Les fraises, longues, rondes, biscornues, jumelles parfois, délicieuses et parfumées toujours, sont au rendez vous de juin dans mon jardin. A la mi-ombre d’un noyer, démentant le proverbe jardinier, après une pluie légère qui les a lavées , elles exhalent dans l’air proche un léger parfum sur lequel mon chat Euclide fronce le nez, étonné car c’est la première fois qu’il renifle un à un les fruits d’un jardin. Moins fatiguant que de courir (en vain) après les écureuils qui se moquent de lui une fois parvenus en haut d’un vieux saule. Hier au marché, chez les producteurs, les fraises étaient également au rendez vous, souvent plus parfaites que les miennes puisque les communicants de l’alimentation ont persuadé une majorité d’entre nous qu’il nous faut désormais de beaux fruits. Mais bon, celles des maraîchers, au moins, n’avaient pas couvert des centaines de kilomètres après avoir mûri dans des serres chauffées puis dans des cageots. Contrairement à leurs voisines, un marché forain n’est pas encore un lieu parfait, il s’en faut, accourues du Maroc, d’Espagne et du Portugal comme dans un supermarché, après avoir gaspillé du gaz carbonique. Grosses, énormes, mafflues, rouges à l’extérieur et vertes et dures à l’intérieur. Fraises de parfum et d’illusion puisque les obtenteurs californiens qui ont inventé cette Camarosa, marque déposée, ont travaillé en binôme avec des communicants insistant sur le fait que les gens achètent un fruit sur son aspect et, quand c’est possible, sur la sollicitation de son parfum. Donc les agronomes de Californie, comme d’autres « fabricants » de fruits, ont travaillé sur le parfum, sur la capacité à mûrir en cageots et à résister aux 2000 à 3000 kilomètres que ces « choses » doivent parcourir en camion avant de tenter indûment nos papilles. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi, il reste des clients pour ces fraises industrielles que des producteurs du sud de la France tentent régulièrement d’imiter en transformant la gariguette en objets industriels de fin d’hiver. Même si, comme pour la fraise andalouse il existe une explication simple : cette fraise hors saison répond à une demande des circuits de la grande distribution à la recherche de produits d’appel et jouant sur notre inconscient désir de printemps qui se réveille à la vue des fraises. Un symbole venu de loin, de ce qui peut rester de nos enfances. La fraise ne méritait pas un tel mauvais traitement et ce glissement progressif vers l’enfer alimentaire. Même si son origine est à la fois américaine et sud américaine. La fraise européenne avec lesquelles elle fut probablement mariée, était trop fragile, trop petite pour voyager et n’être autre chose qu’un met royal qui se dégustait avec du (mauvais) vin. Il s’agissait de la fraise des bois (Fragaria vesca) qui fait toujours une figuration honorable sous mes pommiers en espaliers et bien entendu dans les sous-bois, mais qui reste trop menue, même cultivée sous le nom de Reine des Vallées, pour être autre chose qu’un amuse gueule. Les quelques 500 variétés répandues à travers le monde doivent tout à un architecte naval au nom prédestinée puisque que c’est Amédée Frézier parti en mission d’espionnage au début du XVIII siécle pour le compte de Louis XIV. Parti pour relever minutieusement les plans des fortifications des côtes sud américaines, le jeune officier se laissa aller à son penchant : l’herborisation et la botanique. Une passion qui était alors fort à la mode en ce siécle qui allait voir le Jardin (royal) des Plantes (médicinales) se développer jusqu’à devenir le Muséum National d’Histoire Naturelle en 1793. Dans une île située au large des côtes chiliennes il découvrit d’énormes fraises au teint fort clair, parfois presque blanche. Il ne les trouva pas assez parfumées à son goût, mais décida d’en rapporter quelques pieds en France. Les six mois de navigation du retour ne facilitèrent pas la réalisation de son projet : comme beaucoup de naturalistes voyageant sur les bateaux de commerce ou de guerre et souhaitant ne pas se borner à constituer un herbier séché, il dut à de nombreuses reprises expliquer aux marins du bord pourquoi il gaspillait un peu de la précieuse provision d’eau douce pour arroser et maintenir en vie les plants installés dans sa cabine à l’abri des embruns et de la colère de ses compagnons de voyage. Notamment lorsque le voilier se trouva, cauchemar de tous les naturalistes, encalminé au large des côtes atlantiques de l’Amérique du Sud. A l’arrivée de son bateau en août 1714 à Marseille, il ne lui restait plus que cinq fraisiers avec un petit souffle de vie. Il en offrit deux à l’officier de bord chargé de gérer les provisions d’eau, en donna un à Antoine de Jussieu, professeur de botanique et médecin du Jardin des Plantes qui travailla ensuite avec le Comte de Buffon. Frézier garda un pied pour lui et il le plantera ensuite en Bretagne, à Plougastel où il fut nommé comme ingénieur naval. Après de années de patience et d’inquiétudes, il obtint ses premières fraises même si l’on ignore encore pourquoi l’attente fut si longue ; et bien avant sa mort en 1773 il avait pu constater que son fruit rapporté au péril des marins et de sa sécurité, commençait à faire la fortune de Pougastel-Daoula dont le climat ressemble à celui de l’île chilienne où il avait découvert sa grosse fraise. Il avait alors plus de 90 ans, ce qui tendrait à prouver que ramener sa fraise est un gage de longévité. Ce qui n’est certainement pas le cas des ersatz de fraise que des milliers de camions rapportent chaque hiver d’Andalousie, fraises chargées de produits chimiques et dont la culture empoisonne et la région de Huelva et ses ouvriers agricoles venus du Maroc, de Roumanie, du Mali et de Pologne. Et enfin, comme toutes les histoires de naturalistes côtoient volontiers la légende, il se dit que le nom de famille d’Amédée serait du au fait que l’un de ses lointains ancêtres avait régalé un roi de France d’un immense plat de fraises de bois. Si non e vero, e ben trovato...
Billet de blog 6 juin 2010