Le Grand Canal chinois n’est pas seulement un monument: le plus long du monde, près de 1800 km, reliant du nord au sud, depuis la fin du XIIIème siècle, les principaux fleuves du pays. Il est encore une voie de liaison animée. Parcours, de nuit, de jour, de Hangzhou à Suzhou.
Le Monde, 9 janvier 1993
De notre envoyé spécial Victor Chanceaux
I. Tohu-bohu sur le quai du Grand Canal à Hangzhou. “Kuai, kuai!”, “vite, vite!”, jettent les marins déjà affairés à la manoeuvre. A peine le temps de poser votre sac sur la couchette, de sentir l’odeur forte des latrines, de dire deux mots à vos coturnes – de jeunes businessmen cantonais allant acheter de la soie à Suzhou avant de la revendre à Hong Kong – et la fanfare des sirènes ouvre le bal.
Les bateaux s’arriment l’un à l’autre, trois par trois, mugissent à qui mieux mieux; les matelots se rudoient de bord à bord, manient joyeusement leurs gaffes. Et, comme toujours en Chine, le miracle s’accomplit. Le chaos s’estompe après abordages et disputes qui n’en sont pas. Les trains se sont formés. Comme chaque soir à 17h30, le même manège se déroule à la nuit tombante. Un concert à faire pâlir certains compositeurs contemporains.
Direction, l’un des lieux mythiques de Chine: Suzhou, la “Venise orientale”, à 130 kilomètres de là, soit quatorze heures en bateau-mouche couchettes.
Il est une autre formule dont on vous rebat les oreilles: “Au ciel, il y a le paradis; sur terre, il y a Hangzhou et Suzhou”, vieux dicton qui en dit long sur un certain nombrilisme bien naturel en cet Empire du Milieu.
Hangzhou, son lac de l’ouest, son île infernale, Xiaoyingzhou, - “l’île des Petites Mers”, - une île en trompe-l’oeil comme on aime ici, une île-miroir inondée quotidiennement par des milliers de touristes chinois se photographiant mutuellement à tour de bras. Cocasse et étouffant. Hangzhou et sa célèbre Académie des Beaux-Arts où séjournèrent de nombreux peintres, parmi lesquels un certain Zao Wouki.
A l’est de la montagne Nanping où, chaque aurore, s’exercent par centaines des adeptes du taïchichuan et du qigong. A l’ouest, la source de Longting et son fameux thé tant prisé des connaisseurs. Et, au bord du lac, suivant les heures, un spectacle permanent: tôt le matin, celui des danseurs de rock et de paso-doble en blouson de soie rouge et talons hauts. Plus tard, le temps des chanteurs amateurs accompagnés par des joueurs d’erhu – vielle à deux cordes – puis celui des promenades familiales en barque ou en pédalo canards.
La nuit sera câline au point qu’il est impossible de trouver un banc libre. Ici, à Hangzhou, commence la Chine du Sud, verdoyante, pommelée de colline, la belle Chine. Ici s’arrête le Grand Canal qui trace son chemin depuis Pékin.
Le bateau s’en va parmi les vieilles maisons de Hangzhou, les usines et les HLM flambant neuves. Les passagers penchés au bastingage sont brusquement sommés de rentrer leur nez. Motif: le franchissement d’un pont à dos rond si étroit que les embarcations s’y éraflent régulièrement les flancs. La manoeuvre est d’autant plus délicate qu’il fait nuit noire. Manoeuvre réussie.
Déjà le cuisinier du bord s’assied sur un tabouret dans la minuscule cabine. Va pour le poisson caramélisé, les aubergines frites à l’ail, les crevettes sautées…L’addition se règle avant: 60 yuans. Elle peut paraître salée, mais en Chine le poisson coûte cher. Le tout, pris à la “canting” du bord (le mot est chinois) est d’ailleurs délicieux, la bière à peine tiède, et le riz servi in fine.
Derniers regards sur les barges sombres et les péniches croisées ou doublées par centaines. Le sommeil sera souvent pertubé par de lancinants coups de sirène.
Inconsciemment, l’idée a priori d’un grand canal désuet, à l’abandon, commence à s’estomper. Bien au contraire, celui-ci demeure un axe vital de circulation et de transport de marchandises. Comme au temps des Mongols, des Ming ou des Mandchous.
PS. Ce texte a été publié le 9 janvier 1993 dans Le Monde, grâce à Michèle Champenois, sous la forme d'une pleine page. Il sera redonné ici en quatre épisodes.
"Victor Chanceaux" - Victor: le nom de mon fils, Chanceaux, celui de mon village natal - est apparu lorsque j'étais attaché culturel à Pékin. Cette brève aventure sur le Grand Canal s'est déroulée alors que je venais organiser sur place la résidence de l'artiste Irène Laksine à l'Académie des Beaux-Arts du Zhejiang, à Hangzhou où celle-ci allait enseigner et exposer des oeuvres conçues in situ.