Depuis le XVe siècle, le mot salade désigne d’abord un plat de légumes et de plantes tellement mélangées et assaisonnées, Rabelais l’évoque longuement, que l’on ne distingue plus bien ses constituants et condiments. Ce qui explique que dés le siécle suivant, le mot désignait déjà aussi une succession de propos et de récits tellement embrouillés que le commun des mortels n’y comprenait plus grand chose et n’y discernait que mélange et confusion.
Acception qui fut reprise en XIX éme siécle par de nombreux auteurs et s’institutionnalisa au début du XX ème siécle dans l’argot du théâtre qui affirmait que les mauvais acteurs en scène s’épuisaient « à vendre leur salade » quand ils jouaient une très mauvaise pièce. C’est donc à cela que je songeais aujourd’hui en passant de mes plates-bandes de salades variées à celles que le bon monsieur Eric Woerth sert à volonté aux raouts des medias depuis que Mediapart lui a plongé le nez dans sa mauvaise sauce.
J’y songeais aussi en contemplant les salades improbables vendues sous plastique entre 9 et 12 euros le kilo chez Carrefour et Auchan dont je visitais une fois de plus dimanche matin les gondoles qui ne me font pas gondoler puisque sur le marché voisin les mêmes salades maraîchères bien fraîches, pesant chacune plus d’un kilo, se vendaient entre 70 et 90 centimes pièces. Preuves que les « salades » de la grande distribution en général et de monsieur Michel-Edouard Leclerc en particulier sont hélas toujours très (trop) efficaces auprès de la clientèle qui se croit captive de des discours de communicant. L’illusion du propre face au naturel, l’illusion du faisandé face au bio venu de très loin, l’illusion agitée par un ministre qui refusa que soient augmentées les aides à l’agriculture non chimique quand il fut ministre des finances mais protégea ses amis puissants, sans oublier la grande distribution.
Nous vivons sous le règne de la « salade » qui monte à graines, comme disent les jardiniers, mais qui remonte à la nuit des temps historiques et politiques. Les laitues et les chicorées sauvages, ancêtres de nos salades multiples, sont fort probablement originaires du sud Caucase, Daghestan et Azerbaïdjan et aussi des parties basses du Kurdistan. Alexandre Dumas signale dans son récit de voyage dans le Caucase qu’il en mangea non loin de Bakou en 1858 après avoir combattu des Tchétchènes ; et j’ai trouvé de minuscules laitues sauvages, en 1998, sur les pentes des collines menant de l’Azerbaïdjan vers la Géorgie. Le patron d’un vieux caravansérail azéri transformé en hôtel attendant vainement les clients en donnait même à brouter à un jeune ourson brun qu’il avait recueilli dans la montagne prés de sa mère morte.
Mais la laitue reste en partie un mystère car les espèces sauvages qui ont poussé et poussent encore dans différentes parties du monde sont génétiquement incompatibles entre elles alors qu’elles se ressemblent comme des sœurs jumelles. Longtemps considérées comme des herbes parmi d’autres, certaines servaient de remèdes, la chicorée notamment. Leur forte amertume les écarta pendant des milliers d’années des repas et de la nourriture humaine ordinaire. Un jour, il y a environ 7000 ans, un « jardinier » eut l’idée de semer des graines de ces plantes sauvages prés de « chez lui » et s’aperçut que d’année en année, les « herbes » qu’il récoltait devenaient de moins en moins amères, que le mariage des fécondations des fleurs lui donnait de nouvelles variétés, que les feuilles devenaient consommables. Probablement avec filet d’huile de sésame ou d’olive, ou bien entourant des morceaux de viande.
Les « herbes » devenaient salades, mais ni leurs inventeurs ni ceux qui les répandirent peu à peu vers l’Occident n’ont laissé leurs noms. Le génie jardinier reste parfois anonyme. L’histoire nous indique seulement que des rescapés de l’armée d’Alexandre le Grand auraient rapporté (peut-être de Mésopotamie ou de Babylone où le conquérant mourut) les graines d’une laitue déjà « améliorée », Lactuca sativa, vers la Grèce au IV eme siècle avant l’ère chrétienne. A cette époque, les tribus occidentales ne connaissaient que la mâche ou la roquette qu’ils cueillaient à l’état sauvage (il en reste dans les vignes non traitées) mais sans en faire leur ordinaire.
De la Grèce, quelques espèces de laitues et de chicorées passèrent chez les Romains qui, ayant découvert la facilité et la rapidité de leur culture, en consommaient en grandes quantités à la fin des repas en la relevant avec des huiles et, disent les récits de l’époque, du pourpier (Portulaca oleraca), autre salade sauvage que l’on a récemment redécouverte et que je trouve en fin saison dans l’herbe du verger. Cette petite espèce aux feuilles minuscules et charnues qui ressemble à une plante grasse était considérée comme une plante légumière au Moyen Age ; avant de redevenir une « mauvaise herbe » que l’on peut trouver au hasard des jardins et de la campagne et qu’il est à nouveau possible de cultiver. Il fait partie, notamment des semis de mesclun, ce mélange « saladier », souvent présenté en ruban biodégradable, qui l’associe avec de la moutarde rouge, de la feuille de chêne, de la roquette et de la laitue Saint Vincent. A couper très jeune au bout de quatre semaines. Ce mélange des saveurs arrosé d’un filet d’huile d’olive, que l’on dit d’origine crétoise, est délicieux. Et facile à cultiver.
Mais revenons aux origines, c’est à dire aux Romains qui, quelques dizaines d’années avant J.C., apportèrent la culture et la consommation (modérée) de la laitue en Gaule. La laitue suivit lentement une autre route vers l’Europe emportée par les Arabes qui l’acclimatèrent dans le sud de l’Espagne : les chroniques du XV éme siécle signalent la culture d’une « laitue de Cordoue » qui existe toujours. La célèbre « laitue romaine », salade bien pommée que l’on dévorait au Vatican de papes en papes, arriva en France au début du XIV éme siècle dans les bagages sacrés quand Clément V migra vers le Comtat Venaissin, avant que Jean XXII s’installe en Avignon.
Avec ses salades romaines. Rabelais, contrairement à une légende tenace, n’y serait donc pour rien même s’il est incontestable que ce solide mangeur profita de ses séjours en Italie dans les années 50 du XVI éme siècle pour faire connaître les raffinements de la culture et de la cuisine italienne et quelques salades, alors que les papes avaient regagné Rome depuis longtemps. En reprenant l’habitude d’entretenir ce que Rabelais appelait leur « jardin secret », le « Jardin du Belvédère », lieu grâce auquel la Cour vaticane découvrit souvent bien des légumes, exotique ou non, avant tout le monde puisque les voies du seigneur sont impénétrables.
A la fin du XVII éme siècle, le Potager du Roi de Versailles dictant les modes alimentaires, la laitue s’installe sur les tables françaises. Souvent simplement assaisonnée, l’huile était encore un met de luxe, avec d’autres herbes odorantes et relevées comme la roquette, le pourpier, le cresson alénois, l’estragon, le cerfeuil ou la ciboulette. Des recettes que nous retrouvons aujourd’hui pour remplacer la sempiternelle « vinaigrette » qui fut re-inventée au XVI éme siècle alors que les Romains avaient déjà recours au vinaigre, mais sans le mélanger à l’huile et avec du sel. D’où le mot l’une des origines du mot salade peut-être dérivé de l’italien « insalata », c’est à dire salé. Salades au jardin, donc, rien de plus simple, même si le jardin est minuscule.
Il est même possible d’en faire au balcon dans des jardinières. Ou bien on sème et on repique au bout de quelques jours ou bien on achète des plants en godets pour gagner du temps. En quelques semaines, en arrosant bien, vous obtiendrez des mini-salades délicieuses que nul engrais n’aura gorgé de nitrates. Il suffit d’en laisser quelques-unes unes pour qu’elles grossissent si on aime les salades plantureuses ; commercialement quasiment impossible faute de rentabilité, cette culture de la mini-salade se transforme en délice gastronomique. Ma préférence va à la feuille de chêne verte ou blanche, une salade à couper, aux mescluns qui fournissent donc à la fois la salade et son assaisonnement naturel, à la laitue Roxy à la fois rouge et verte qui supporte bien la chaleur, à la laitue Iceberg qui fut « inventée » aux Etats Unis et à la laitue romaine d’hiver qui résiste aux froids de l’automne et même de l’hiver. Sans oublier évidemment les chicorées frisées que je préfère également cueillir jeunes mais qui, si on les laisse, fournissent de jolies fleurs bleues, les mêmes que celles de la chicorée sauvage que l’on trouve au bord des routes.
Cultivant vos salades vous absorberez des vitamines intactes parce que non cuites et vous ne serez pas seuls puisque l’on estime qu’une salade sur deux consommée par les Français provient d’un potager personnel. Et, si vous devez absolument fréquenter une grande surface, fuyez la salade lavée sous plastique dont vous découvrirez en regardant de prés l’étiquette qu’elle est quand même vendue à des prix qui relèvent de l’escroquerie et remet à leur place toutes les salades des grandes surfaces sur le « pouvoir d’achat ».
Comme avec la menthe couramment offerte sous le même plastique de 65 à 67 euros le kilo... La salade illustre aussi les progrès de la mondialisation puisque désormais, ce sont les mêmes variétés qui sont cultivées de Los Angeles à Irkoutsk. En passant par l’Afrique, l’Amérique Latine ou...Toronto.