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Billet de blog 30 août 2012

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A Longli, la fête des cinq dragons

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mieux vaut, ce matin, avoir le coeur bien accroché. De Zhaoxing à Liping, où passèrent, fin 1934, les rescapés de La Longue Marche (1), la route est épouvantablement défoncée.

Notre vieil autocar brinqueballe à tout va. Le chauffeur et son acolyte sont sur les dents car se livre, avec deux autres carcasses ambulantes, une course éffrénée. Tous trois se tirent la bourre pour ramasser les prochains clients au bord de la route, des dong pour la plupart, pauvres, parfois miséreux. 

Le parcours Zhaoxing-Liping coûte 20 yuans. Soit environ 2 euros. Pour les petites courses, il faut remettre un ou deux yuans au contrôleur. Premier changement inopiné de bus - celui-ci déclare forfait, tout le monde descend dare dare, se précipite sur un autre car, en voiture Simone, c'est reparti, oui mais j'ai oublié ma vieille veste de chasse, taxi avec la contrôleuse, et hop, roulez jeunesse...

Dans un autre bled - shi bu shi Longli? Bu shi - "On est arrivé à Longli?" Ben non", je marche sous le cagnard avec mon barda sur le dos, avise une femme taxi. Longli? "Oui, si tu paies 20 yuans et si tu acceptes que ces deux vieux (sans le sou) montent avec nous". Allons-y!

Longli, enfin. Vieille ville han admirablement conservée. Un seul hôtel, extramuros, propre, presque coquet. Se caler les côtes, faire la sieste avant d'entreprendre un premier repérage. La taulière ne manque pas de charme. Son laoban de mari est intarissable sur l'histoire de cette ville de garnison, construite sous la dynastie Ming pour contrecarrer les vélleités d'indépendance du peuple miao. 

La porte principale de Longli, majestueuse, ouvre à l'est, sur une grande esplanade. Le plan de la ville reprend à l'identique celui de Chang An, l'ancienne capitale - aujourd'hui Xi'an - et du Pékin de la dynastie Yuan. Un grand carré avec ses quatre portes. Sauf qu'ici, la porte orientale prime. Une prémonition maoïste??? ( "L'orient est rouge").

Comme souvent, la vie semble se dérouler au ralenti. Quelques belles scènes de joueuses de mahjong et de cartes, de femmes cousant des chaussons de laine ou faisant de la tapisserie au soleil, sur les remparts, toutes souriantes. Au coeur de Longli, son école primaire, où l'on pénêtre comme dans un moulin, pour le plus grand plaisir des gamins et des instits. Belle architecture ming avec sur les murs d'entrée des fresques d'époque fleurant bon leur confucianisme moralisateur.

24.11.2011. Ce matin, allant chercher en ville mon petit déj comme me l'a suggéré le taulier, j'aperçois une femme habillée de  rouge, avec un masque rouge et blanc peint sur le visage. Oh, oh! Il est encore très tôt. Une belle brume couvre encore la plupart des rues et des ruelles de Longli. 

Des hommes en costume jaune vif s'approchent du puits central de la ville, où officient un maître maquilleur et ses aides. Extraordinaire séance, extraordinaires faciès, mi singes, mi diables, mi hommes. 

Hier, j'avais aperçu de très grands dragons poussiéreux qui semblaient remisés dans un musée local pour toujours. Mais non, ils sont de retour, fringants. Soit cinq énormes têtes en papier maché, menaçantes, le long corps étant simulé par un tissu aux couleurs bigarrées - correspondant à nos quatre points cardinaux et au cinquième en Chine, le centre - quatre de ces dragons seront maniés par une douzaine d'hommes, le cinquième par autant de femmes. Je reconnais la belle aubergiste, qui mène son équipe tambour battant.

A la fin de la séquence de maquillage, débarquent de jeunes ganbu (cadres) imbus de leur lourde charge, accompagnés d'une équipe de la télé locale. Tout le monde s'empresse de rejoindre l'esplanade après avoir franchi les remparts et la porte orientale. La brume s'est maintenant dissipée.

Pour commencer, plusieurs grands manitous allument la mèche de longs serpentins de pétards rouges. Bonjour les tympans. A la dernière explosion, les cymbales tonitruantes et les tambours entament leur tohu bohu. Les cinq dragons exécutent alors des figures parfois sophistiquées, spectaculaires, souvent grotesques. Certaines provoquent des enchevêtrements qui semblent indémélables...pour la plus grande joie de la petite foule exclusivement locale qui assiste au spectacle. 

Puis le long cortège pénêtre dans la rue principale, s'en va vers la porte du sud, avant de revenir en trombe en faisant tournebouler les dragons. Autour de ceux-ci papillonnent des personnages plus typés que les porteurs, qui rappellent  la légende locale: un "homme" ( une femme en fait) barbichu, remarquablement grimé, avec lunettes à l'ancienne, faux nez, tout barbouillé de noir, qui sautille, fond sur les spectateurs, les menace avec du charbon, s'amuse à marquer ses proies. Il / elle danse avec une belle agilité, qui contraste avec la balourdise des autres. 

Un autre personnage semble ivre, vacille. Un troisième, tel Pantagruel, fait mine de dévorer des monceaux de nourriture. Les cadres, souvent la cible de ces trublions, semblent apprécier mollement. Le petit peuple s'amuse à qui mieux mieux. C'est vraiment la fête. Tout le monde, à l'évidence, se connait et se reconnait malgré les masques, se marre. 

Seul bémol: des flics, me voyant filmer sans désemparer, me demandent qui je suis, ce que je fais, exigent de voir mon passeport. Lequel est à l'hôtel. "Après la fête?" "Ok". L'un d'entre eux, en civil, ne me quittera pas d'une semelle. Plus tard, nous irons ensemble photocopier le précieux document. Plus tard encore, le "chef du gouvernement" ( qui ne daigne même pas se présenter, ce qui me met en pétard) s'emparera lui aussi de mon passeport avant de me le rendre. Rien de grave. 

Le cortège part ensuite en direction de deux sites "qu'il faut voir" me dit-on: tout d'abord un longue passerelle de pierre faisant barrage, très étroite - un mêtre de large tout au plus - franchissant la rivière, où viennent les lavandières; plus loin, un haut pont en ruine ayant encore fière allure, bordé de grands bamyans, avec une vue superbe sur la campagne. Le final des cinq dragons flottant au-dessus de ce paysage ne manque pas de panache.

Au retour, au moment où nous effectuons la photocopie de mon passeport avec le sympathique pandore, je fais la connaissance du petit frêre de l'hôtelier,  de sa jeune femme et de leur bébé. Tous deux parlent japonais couramment. Et pour cause: ils vivent et travaillent à Tokyo depuis huit ans. Ils m'invitent chaleureusement à venir dîner chez les parents de la jeune épouse, suipian, suipian. ( "sans façons").

J'ai juste le temps, en fin de matinée, de filmer deux bouchers encore peinturlurés revenus à leur étal, sur le petit marché près de l'esplanade. Ils vendent de la viande de porc pour un prix qui semble dérisoire. Puis déjeuner seul, tandis que les ganbu et les organisateurs du Long teng - la fête des dragons - trinquent avec force ganbei. Alcool de riz et bière. Le vin rouge n'a pas encore atteint ces contrées. 

L'après-midi: rencontre de rêve avec un épicier désoeuvré jouant du banjo, puis d'un instrument à vent sculpté dans une grande coloquinte. Ses grands yeux rient ou s'emplissent d'une certaine nostalgie, c'est selon.

La vie quotidienne a déjà repris le dessus: les charpentiers charpentent, un couple assemble des fagots, d'autres débitent le bois pour l'hiver, des femmes lavent des laopou, des betteraves qui seront ensuite plongées dans des jarres pleines de saumure. Un vieil homme m'invite à pénétrer chez lui pour me faire admirer une tête de dragon qui trône à l'entrée. Il a 70 ans. Beau visage buriné de paysan.

Nous voici prêts à passer à table, dans une vieille demeure ouverte aux quatre vents. Il est...17h30! Les femmes et deux des garçons s'affairent en cuisine. Nous dînons tous dans la cour, au soleil couchant. Il y a là les deux anciens, ravis de m'accueillir, plusieurs beaux-frêres et belles-soeurs, chaque couple ayant un enfant. Et un seul: nous sommes chez des han, ne l'oublions pas. 

Le jeune couple que j'ai d'abord rencontré se singularise des autres, tous restés au pays, paysans ou petits employés dans le coin. L'explication est simple: après avoir terminé leurs études secondaires, ils ont eu la chance de pouvoir s'inscrire à l'université de Guilin, dans la province voisine du Guangxi.  Elle y fera des études de comptabilité -, et lui une formation dans un IUT. Avant d'effectuer le grand saut au Pays du Soleil Levant, où les salaires  sont au moins cinq fois plus élevés qu'au Guizhou ou au Guangxi.

Tous deux - elle surtout - me disent à quel point ils apprécient la culture nipponne, l'amabilité de leurs amis, leur savoir-vivre. C'est seulement la seconde fois qu'ils reviennent au pays. Elle a tenu à venir accoucher dans sa maison natale. Le bébé, un garçon, a quatre mois. Leur retour à Tokyo est imminent. Ils me remettent leurs cartes, écrites en japonais. 

Excellent dîner, très épicé, arrosé de ce vin de patate douce que j'apprécie tant. Nous portons plusieurs toasts. La conversation file bon train pardessus la grande table basse. Un des garçonnets pousse une chansonnette en l'honneur de l'hôte étranger. Je lui réponds. Fous rires.

Lorsque nous nous quittons, il fait nuit noire. Seule la grande porte est éclairée par deux projecteurs. Elle veille. Les cinq dragons ont déjà retrouvé la poussière du vieux musée local. 

(1) Je reprends donc ici le fil du carnet de voyage rédigé à l'autonme dernier. Je vous propose ensuite de retranscrire un méga article, intitulé "Sur les pas de la Longue Marche", que Le Monde avait fait paraître en 1993 grâce à Michèle Champenois. 

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