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Billet de blog 25 juin 2022

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Avortement aux USA : LE SECOND COUP D'ÉTAT DE TRUMP

La même semaine, les juges de la Cour Suprême des États-Unis viennent donc d'autoriser le libre port des armes en rue... et d'interdire l'avortement aux USA. Pour les Américaines, accouchement obligatoire de cibles vivantes. Il y a 25 ans, j'avais écrit ce texte pour défendre le droit à l'avortement.

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C'est la dernière bombe à retardement de Trump qui, non content avoir encouragé le coup d'état manqué du Capitole, avait nommé dans cette haute juridiction un quarteron de juges réactionnaires et intégristes. Voici le texte que j'avais écrit il y a vingt-cinq ans pour défendre la dépénalisation de l'avortement. Il reste, hélas !, tragiquement d'actualité.

Illustration 1

J'été été, en vingt-cinq ans de vie adulte, directement responsable de trois avortements. Et je ne connais autour de moi aucune femme qui, amie ou parente, n'ai un jour ou l'autre été confrontée à ce choix. Ce fut chaque fois vécu comme un drame personnel. Mais cela eut été un drame bien plus grand encore de laisser venir une grossesse qui, pour celle qui la vivait dans son corps, n'avait d'autre signification que d'avoir partagé un moment de tendresse et d'amour. Pas d'avoir conçu ou désiré un enfant. Or rien ni personne n'obligera jamais une femme à devenir mère contre sa volonté.

La question de l'avortement continue à diviser l'opinion en alimentant polémiques, passions et phantasmes. Et pour cause. Quelle distribution ! A ma gauche, l'amour. A ma droite, la mort. Au-dessus, la religion et la morale. En dessous, le désir et la sexualité. Au centre, un ovule fécondé. Et l'enjeu : la liberté de choisir ou non d'être mère. Le droit des femmes de vivre la maternité comme un désir et une volonté – pas comme une obligation, un hasard, un drame ou une punition. Pour beaucoup d'hommes et de femmes, le développement de la contraception et la dépénalisation de l'avortement furent donc deux des acquis majeurs de la fin du XXème siècle. Cela ne s'est pas fait sans opposition – et ces nouveaux droits continuent à devoir être défendus. Car les militants anti-avortement se sont eux aussi mobilisés et organisés. Ils ont leurs associations – dont la principale est en Belgique "Pro Vita" et leurs brigades de choc. Ils se recrutent essentiellement – mais pas seulement – parmi les catholiques intégristes. Aux États-Unis, ils ont déjà tué par balles un médecin pratiquant des IGV – ce qui ne les empêche pas de se réclamer urbi et orbi du "droit à la vie". En France, ls se sont contenté jusqu'à présent de s'enchaîner dans les hôpitaux, d'interrompre les soins et d'agresser verbalement des médecins et des patientes.

Je voudrais tenter de montrer ici que ce soit disant "respect de la vie" exprime en fait une haine morbide de la sexualité ; que ce culte du fœtus se fonde sur une mystique religieuse qui fait d'un ovule fécondé une personne à part entière ; et que derrière un paravent de "spiritualité" se cache en fait une idéologie qui voudrait réduire la femme à sa plus biologique animalité.

Il y a vingt ans encore, une femme qui voulait interrompre une grossesse en Belgique n'avait guère le choix. Le lobby catholique ayant bloqué toute réforme législative, l'avortement restait chez nous, contrairement à d'autres pays européens, totalement interdit. Il y avait donc les femmes qui, culturellement et financièrement, trouvaient les moyens de se payer un avortement à l'étranger. Et toutes celles qui, dans des conditions sanitaires souvent épouvantables, devaient faire appel aux aiguilles à tricoter des "faiseuses d'anges". La moitié des lits des services de maternité étaient alors occupés par des femmes victimes des suites de ces avortements clandestins : hémorragies, complications diverses et infections carabinées. Certaines en mouraient. D'autres en restaient à jamais stériles.

C'est d'abord face à cette détresse, cette incurie sanitaire et ce qu'il faut bien appeler une "médecine de classe", que des médecins comme le docteur Willy Peers se mirent à pratiquer eux-mêmes des interruptions volontaires de grossesses. Peers, pionnier du Planning Familial, était avant tout un homme de bien et un formidable médecin accoucheur. Des milliers de bébés lui sont passés entre les mains. Entre autres merveilles, il eut l'excellente idée de mettre ma sœur au monde (joli lapsus, n'est-ce pas, maman ?). Peers fut pourtant dénoncé, arrêté, jugé et condamné à une peine de prison pour avoir pratiqué des IGV.

Le Mouvement des Femmes lança autour de ce procès un large mouvement de solidarité. Sa revendication centrale était la dépénalisation de l'avortement. L'opinion s'émut, et fut majoritairement gagnée à cette cause. Mais devant la résistance acharnée des milieux catholiques, il fallut encore attendre plus de vingt ans pour qu'une dépénalisation partielle fut enfin votée par le Parlement en 1992. C'est cette loi, qui était pourtant un texte de compromis, que le roi Baudouin Ier refusa de signer – engendrant ainsi l'épisode tragicomique de l'Interruption Volontaire de Royauté. Le Roi fut proclamé pour 24 heures "dans l'incapacité de régner" – une procédure constitutionnelle prévue en cas d'accident grave ou de folie subite – le temps qu'un ministre signe la loi à sa place. Après quoi, la conscience catholique en paix, il retrouva toutes ses royales prérogatives. Lorsqu'on parle aujourd'hui d'avortement, il faut garder en mémoire ce contexte, cette histoire et cers déchirements.

Un piège et un cadeau : les Bononos et nous

La sexualité est à la fois un des plus beaux cadeaux que la nature nous ait fait, et un des pires pièges qu'elle nous ait tendu. Dans le règne animal, depuis que la reproduction sexuée existe, il faut en effet qu'à intervalle régulier mâles et femelles se sautent joyeusement l'un sur l'autre pour s'accoupler et se reproduire. C'est, pour l'espèce, une question de survie. La nature n'a donc pas fait de détail : elle a sorti ses parfums les plus affolants, ses plumes les plus aguichantes, ses hormones les plus ravageuses et ses sensations les plus fortes pour arriver à ses fins. Le cocktail est généralement tellement détonnant que la nature elle-même a dû en réduire l'usage à la saison des amours – limitées à une ou deux courtes périodes annuelles. Ceux qui ont déjà vu une chatte en chaleur frétiller langoureusement des ovaires en rampant lascivement sur la table, ou une horde de chiens à moitié fous suivre à la trace une femelle en chasse, comprendront de quoi je veux parler.

Chez les humains, la situation est un peu différente. Avec les sympathiques singes bonobos, qui passent une bonne partie de leur vie à s'enfiler dans les arbres, l'espèce humaine est en effet une des seules à en pas connaître de période de rut spécifique. Le désir devient potentiellement permanent. C'est donc socialement, et non plus hormonalement, que la sexualité va devoir être régulée. En outre, la parade amoureuse et l'acte sexuel s'accompagnent généralement chez nous de paroles, d'émotions et de sentiments. La sexualité devient relationnelle et s'affirme ainsi comme une des composantes de la socialisation.

Avec le développement de la civilisation, la sexualité va dès lors connaître une double évolution contradictoire.

D'une part, elle va se dissocier de la procréation et devenir en soi un espace social, ludique et relationnel. Du Kamasoutra à "L'Amant", en passant par Virgile, Ronsard et Canal +, toute une littérature et une iconographie amoureuses, galantes ou érotiques en témoignent.

D'autre part, par le biais principalement de la religion, un certain nombre d'interdits sexuels vont être socialement décrétés. Outre l'universel tabou de l'inceste, le plus commun, dans les religions monothéistes, consiste à interdire les relations sexuelles en dehors du mariage. La fonction principale de cet interdit semble paradoxalement de renforcer et de stabiliser le couple en érotisant cette relation privilégiée –et de créer ainsi le cadre familial généralement nécessaire à l'éducation des petits humains.

Le poids relatif de ces deux pôles dépend des morales personnelles et collectives qu'à chaque époque nous nous choisissons ou qu'on nous impose. Mais j'aurais tendance à dire – même si je m'avance un peu vite en l'affirmant – qu'il n'y a pas de société possible sans interdits partagés (quitte à les transgresser) et pas de société vivable sans désirs libérés (quitte à les sublimer).

Quoiqu'il en soit, c'est à l'intérieur du couple que les enfants vont désormais être conçus, mis au monde et éduqués. Ici non plus, la nature n'a pas fait dans la dentelle. Une femme en bonne santé peut en effet mener à terme entre dix et vingt grossesses – héritage biologique d'une époque pas si lointaine où la malnutrition et les maladies décimaient les enfants en bas âge. Pour qu'un seul atteigne l'âge adulte – et soit à son tour en état de se reproduire – il fallait souvent en mettre trois ou quatre au monde. Les progrès de la médecine aidant, un tel taux de fécondité serait aujourd'hui, démographiquement parlant, une catastrophe absolue pour l'espèce humaine. On connaît par exemple les colossaux efforts du gouvernement chinois pour mettre en œuvre une politique de natalité (un enfant par couple) compatible avec les actuelles ressources alimentaires du pays.

Qu'à cela ne tienne. Le propre du génie humain, c'est précisément de fabriquer en permanence les outils qui sont nécessaires à son bien-être et à son développement. Sa peau est nue et vulnérable, mais il a inventé les vêtements. Il n'a pas d'ailes, mais il peut voler dans les airs plus vite que le son. Il pue de la gueule, mais il a créé le dentifrice bifluoré aux bifidus actifs. Il collectionne les maladies, mais pour chacune d'entre elles, il trouve ou trouvera le médicament qui la soigne. Il doit maîtriser sa fécondité – et il a inventé la contraception. Ce qui est "naturel" pour lui, c'est précisément de plier la nature à sa volonté. Pas d'en subir les contraintes.

Si ce détour "socio-biologique" est historiquement utile, ce n'est toutefois plus là l'essentiel. Car aujourd'hui, les femmes ne veulent plus être simplement considérées comme des "machines biologiques" à reproduire l'espèce. Elles exigent l'égalité avec les hommes dans le couple, dans les études, dans la Cité, dans le travail. Certaines ont donc légitimement fait le choix de ne pas être mères – ce qui ne signifie pas pour autant renoncer à toute vie affective et sexuelle. Et les autres veulent pouvoir choisir le moment où elles mèneront à bien une ou plusieurs maternités – ce qui sera souvent le cas quand, leurs études terminées, elles se seront insérées dans un milieu professionnel et auront trouvé le père de leurs enfants.

C'est donc autour de la trentaine que ce choix s'offre aujourd'hui généralement à elles. Encore une fois, c'est la contraception qui peut et doit d'abord répondre à cette exigence. Mais lorsque cette première barrière s'est révélée inopérante – et on le sait, aucune méthode contraceptive n'est efficace à 100% – c'est l'interruption de grossesse, et elle seule, qui peut faire des femmes les sujets – et non les objets – de leur propre histoire.

L'hypocrisie des Églises

Il est nécessaire au passage de tordre ici le cou à un mensonge. Dans le feu de la polémique, un dangereux glissement sémantique a en effet souvent laissé croire qu'il y aurait des gens "pour" et "contre" l'avortement. Or à ma connaissance, personne n'est "pour" l'avortement. Toutes les femmes qui l'ont vécu en parlent au mieux comme d'un échec, et plus souvent comme un drame. Il y a ceux qui "pour" ou "contre" sa dépénalisation – ce qui n'est pas la même chose. Et c'est ci que s'exprime à mes yeux l'hypocrisie de la plupart des Églises – en particulier, chez nous, de l'Église catholique. Car enfin, il y a un moyen simple de combattre l'avortement : c'est de promouvoir la contraception. Or paradoxalement, les Centres de Planning Familial et les cliniques qui pratiquent des IVG sont aussi les seuls à systématiquement populariser la pilule et les préservatifs.

A contrario, ceux qui s'opposent à toute forme d'avortement sont aussi ceux qui s'opposent le plus farouchement à toute forme de contraception. Ils s'y opposent totalement, alors même qu'une maladie mortelle et sexuellement transmissible – le SIDA – menace d'extermination la moitié du continent africain ! Où est le "respect de la vie", dans cet absolu contresens ?

Reste une grand question, qu'on ne résoudra pas par une manifestation ou un haussement d'épaule : "Quand un ovule fécondé devient-il un fœtus ? Quand un fœtus devient-il potentiellement un être humain?". Elisabeth Badinter estime par exemple qu'il n'y a pas lieu de lui reconnaître une existence propre tant qu'il ne peut survivre en dehors du corps de sa mère. La religion juive, elle, fixe symboliquement cette frontière à la huitième semaine. Pourquoi pas six ? Pourquoi pas douze ? Chaque société en décidera, en sagesse et en conscience.

Oui, un œuf fécondé est "vivant". Un spermatozoïde et un ovule non fécondé aussi. Comme un cheveu, une dent ou un coquillage. Je l'ai dit tout à l'heure : une femme peut porter entre dix et vingt maternités. Une "bonne famille catholique" qui a trois ou quatre enfants condamne tous les autres à la non-existence. Est-elle criminelle pour autant aux yeux de sa propre religieux ? Et nos bons curés, la bourse pleine de frétillants spermatozoïdes, et nos bonnes sœurs, qui chaque mois saignent leur ovule stérile, qu'attendent-ils pour devenir pères et mères de tous ces non-existants ? Qu'attendent-ils pour mettre en œuvre leurs bons et naturels principes ? Ces ovules ne sont pas fécondés ? Ah! bon, c'est donc cela qui vous turlupine, le zizi dans la zézette ? La maternité comme punition du péché de chair ? Arrière, hypocrites ! Arrière, menteurs ! Arrière, charlatans ! (Entre parenthèses, une question théologique me taraude : si les nonnettes sont les épouses de Jésus, qui les curés épousent-ils ?). Faire coïncider le moment de la conception avec celle de l'existence relève de la métaphysique, pas de la science. C'est votre étincelle divine que vous cherchez là à nous fourguer en douce.

Concevoir un enfant, c'est pour nous exprimer une volonté, un amour et un désir partagé. C'est lui faire une place dans nos têtes autant que dans nos cœurs et dans nos corps. Ce ne peut être, par accident, mettre en route une horloge biologique à laquelle nous devrions animalement nous soumettre.

Nous pensons, nous, que l'ovule est d'abord un coquillage fragile que le plus souvent la marée emporte. Les femmes qui veulent être mères le savent bien, elles qui attendent parfois pendant des mois et des années que le coquillage veule bien s'accrocher au rocher. Puis il se transformera en têtard, sans âme et sans conscience. Puis, remontant en quelques mois tout le cycle de l'évolution, en un être sensible avec qui, quelques semaines avant sa naissance, les parents communiquent déjà à travers la peau tendue du ventre. Quand s'arrête la chose, et quand commence l'être ? C'est un mystère, auquel personne ne peut vraiment répondre.

Aussi, nous ne vous en voulons pas, nous, de fixer cette date au premier jour de la conception. Libre à vous – mais à vous seuls – d'en supporter toutes les conséquences. Nous vous en voulons de e pas admettre que d'autres choix soient moralement légitimes.

Car c'est cela, la grande différence entre vous et nous. Les partisans de la dépénalisation n'ont jamais encouragé aucune femme à avorter. De quel droit décidez-vous, vous, qu'une jeune fille de douze ans violée par son père – ou n'importe quelle femme qui fait le choix contraire – devrait obligatoire et malgré elle devenir mère ?

Claude Semal (in "Le Belgique de Merckx à Marx", 1997, aux Éditions Luc Pire)

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