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Moi aussi, j'aime bien les sourires. Les petites blagues. Les œillades de connivence. Les vers que l'on murmure aux amis et les verres que l'on offre au comptoir. Les bisous sur la joue.
L'entre-soi des tablées amicales où l'on partage en confiance des choses idiotes ou intelligentes, des remarques légères ou profondes, des anecdotes amusantes, des rondelles de saucisson et des chips au paprika.
Mais si le gars en face veut me vendre une assurance ou un aspirateur, je regarderai déjà tout ce petit cérémonial avec un peu plus de distance.
Et si je dois défendre mon salaire ou mes libertés, mobiliser des forces sociales ou syndicales, je ne compterai certainement pas sur un de ces dîners en ville pour choisir mon ou ma candidat(e) aux prochaines élections.
En France, les lendemains de la "Primaire Populaire" ont un petit côté "gueule de bois".
Car ses gentils organisateurs, après avoir cueilli leurs cinq minutes de notoriété médiatique et sabré le mousseux de la victoire ("Yes ! We Can !"... but "We Can What ?"), semblent aujourd'hui découvrir l'impasse politique stratégique dans laquelle ils se sont pourtant eux-mêmes placés.
Un nom est sorti du chapeau de ce Lotto Bingo numérique : celui de la PRG Christiane Taubira, le petit parti de centre gauche où l'ancienne Garde des Sceaux de François Hollande a longtemps cohabité avec l'homme "des affaires" Bernard Tapie.
Pas vraiment une pépinière de cette "gauche morale" dont rêvent certains.
Créditée une semaine plus tard de 4% des voix dans les sondages, sans réel programme ni troupes, ils constatent que la candidature dite "unitaire" de Christiane Taubira vient aujourd'hui s'ajouter à toutes les autres... sans même plus songer à s'y substituer.
Mais dès lors, quel est encore son sens ?
Et tout cela n'était-il pas hautement prévisible, à partir du moment où ni les écologistes, ni les communistes, ni les trotskistes, ni les insoumis, ni les socialistes "canal historique", n'avaient voulu participer au processus de la "primaire", et encore moins valider son résultat ?
Or la principale chose que l'on puisse aujourd'hui demander à une dirigeante politique, c'est sans doute au moins cela : être en capacité d'analyser une réalité complexe, d'anticiper une situation politique, de jauger un rapport de forces.
Comment Christiane Taubira pourrait-elle le faire pour la gauche ou pour la France, si elle semble déjà bien en peine de le faire pour elle-même ?
Je le répète : si ce n'est donc visiblement plus "la victoire" promise par les affiche de la "primaire populaire", quel est alors aujourd'hui le sens de la candidature Taubira ?
A quoi sert une nouvelle "madame 4%" ?
A négocier un ministère "de poids" dans un gouvernement Macron 2 ?
Quoi ! Cette proposition vous semble insultante ou cynique ?
Mais enfin, Macron aura besoin "d'alliés" au second tour. Après tout, Taubira et Macron ont déjà fait partie d'un même gouvernement Hollande. Et elle ne serait pas la première à se rallier avec armes et bagages au vainqueur du jour, avec un Ministère en option.
Un certain carriérisme des strapontins n'a même jamais envisagé la politique autrement.
Plus prosaïquement, cette candidature pourra aussi "simplement' faire barrage au programme de "L'Avenir en Commun", porté par la candidature de Jean-Luc Mélenchon, que tous les sondages situent aujourd'hui entre 10 et 13%.
Soit plus du double que tous ses candidats directs "à gauche", à trois points seulement d'un possible accès au second tour.
Une pincée de voix pourraient donc lui manquer, que la candidature de Christiane Taubira, après celle de Fabien Roussel (PCF), pourrait désormais capter sur la ligne d'arrivée. Comme elles ont déjà manqué à Jospin en 2002.
Or en 2017, le même programme, "L'Avenir en Commun", porté par même Jean-Luc Mélenchon, était conjointement défendu par la France Insoumise et le Parti Communiste Français. Il avait alors rassemblé 19 % des électeurs, à quelques centaines de milliers de voix d'une qualification pour le second tour. Un score identique le qualifierait presque d'office aujourd'hui. Mais le PCF a choisi cette fois de courir sous ses propres couleurs, avec la candidature de Fabien Roussel.
Comme celles de Philippe Poutou (NPA - trotskistes), Anne Hidalgo (P.S. - sociale-démocrates) et Yannick Jadot (Les Verts - écologistes), cette candidature est certes parfaitement légitime.
Elles incarnent toutes des courants politiques et historiques clairement identifiés, et qui cherchent légitimement à défendre la pertinence de leurs programmes et la permanence de leurs structures.
Pour le coup, on pourrait y rajouter celle de Christiane Taubira, même si on ne voit très bien quel courant national ou international, elle incarnerait en plus de tous ceux-là.
Mais toutes se situent aujourd'hui dans le champ des candidatures "de témoignage", dont le seul "objectif" réel est de "sauver l'outil", de protéger une structure partidaire pour se projeter dans un improbable futur.
Toutes, sauf précisément celle de Jean-Luc Mélenchon et de l'Union Populaire – qui continuent à jouer "la gagne", même si le créneau de la victoire est évidemment étroit.
Vous l'aurez sans doute vous même remarqué : ceux qui s'opposent aujourd'hui à la candidature de Mélenchon sur les réseaux sociaux ou dans les médias ne le font pratiquement jamais sur la base de son programme, mais sur celle de sa supposée "personnalité" (1).
Trop "clivant". Trop "colérique". Trop "imbu de lui-même". Et certes, si je devais élire un compagnon de voyage pour participer à un stage de méditation ou de yoga, je ne choisirais sans doute pas "Méluche" (même si, j'en suis sûr, la conversation dans le train serait passionnante).
Mais ils me font rire, ceux qui prétendent renverser l'ordre capitaliste et les puissants, combattre l'injustice et la misère, lutter contre le réchauffement climatique et l'extinction des espèces, mais tout cela sans cris, sans colère, sans affrontements, sans monter sur la table, encore moins la renverser – en toquant poliment à la porte avant d'entrer. Un vrai rêve de pub pour cuisine clé sur porte ou pour assurance santé familiale (avec rires d'enfants à l'image).
Pour un révolutionnaire, la colère me semble, au contraire, un bien précieux carburant. Qui n'aveugle pas, mais éclaire, motive et pousse à l'action.
Et qui agit en contrepoint à ces autres qualités que restent l'empathie, l'humour, le sens de la justice, la solidarité, la fraternité (que l'on ferait peut-être mieux, aujourd'hui, d'appeler sororité, car lorsque les femmes seront vraiment délivrées, les hommes le seront eux aussi depuis longtemps).
Que serait l'Abbé Pierre, sans sa prodigieuse colère devant la misère des sans-abris ? Un moine méditatif et impuissant – au mieux, un assistant social à bicyclette.
Que symboliserait la figure du Christ, s'il n'avait jamais chassé les marchands du Temple ? Un illuminé bavard, déjeunant à la table des puissants.
Alors oui, marcher devant, porter le drapeau de son camp, et le poids du monde sur les épaules, s'exposer publiquement tous les jours, et tous les jours prendre des coups, se lever avec cent problèmes à résoudre, et tous les soirs se coucher avec eux, cela demande sans doute une psychologie particulière, un égo en béton armé, un cuir de rhinocéros, du sang de serpent et un cerveau d'astrophysicien.
Mais c'est aussi ce qui distingue le sourire du guérilléro, qui combat avec vous, de celui du marchand de tapis, qui vous vend son propre strapontin.
Claude Semal le 5 février 2022
(1) Fabien Roussel évoque toutefois souvent la place du nucléaire en France, qui est effectivement un des points de divergence entre le PCF et la France Insoumise.