Paco Rabanne, le génial couturier métallurgiste qui avait remplacé les boutonnières par des rivets, avant de nous parfumer les arpions au Black XS et au One Million, vient de nous quitter le 3 février 2023. Juste à temps pour éviter la "vraie" fin du monde. On sait que, entre autres excentricités – comme l'aveu de l'assassinat de Toutankhamon, ou ses prétendues rencontres avec Dieu, Jésus, Louis XV et les extraterrestres –, ce fada fana de Nostradamus nous avait annoncé la fin du monde pour le 11 août 1999. Pile poil. Caramba, encore raté.
Nous savons donc tous, depuis cette date, que malgré ses 75.000 ans d'expérience, l'âge qu'il estimait avoir, Paco Rabanne s'était furieusement planté le fer à souder dans l'œil. Et pour cause. Selon Olivier Véran, la fin du monde sera finalement reportée au 7 mars 2023.

Agrandissement : Illustration 1

C'est ce jour-là, en effet, que l'intersyndicale a fixé comme sixième étape de la mobilisation en France contre le recul de l'âge de la retraite: "on bloque tout". De multiples grèves intersectorielles, qui pourraient cette fois être reconductibles, accompagneront des manifestations de masse dans (presque) toutes les villes. Et ce sera sans doute la plus grosse mobilisation populaire depuis trente ans en France.
Lors d'une conférence de presse à la tonalité quasi apocalyptique, l'actuel porte-parole du gouvernement Macron-Borne, Olivier Véran, a pourtant annoncé que "mettre la France à l'arrêt" le 7 mars, ce serait "prendre le risque d'une catastrophe écologique, agricole ou sanitaire" majeure, qui nous fera rater "le train du futur" et mettra même en danger "la santé des enfants" (1). Diable ! Mais la santé des vieillards, par contre, Véran s'en bat visiblement la prostate et le col du fémur.
Car comme je l'ai déjà souligné, reculer de deux ans l'âge de la retraite, c'est envoyer 15.000 travailleurs et travailleuses supplémentaires directement de la case "travail" à la case "cimetière". Un grand charnier invisible sur pattes. Face aux fausses arguties budgétaires du gouvernement, pour tous ces gens-là, refuser cette "réforme" est simplement une question de vie ou de mort.
Sur quoi se concentrent pourtant aujourd'hui la plupart des commentaires, que ce soit chez les habituels éditorialistes, mais aussi, hélas !, chez une partie de la gauche parlementaire ? Sur la forme, et non sur le fond.
Sur ces député·es de la France Insoumise, les malpoli·es, qui auraient foutu le boxon à l'Assemblée Nationale, au lieu de sagement écouter les bobards du gouvernement, le chapeau à la main et la cravate autour du cou. Sur ces milliers d'amendements qui se sont empilés sur l'article .2, plutôt que sur l'article .7. Hier matin encore, à la RTBF, en direct de Paris, blablabla blocage, blablabla refus de discuter, blablabla honte du Parlement. Comme si le Parlement français n'avait pas déjà été, en de multiples circonstances, traversé par de tels remous. Comme s'il n'avait pas déjà connu, sur les bancs de la majorité comme sur ceux de l'opposition, de tels épisodes épiques de guérilla parlementaire. Comme si ce blocage parlementaire n'était pas avant tout le miroir de ces "premiers de corvées" qui se sont mis à l'arrêt pour ne pas mourir à leur poste de travail. Comme si l'essentiel était de vouloir plaire aux éditocrates de monsieur Bolloré, et comme si cet objectif était même une seule seconde envisageable!
Certes, il était légitime que les partenaires de la NUPES existent par eux-mêmes, chacun dans leur style, et puissent chacun développer leur propre argumentaire. Comme il eut été souhaitable qu'ils se soient préalablement mis d'accord sur une stratégie commune, pour pouvoir, au-delà de la NUPES, marcher au même rythme et avec les mêmes objectifs que le mouvement social lui-même. Mais on entend trop aujourd'hui la crécelle de ces dissonances partisanes, et pas assez la force irrépressible d'une revendication commune, portée par une écrasante majorité des salarié·es, et même par une majorité de la population française !
Non, ce n'est pas la France Insoumise ou la Nupes qui a fui le débat ou foutu le boxon à l'Assemblée Nationale. Des députés comme François Ruffin, Rachel Keke, Caroline Fiat et tant d'autres ont, au contraire, fait entendre les témoignages bouleversants des travailleurs les plus pauvres, ceux et celles qui n'en peuvent plus de bosser jusqu'au bout de leur vie, qui n'en peuvent plus de mourir au seuil de leur retraite. Avant eux, avant elles, jamais on n'avait entendu une femme de chambre ou une infirmière à l'Assemblée nationale.
Oui, c'est le gouvernement Macron-Borne qui a camouflé son passage en force derrière un paravent de faux-débats, en utilisant pour la première fois la procédure du "47.1", parodie de démocratie qui se soldera dans tous les cas par une ordonnance gouvernementale.
Oui, c'est le gouvernement Macron-Borne qui masque sa fragilité politique derrière une étrange procédure législative, qui transforme soudain le Sénat en épicentre des débats parlementaires. Le Sénat, cette chambre élue au "second degré" (3), où la droite est soudain majoritaire, et la France Insoumise, inexistante !
On l'a assez dit et répété, la Constitution de la Vème République fut taillée sur mesure pour le Général de Gaulle. Un personnage "hors norme" qui compensait son autoritarisme présidentiel par une certaine éthique morale et républicaine. Si le président Mitterrand a pu s'y couler, après l'avoir pourtant dénoncée dans "Le Coup d'État Permanent", le costume est visiblement trop grand ou trop lâche pour d'autres.
Car de Gaulle, homme de droite, était le fruit d'une autre histoire, plus chrétienne, plus nationale, plus militaire, et paradoxalement plus rebelle. Il méprisait l'argent ostentatoire et n'a jamais été "l'homme du capital". Le Gaullisme, mouvement qui se voulait populaire, avait même théorisé un compromis entre travail et capital industriel (la fameuse "participation"), alors que Macron n'a jamais été que le tueur à gages du capital financier.
Jamais de Gaulle n'aurait envisagé une réforme de la Sécurité Sociale rejetée par neuf salarié·es sur dix, refusée par tous les syndicats et récusée par une majorité de Français·es. Car c'est sa propre base sociale qu'il aurait ainsi prise à rebours. Et si malgré tout, "son" gouvernement avait jugé indispensable de présenter une telle réforme, confronté à une telle résistance de l'opinion, doublée d'une telle fragilité politique au Parlement, il l'aurait certainement soumise à un référendum (comme il le fit pour le statut de l'Algérie), ou représentée au verdict global des urnes (comme il le fit après les "événements" de mai 1968 en remettant en jeu sa propre majorité). Oui, la France est donc un pays étrange, où les généraux sont parfois démocrates, les députés, parfois des godillots caporalisés, et les banquiers d'affaires, parfois des apprentis Bonaparte.

Agrandissement : Illustration 2

Depuis son élection, chaque fois que Macron a dû choisir entre les gens et l'argent, il a toujours choisi l'argent. Pour l'Hôpital. Pour l'École. Pour la Politique fiscale. Pour l'Économie. Comme aujourd'hui pour les retraites. Il suffit pour s'en convaincre de regarder l'explosion du patrimoine des Français les plus riches, ou l'explosion des bénéfices historiques des entreprises du CAC 40. Et c'est encore l'argent que Macron retrouvera bientôt, dès qu'il aura passé le seuil de l'Elysée, pour continuer à le servir comme il le sert toujours aujourd'hui. Et c'est peut-être un des nœuds du problème. Car peu importe au fond à ce mercenaire des banques que des millions de gens défilent dans les rues. Un tueur à gages n'a pas d'état d'âme. Il remplit son contrat. Pas celui que les électeurs pensaient lui avoir confié, en l'élisant à la présidence de la République, mais celui que ses commanditaires lui avaient prescrit, en finançant sa campagne électorale et en lui offrant les "unes" de tous leurs journaux. Et après lui les mouches.
Tous les partis politiques, quelque soit leur bord, sont enracinés dans la société. Ils sont le fruit d'une histoire, d'une idéologie, d'un débat d'idées ; ils sont le produit dérivé d'un intellectuel collectif ; ils sont portés par les forces sociales qui les ont constitués – et ont donc des comptes à leur rendre.
Macron, non. Il croit être tombé du ciel, porté par la seule audace, la fantaisie et le génie de son cerveau. Sa garde rapprochée n'est faite que des traîtres, des arrivistes et des vendus qu'il a convaincu de servir ce nouveau maître. Élu par défaut face à Le Pen, il est passé directement de la Banque d'Affaires Rothschild à l'Élysée, sans avoir jamais croisé un seul électeur, après quelques mois seulement de couvade dans un Ministère de l'Économie hollandais.
Sa vie même est une transgression permanente. Quand Macron veut quelque chose, il croit toujours pouvoir l'obtenir. Pourquoi devrait-il rendre des comptes à ceux qui l'ont élu ? N'avaient-ils pas lu son programme ? Oui, ce livre qui s'appelait "Révolution" (hihi). Comment ? "Élu par défaut", face à une candidate d'extrême-droite ? N'avait-il pas dit, dans l'euphorie de la victoire, à tous ses électeurs, "qu'il leur était redevable" ? Avant d'aussitôt l'oublier. Que voulez-vous, c'est la vie, c'est la chance. Napoléon ne demandait-il pas déjà, avant de nommer un officier en lui mordillant l'oreille : "Est-ce tu as de la chance ?". Cela ne s'explique pas, ces choses-là : la chance. Et je crois que Macron a fini par croire à ses propres fariboles.
Et donc : quel est le rapport à la réalité d'un mec comme ça ? Avec qui tu es pourtant censé négocier ? Franchement, je ne sais pas. J'y vais au bluff, là. Je joue au voyant extra lucide, mais en fait, je n'y pige que dalle. Cette façon de vivre et de penser est tellement, tellement différente de la mienne. Tellement, tellement différente de la nôtre.
Bon. En attendant, il n'y a donc qu'une seule chose à faire : on rassemble les troupes, et on fonce. Après tout, notre cause est juste. Et on est la majorité. Au premier carrefour, on fait le point. Et on continue. Au finish !
La chance, ça ne s'explique pas. Mais parfois, ça se mérite.
Claude Semal, le 3 mars 2023.
Ce texte est d'abord paru comme éditorial du web magazine asymptomatique . be , le web magazine libre à prix libre, abonnement annuel à partir d'un euro par an.
(1) Véran fait référence à l'actuelle campagne de vaccination contre le papillomavirus dans les écoles françaises. Gonflé, le mec. Comme si une campagne de vaccination ne pouvait pas être reportée, et comme si la santé des Français·es entre 62 et 64 ans n'était pas directement impactée par le recul de l'âge de la retraite !
(3) Contrairement à la Belgique, ce ne sont pas les électeurs qui élisent directement les sénateurs en France, mais de "grands électeurs", composés à 95% par des délégués des conseils communaux. Cette élection "au second degré" donne une Chambre généralement plus conservatrice et plus âgée que l'Assemblée Nationale proprement dite.