« Ils éclatent dans le blé comme une armée de petits soldats ; mais d’un bien plus beau rouge, ils sont inoffensifs. Leur épée, c’est un épi. C’est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot s’attarde, quand il veut, au bord du sillon, avec le bleuet, sa payse ». En 1896, quand Jules Renard publie ses Histoires naturelles, les désherbants n’existaient pas encore. Ces bleuets et ces coquelicots ils les avaient admirés pendant toute son enfance nivernaise qui lui inspira son célèbre Poil de Carotte. Dés qu’il pouvait, dédaignant ce Paris qui lui réservait pourtant un succès mérité, il retournait dans son Morvan natal, pour les admirer ; et pour regarder vivre tous les animaux sauvages et domestiques qu’il avait décrits. A Chitry-les-Mines où sa maison d’enfance existe toujours, comme ailleurs, les coquelicots ne colorient plus les blés à l’époque des moissons. Sauf, quand un pulvérisateur herbicide s’étant grippé, un champ de blé laisse surgir en juillet sur quelques mètres une symphonie fugace et incongrue de rouge et de bleu : splendide. Comme celle que j’ai admiré non loin de mon jardin l’année dernière : si surprenant que des véhicules s’arrêtaient au bord de la route pour admirer le blé taché de rouge et de bleu par la grâce d’un accident agricole...
Pourchassés par l’agriculture intensive et les combattants de Montanso qui connaîtront le 13 mai au parlement l’une de leurs plus grandes victoires depuis la guerre du Vietnam qui fit triompher leur premier défoliant, les coquelicots se sont réfugiés sur des bords des routes, des accotements d’autoroutes et dans les friches. Quand aux bleuets, que l’on appelait autrefois les bluets, ils disparaissent inexorablement, même en montagne. Il nous reste pour imaginer leurs splendeurs mêlées, les extraordinaires peintures impressionnistes du XIX éme siécle ; comme celles de Claude Monet qui apercevait ce festival estival de fleurs champêtres depuis son jardin de Giverny, de vieilles photos, des souvenirs et nos jardins au sein desquels on se plait de plus en plus à recréer le naturel chassé.
Notre coquelicot, parent tout à fait inoffensif du pavot, nous vient probablement des confins de la Bulgarie et de la Turquie mais ce Papaver rhoeas sauvage au quatre pétales est parvenu en Europe occidentale au début du Moyen Age. Peut-être parce que les premiers naturalistes l’ont confondu avec son cousin le Papaver somniferum aux grandes fleurs bleues ou blanches que Marco Polo découvrit dans le nord de l’Afghanistan. Région où il est hélas de nouveau cultivé sur une grande échelle et alimente, avec son suc blanchâtre, le trafic mondial de l’héroïne après traitement et raffinage de la morphine produite. Pour Marco Polo, ce ne fut probablement qu’une redécouverte car il semble bien que les Grecs anciens, au point de le faire figurer sur certaines pièces de monnaie, usaient et abusaient de ses sous-produits illicites qui étaient en vente libre à Rome. Il se dit même, quelle horreur, qu’il se cultiva sur le territoire de la Suisse ancienne sous sa forme Pavere setigerum.
L’histoire de la propagation des différentes espèces de papaver est a la fois compliquée et mal connue, les Arabes et les Chinois s’en disputant le premier usage et les premières cultures, qu’il s’agisse des espèces inoffensives et des espèces médicinales que les récits mélangent souvent, les botanistes voyageurs répugnant parfois à étaler leurs faiblesses et leurs expériences. D’autant plus que les pétales soigneusement séchés du cousin coquelicot en infusion calment la toux et aident vraiment à dormir. Si les missionnaires jésuites qui tentèrent d’évangéliser la Chine dés le XVII ème siécle ne font pratiquement jamais mention de la culture du pavot, c’est peut-être parce, les voies du Seigneur étant impénétrables surtout en Chine, qu’ils s’étaient laissés tenter...
Au XVII siécle le pavot, version exotique, servit à la mise au point d’un calmant pur dame dont on retrouve le nom dans tous les romans du XIX éme siécle : le laudanum. En Europe ce pavot, version Papaver orientalis aux fleurs roses, rouges ou blanches, dont on trouve des champs immenses en Pologne, en Russie centrale et les pays voisins, ne sert qu’à fournir des minuscules graines noires qui parfument le pain ou les pâtisseries. Seuls les Russes, s’obstinent, en faisant de leurs graines une « Kompot », à en tirer une substance qui n’est maléfique que dans leur imagination et surtout additionnée de vodka. Plus gros et plus grand que le coquelicot, vivace, ce pavot vit fort bien dans nos jardins, s’accommodant de toutes les terres. Il y a quelques jours, un pied superbe épanoui par le beau temps fi rêver de jeunes passants que je du décevoir...Même si cette espèce, les dessins en témoignent, figura en bonne place dans « les plantes magiques et sorcières » et les enluminures du manuscrit des « Grandes heures d’Anne de Bretagne » qui constitue sans doute le premier des traités de la cueillette des plantes et du jardinage.
Le bleuet, lui, Centaurea cyanus, semble avoir toujours poussé sur le territoire français. Depuis très longtemps au moins bien que son nom courant ne soit attesté que depuis le début du XV éme siécle. Depuis que la République a définitivement choisi son statut et son drapeau, il compose avec les marguerites et les coquelicots un bouquet tricolore de plus en plus rare, bouquet avec lequel on célébrait notamment l’anniversaire du 14 juillet et avec lequel furent souvent accueillies les troupes du débarquement. C’était avant que Nicolas Sarkozy ne commence à effeuiller la marguerite républicaine...
Au jardin il est très facile de retrouver cette féerie champêtre qu’offraient autrefois les plantes messicoles, c'est-à-dire liées aux moissons. Le coquelicot bien sur, mais aussi le bleuet, la nielle (rose) des champs, la marguerite, le lupin, le sainfoin, le trèfle incarnat et la sauge des prés. Il suffit, c’est ma méthode, de les semer de mars à mai, y compris le grand pavot, sur un ou plusieurs cercles d’une pelouse en recouvrant les graines d’un peu de terre fine puis en tassant. Dés cet été s’y développera des taches de couleurs sauvages qu’il ne faudra évidemment pas tondre et qui se ressèmeront d’une année sur l’autre. A tondre en fin de saison puisque toutes ces fleurs sauvages soit se reproduisent seules, soit perdent leurs feuilles avant de resurgir au printemps suivant en reformant un cercle toujours magique qui aurait ému Mouloudji qui chanta si bien le « p’tit coquelicot »