J’ai fini hier soir, très tard, « Un roi sans divertissement ». C’est un livre "extraordinaire". Un peu comme Chichiliane, mais pas exactement. On peut y aller. Il y a de quoi faire. L’impression d’absurde (au sens noble - Ionesco, Beckett), je ne vais pas dire qu’elle domine, mais elle est qu’en même bien présente, depuis les exactions de M. V. jusqu’au dénouement final et le geste de Langlois, en passant par le personnage haut en couleur de Saucisse, ancienne prostituée reconvertie en tenancière du seul café de Chichiliane ou Mme Tim, l’épouse créole d’un nouveau riche. J’ai découvert un Giono que la lecture de « Collines » au collège m’avait fait (hâtivement, imprudemment, d'une manière sans doute infantile) classer dans le genre un peu ennuyeux avec le souvenir de récits d’atmosphères campagnardes bucoliques, ce qui à l’époque m’intéressait fort peu, préférant aux descriptions de paysages colorés imprégnés de chaleur (c’est le principal souvenir que j’en ai) les démêlés de Brasse-Bouillon avec Folcoche ou les aventures exotiques de Pearl Buck. Pour vous dire que je ne m’attendais pas du tout à ce genre de livre. Écrit en un mois et demi, certains passages sont d’une volupté stylistique comme on dirait d’un plat qui nous comblerait tous les sens, depuis l’élégance de son dressage, les chatoiements de sa parure, les fragrances sophistiquées de son fumet et l’exquis délice de sa dégustation. En bref, une félicité. Un exemple : « ... le vaste monde ! Tout entièrement recouvert de brouillards : un océan de sirop d’orgeat aux vagues endormies, dans lequel ces jets de lumière blanche devaient faire surgir, comme des îles blêmes serties de noir, l’archipel des sommets de montagnes. La géographie d’un nouveau monde. » Un second : « Les carafes de service de cérémonie organisaient autour de leur belle masse de vin pourpre le clapotement aquatique de toute une impeccable coutellerie de luxe, les flaques laiteuses des porcelaines et le pétillement des mille petits arceaux d’arcs-en-ciel brisés qui jaillissaient du tail, du biseau et de la transparence de tout le nénuphar de la verrerie. » Je cherchais par ailleurs depuis longtemps à qualifier cette satisfaction que certains hommes adoptent quand ils se sont laissés aller à quelques lourdes négligences abdominales. Et bien là, Giono me le sert sur un plateau avec la description du procureur royal : "... et c'étaient bien ses favoris blancs et ce ventre bas qu'il portait devant lui à pas comptés comme un tambour." Ou encore : "Le ventre que le procureur repoussait d'un coup de cuisse à chacun de ses pas donnait beaucoup de solennité à la promenade."
On ne peut pas imaginer que Giono ne se soit pas régalé à écrire des phrases pareilles ! Un festin, vous dis-je ! Et je ne vous parle pas du rythme de la narration ... si, bien sûr, il faut en parler. Comme s’il s’agissait d’un parcours (une errance ?) ponctué d’obstacles imprévisibles, de repos, d’accélérations subites, de décrochages, de perspectives, de sentes improbables. Un festival d’acrobatie aérienne. Et la narration ! Un peu comme des poupées russes, des mises en abymes successives. Faut-il que j'ajoute à ce feu d'artifice les pépites de vocabulaire ? Bref, on peut trouver quelques rares inflexions, mais ... un mois et demi ! Comment voulez-vous avoir la prétention d’écrire quoi que ce soit qui tienne la route après une pareille lecture ?
Une lecture recommandable pour un public recommandé.