’habitat, des formes de sociabilité plutôt qu’une typologie architecturale. »
Cette définition ravit le visiteur impénitent, cycliste ou piéton, que je suis car cette question m’est souvent venue à l’esprit : comment, en effet, distinguer ces lieux charmants et désuets, parfois heureusement cachés.
Je pense à l’un d’entre eux, donnant sur Nanchang lu, espace semi privatif où la petite société shanghaienne ressemble à une famille, quintessence d’un art de vivre bientôt disparu ou à cet autre, au coin de cette rue et de Maoming lu, ruelle et passage tout de briques couverts où naquit le grand acteur de cinéma Zhao Dan. Ici, où seuls passent les vrais Shanghaiens, sommes-nous en 2014 ou bien au milieu du siècle dernier ?
De sociabilité justement, il est largement question. ( cf Espaces de sociabilité, p 42 et suivantes). Non dans un registre purement universitaire mais avec des anecdotes personnelles à la fois savoureuses et instructives. Un régal.
Et puis, disons-le, rien de plus agréable que de lire certaines séquences teintées de nostalgie, liées par exemple aux xiaomai bu, petites boutiques ordinaires de quartiers, ces « modestes épiceries » ou certains souvenirs de l’Hôtel de la Paix «avec pour point de rendez-vous les fauteuils clubs du rez-de-chaussée », dans les années 1980…
Françoise Ged : « C’était également le point de passage obligé de tout visiteur à Shanghai, et de fait un lieu de rencontre, une véritable plate-forme d’échange entre voyageurs, expatriés, conseillers de passage, une source d’informations et de liaison ».
Personnellement, il me souvient d’un autre grand hôtel tout aussi prestigieux, le Jinjiang, où le Président Mao préférait descendre lorsqu’il ne séjournait pas dans son train ( !), au carrefour de Chang le lu et de Maoming lu, au sein d’un ensemble architectural art déco à couper le souffle.
C’était au printemps 1979.
Notre équipe de France-Culture était sur le point d’achever un périple de sept semaines. Deng Xiaoping venait de mettre fin à l’effervescence provoquée à Pékin par le Mur de la Démocratie, quelques semaines après en avoir terminé avec cette guerre absurde avec l’ex « petit frêre » vietnamien.
L’hôtel était quasi désert. Les quatre membres de l’équipe occupaient la moitié du huitième étage. Comme à l’Hôtel de la Paix, il y avait là quelques expatriés et autres conseillers.
L’un de mes souvenirs les plus vivaces est lié à la visite que nous dûmes faire à la Banque de Chine, mitoyenne du Peace, sur le Bund.
Le Bund d’alors si différent de celui d’aujourd’hui, avec ses arbres et son jardin public où jadis, dit la légende, était inscrit le fameux panneau « Interdit aux Chinois et aux chiens. »
Une seule et immense salle tout en longueur accueillait quelques rares visiteurs.
Deux guichets de l’époque des concessions étaient ouverts où l’on pouvait changer ses francs contre des renminbi.
Et derrière ces guichets, à vue, une bonne centaine de bureaux parfaitement alignés sur lesquels trônaient des lampes à opaline verte strictement identiques et où s’affairaient des « cols bleus » car chacun à l’époque portait encore le costume « Songshan » (Sun Yatsen), que nous appelons à tort « Mao ». Très impressionnant. Cette salle immense a depuis longtemps été saucissonnée.
L’Hôtel de la Paix, j’y suis retourné des dizaines de fois pour y prendre le thé, boire un verre et surtout pour écouter cet orchestre de jazz qui semble immuable.
J’en connais tous les étages, les vrais et les faux Lalique, ai visité toutes les suites et dormi avec ma famille dans l’indienne, avec son grand salon et ses deux salles de bain de marbre, l’une d’entre elles ayant vu sur le Huangpu, bien avant la restauration de ce qui fut d’abord la Sassoon House.
J’y repasse encore volontiers, ne serait-ce que pour saluer notre amie Sieglinde Simbuerger, personnage parfaitement romanesque qui tient l’une des plus jolies boutiques de Shanghai, au rez-de-chaussée. Mais je m’égare !
Le chapitre consacré à Pudong est particulièrement bienvenu.
Le plus fascinant, c’est la vitesse à laquelle les décisions sont prises, puis mises en application et exécutées. Ce dossier fort bien ficelé répond à la question si souvent posée : « Comment font-ils ? » Lisez et vous comprendrez !
Tout y est : les faits historiques et politiques, le rôle prépondérant de personnages tels que Zhu Rongji et Deng Xiaoping – F.G mentionne le fameux « voyage dans le Sud » de celui-ci, en 1992 et relève que « cet intitulé évoque le voyage dans le Sud de l’empereur Kangxi (1632-1717) paré par les jésuites de toutes les vertus…
A propos d’Histoire, nous apprenons non seulement que le tristement célèbre Du Yuesheng (1888-1951), chef de la Bande verte était originaire de Pudong, mais que la révolte des Petits Couteaux en 1853, elle-même liée au mouvement des Taiping (1851-1864), lequel fit vaciller l’empire mandchou, « provoqua la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes et la fuite vers les villes d’un grand nombre d’habitants des provinces voisines du Jiangsu, du Zhejiang et de l’Anhui. Plusieurs centaines de milliers de personnes vinrent se réfugier à Shanghai, protégées par les troupes occidentales stationnées là, et construisirent la ville avec les caractéristiques de l’habitat rural qui leur étaient familières : les fameux lilong ».
Plus surprenant encore est le rôle, totalement méconnu, des experts étrangers concernant les estimations, capitales, de l’augmentation de la population à l’horizon 2000 - nous sommes dans les années 1980 -, notamment grâce aux cartes d’interprétation des prises de vue du satellite Spot sur Shanghai, apportées par les chercheurs français.
Ces estimations et celles produites par les voies officielles variaient du tout au tout. Or note F.G finalement, « les avis des techniciens, urbanistes, ingénieurs avait primé sur le diktat des commissions politiques », ce qui, en Chine, paraît « hénaurme ».
Dans "Les années 2000", elle aborde ce qu’elle nomme « l’opération de Xin Tiandi », ce vrai faux lilong, plus précisément ce shikumen bidon dont le succès ne faiblit pas près de quinze ans après son lancement.
Ici, comme ailleurs dans le livre, la mise en perspective, les sources qui proviennent le plus souvent, en première main, d’architectes, d’urbanistes, de chercheurs font la différence.
D’ailleurs, Françoise Ged convoque parfois aussi, pour comprendre ces mutations, les auteurs contemporains chinois, les éditeurs, les photographes (2), les réalisateurs et ce qu’elle nomme « les activistes ».
Souvent, l’auteure, mi sociologue, mi chroniqueuse, ouvre une porte – par exemple la question du passage du « nous » au « je », qualifié de « tournant majeur des années 1980, l’un des éléments les plus déterminants de la Chine contemporaine » avant de refermer celle-ci aussitôt. Idem pour la conclusion, qui nous laisse sur notre faim.
Peu importe : toutes celles et tous ceux qui connaissent ou veulent connaître cette ville incomparable se doivent de lire ce petit livre de 145 pages, bibliographie comprise.
Dès lors, leur propre lecture de Shanghai en sera transfigurée.
(1) Responsable de l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine à la Cité de l’architecture & du patrimoine, celle-ci, sinisante, y a séjourné à de nombreuses reprises depuis le début des années 1980. L’ouvrage est sorti en mars 2014 chez Buchet Chastel, collection Document (16 €).
(2) Plusieurs photographies noir & blanc de Yang Hui Bahai, malheureusement mal reproduites, viennent illustrer le propos.