24 août (1993). Jinggangshan-Ganzhou. Une centaine de kilomètres d'une exceptionnelle beauté. Des gorges d'abord, puis une succession de vallées, de terrasses et de villages ouverts aux regards.
Pas de défenses, de murs d'enceinte. Est-ce le fait de l'isolement? Ces maisons de terre, couleur de terre, semblent n'avoir jamais connu d'envahisseur. Alignées, elles s'appuient sur la montagne. Le "fengshui" - mot-à-mot "le vent et l'eau" - en fait la géomancie chinoise - est savamment ordonné au sud ou à l'est. Devant, l'aire de travail où sèchent les graines.
Dans les rizières, c'est l'époque du battage. Soit à la main, soit avec une machine que l'on active du pied.
Puis la vallée s'élargit. Le charme s'estompe...et revient au galop à la découverte de peintures murales encadrant une porte de bois monumental et célébrant le Paysan et le Combattant.
Une "nationale" nous tend les bras. Le long de la route, des meubles de bambous par milliers. Un fauteuil à bascule coûte 35 RMB (1) avant marchandage.
A Ganzhou, gigantesque sous-préfecture, il faut avoir vu la rue Gangjiang et son architecture néoclassique. Façades jaune vif, colonnes à l'ancienne, galeries, encorbellements, moulure et étoile rouge!
25 août.
20 heures. Nuit noire: 38 °. Ils sont quatre. Avec quatre éventails pour tenter d'éloigner cette chaleur humide qui étouffe la ville. Quatre vrais grognards, édentés parfois, "durs de la feuille", placés dans un hospice de l'Armée populaire de libération.
Parmi eux, deux forts en gueule videraient bien leur sac si leur hôte n'était étranger. Ils la trouvent un peu saumâtre, ces héros déclassés passés demi-soldes. Dur, dur, l'hospice et les jours sans fin après les hauts faits et la gloire.
Conciliabules. Mieux vaut raconter des anecdotes. La première: celle du strip-tease forcé de certains soldats rouges priés par des minorités agissantes de laisser chemise et pantalon au passage d'une gorge. Sinon, gare aux pluies de javelots.
Le deuxième conteur évoque son chef bien-aimé: un certain très jeune général nommé Lin Biao et le jour où il dégaina son pistolet en pleine réunion, tira pour rappeler à l'ordre un soldat indiscipliné. Le coup passa si près que l'écervelé faillit bien être décervelé.
Le troisième fait rire l'assemblée en expliquant avec force détails l'art d'accomoder sa ceinture...
Quant au quatrième, il préfère entonner les cris de guerre que l'on scandait avant l'attaque pour effrayer l'ennemi et se donner du coeur au ventre.
Un homme les écoute avec tout le respect dû aux Anciens. La cinquantaine, grand, fort, les cheveux longs, il semble tout droit sorti du roman Au bord de l'eau. Historien, il se passionne pour un aspect méconnu de l'histoire du Parti Communiste Chinois.
Ses recherches tendraient à prouver que le "soviet" du Jiangxi était devenu une vraie puissance économique, dont le Grand Argentier n'était autre que le frêre de Mao Zedong, Mao Zemin...Un Etat dans l'Etat.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi les "rouges" partent avec un véritable trésor qui leur permettra chemin faisant de régler rubis sur l'ongle leurs dettes aux paysans.
Tard dans la nuit, notre homme livrera deux autres informations de poids. (Durant la Longue Marche, non loin de Ganzhou ) (2), Mao qui connaît l'un des seigneurs de guerre cantonais prétendument allié à Tchiang Kaï-chek, obtient le libre passage au clair de lune. Zhou Enlaï négocie comme toujours.
Seconde information, beaucoup plus importante au regard de l'Histoire: pas question (avant la Longue Marche ) (3), comme on l'a souvent écrit de prison ou d'enfermement. Et la malaria? "Là n'est pas l'essentiel. Non, Mao était dé-pri-mé".
La voix de stentor résonne dans le hall de l'hôtel où se poursuit l'entretien devant une gardienne de nuit médusée. Ses sources? Les vieux soldats rouges, des textes non publiés, des témoignages familiaux...La version est plausible.
(1) 1 RMB = 1 franc au taux officiel; environ 0,70 F au marché noir. ( Soit approximativement 0,10 €).
(2) Parenthèse ajoutée en 2012.
(2) Parenthèse ajoutée en 2012. Mao, après avoir dans un premier temps créé, avec Zhu De, le soviet de Jingganghan et après avoir dirigé avec celui-ci et d'autres chefs communistes la riposte, victorieuse, aux premières "campagnes d'encercelement" menées par Chiang Kaï-chek, se voit écarté de la direction des opération par les "28 bolcheviks" et par Otto Braun, seul non Chinois à effectuer ensuite la Longue Marche. Plusieurs hypothèses ont circulé sur cette mise à l'écart. C'est ce à quoi fait allusion ici l'historien local rencontré en 1993.
PS. Je reprends donc ici, après l'escapade shanghaienne avec les ZAGO, le fil du récit "Sur les pas de la Longue Marche" publié initialement dans Le Monde le 18 septembre 1993 sous le pseudonyme de Victor Chanceaux. Six épisodes sont encore à venir.