Il était une fois un Président qui s’ennuyait dans son palais. C’était l’homme le plus puissant du pays. Ses courtisans, ses valets et ses ministres, ses juges et ses journalistes, tous lui obéissaient, se courbaient devant lui pour chercher à lui plaire.
Et pourtant il s’ennuyait. Car il aimait bien boire et bien manger, mais il ne pouvait pas, dans son palais doré, faire vraiment comme il aimait, s’essuyer la bouche avec la main, dire des mots grossiers en public, ou poser les pieds sur la table et faire une petite sieste.
Chaque matin il se regardait longuement dans son miroir en argent, et chaque matin il lui posait les mêmes questions.
- Miroir, mon cher miroir, dis-moi que je suis le plus beau.
- Oui, tu es le plus beau, le plus aimé des femmes.
- Miroir, mon cher miroir, dis-moi que je suis le plus fort.
- Oui, tu es le plus fort, mais prends garde à tes ennemis.
- Miroir, mon très cher miroir, dis-moi que je suis le plus intelligent.
- Oui, tu es le plus intelligent, mais prends garde à tes ennemis et à tes amis, car eux aussi sont intelligents.
Et le Président, malgré sa richesse et sa puissance, n’était pas satisfait. Il aurait voulu posséder la Toute Puissance, faire ce qui lui plaisait comme il aimait le faire, et roter après sa bière.
Un jour lui vint une idée merveilleuse. Je vais appeler une fée, se dit-il, une fée aux pouvoirs magiques. Et comme je suis l’homme le plus puissant du pays, elle devra bien m’obéir et combler tous mes désirs.
- Fée Corona, s’écria-t-il du fond de son bureau, fée Corona, viens vite auprès de moi. Je te l’ordonne, au nom des pouvoirs qui sont les miens. Je te veux ici dans l’instant même.
Un éclair bleu soudain traversa le bureau, et dans une vive lumière, scintillante, éblouissante, apparut la fée Corona.
- Je suis prête à exaucer ton vœu, dit-elle. Tu auras la Toute Puissance. Mais il y a une condition. Je vais te poser trois questions. Tu devras répondre avec franchise. Si tu mens une fois, je ne ferai rien pour toi. Si tu mens deux fois, tu quitteras ce palais, tu retourneras dans ton château, loin d’ici, dans ta campagne crottée, avec ta femme et ton chien. Si tu mens trois fois, tu seras jeté à la rue, sans maison et sans argent. Personne ne te connaîtra plus. Tu devras travailler pour vivre.
Le Président fit un discours à la fée pour lui expliquer, avec des mots savants, en long, en large et en travers, qu’il était le chef et qu’il n’aimait pas qu’on lui pose des conditions.
Quand il eut terminé ce discours pesant et pénible à entendre, la fée lui dit :
- Je suis la seule ici à détenir des pouvoirs magiques. Ou tu acceptes ma condition, ou je disparais à l’instant.
Alors le Président se rappela qu’il était le plus fort et le plus intelligent. Il pensa qu’il trouverait bien le moyen de mener cette petite fée par le bout du nez et il lui dit, en relevant le menton :
- D’accord. J’accepte ta condition.
- Voici la première question, dit la fée : as-tu déjà menti dans ta vie ?
Le Président prit un air grave, releva encore le menton, comme font les grands chefs, et répondit d’une voix sévère :
- Non, jamais je n’ai menti.
- Voici maintenant la deuxième question : as-tu déjà volé quelqu’un ?
- Fée Corona, comment peux-tu t’imaginer ? Jamais je n’ai volé.
- Et maintenant la troisième question : as-tu déjà trahi des amis ?
Le Président leva les yeux au ciel, ouvrit les bras en signe de franchise, reprit sa voix grave et sévère, et répondit d’un air fâché :
- Mais non, mais non ! Jamais je n’ai trahi. C’est me faire une grave injure que de penser cela une seule seconde.
- Tu as menti trois fois, dit la fée. Je serai sans pitié. Tu vas à l’instant même disparaître d’ici. Tu te retrouveras dans la rue, sans argent, sans papiers, et personne dans le monde entier ne te reconnaîtra, ni toi ni ta femme ni ton chien.
Alors un vent tourbillonnant traversa le bureau comme une tornade.
Le portrait du Président, photographié avec sa Grand-croix de la Légion d’Horreur, tomba sur le sol en mille morceaux, et l’immense bureau fut soudain vidé de tout occupant.
La fée avait disparu, le Président aussi.
Il se réveilla sur un trottoir, allongé dans le froid, comme s’il sortait d’un mauvais rêve. Auprès de lui était assis un homme en haillons qui sentait l’urine et le mauvais vin.
- Tu veux un coup de rouge ? lui demanda l’homme en rotant bruyamment dans sa barbe rousse.
- Non, merci, dit le Président d’un air hautain. Je ne bois que des grands crus millésimés, que me sert mon sommelier.
- Tu te prends pour la reine d’Angleterre, toi. Tu es un pauvre type, un prétentieux, un bon à rien. Je préfère retourner voir mes copains.
Ainsi parla le barbu qui sentait mauvais. Sur ces mots il se leva et s’éloigna du Président.
Celui-ci releva le col de sa veste, car le vent était frais. Il fouilla toutes ses poches mais dut bien constater qu’elles étaient complètement vides.
Soudain une voiture de police s’arrêta au bord du trottoir. Deux agents descendirent et lui demandèrent ses papiers.
- Je n’ai pas de papiers sur moi, dit le Président, mais vous me reconnaissez. Je suis le Président. Ramenez-moi dans mon palais. C’est un ordre.
Les deux agents éclatèrent de rire.
- Mais oui, mon vieux, c’est ça, dit le plus gros. Et moi je suis le pape. On va t’emmener au commissariat, c’est un beau palais. Tu passeras la nuit dans une cage confortable.
- Vous êtes des brutes, des insolents. Je vous ferai châtier sévèrement par mon ministre de la police.
Les agents l’empoignèrent par le col.
- Mendicité agressive, outrages à agents dans l’exercice de leurs fonctions. Tu en as au moins pour six mois, mon vieux !
Au fond de son cachot, couché sur une paillasse, le Président maudissait toutes les fées de la terre et tous les policiers. Il n’avait mangé qu’une gamelle de soupe froide, servie par un gardien moustachu qui s’était moqué de lui en lui disant :
- Tiens, vide la gamelle, ça te réchauffera !
Et le Président, qui ne connaissait que les couverts en argent et les verres de cristal, gémissait sur son sort en se répétant qu’il était la pauvre victime de la pire injustice de tous les temps.
Alors qu’il avait réussi à s’endormir sur sa paillasse, il entendit soudain grincer la porte, et l’instant d’après un rire méchant qui était tout aussi grinçant.
Une vieille femme au nez pointu, qui n’avait plus que trois dents dans la bouche et portait un chapeau bleu ridicule, se tenait devant lui, un balai à la main.
- Je suis la sorcière de ton palais. Tu ne me connaissais pas mais moi je te connais bien, et je sais toutes les turpitudes dont tu t’es rendu coupable. Je vais te faire sortir d’ici mais tu seras mon serviteur. Tu devras accomplir tous les travaux que je te commanderai.
Le Président se dit que le principal était de sortir de cette prison. Une fois libre, et comme il était le plus fort et le plus intelligent, il trouverait bien le moyen de se débarrasser de cette vieille sorcière qui était sûrement la plus stupide des femmes.
- Je suis à tes ordres, ma sorcière bien aimée, dit-il avec de jolis mots qu’il avait lus dans un magazine de télévision.
La sorcière enfourcha le manche de son balai.
- Monte derrière moi, dit-elle, et laisse-moi faire. N’oublie pas que tu es désormais mon serviteur et que je suis la seule à te reconnaître.
Ce fut tout à coup le noir le plus obscur. Puis les étoiles brillèrent dans le ciel et le Président s’aperçut qu’il volait dans les airs sur le manche à balai de la sorcière.
Ils atterrirent sur une place, au pied d’un immense bâtiment garni de statues. Le jour s’était levé. Des gens allaient et venaient, passaient auprès d’eux, mais personne ne reconnaissait le Président.
- C’est ici la mairie, dit la sorcière. Je t’ai trouvé du travail, j’ai tout arrangé pour toi. Tu vas aller dans le bureau des donneurs de travail pour signer ton contrat. Tu me retrouveras sur cette place et je t’emmènerai travailler.
Le Président se rendit dans le bureau indiqué, où une foule d’hommes et de femmes faisaient déjà la queue. Des Africains, des Algériens, des gens qui venaient de loin.
- Je ne vais quand même pas, se dit le Président, faire la queue derrière cette racaille. Je vais leur montrer les privilèges et les honneurs dus à mon rang.
Il passa donc devant tout le monde pour être le premier au guichet des donneurs de travail. Des cris de colère et de révolte s’élevèrent aussitôt de la foule.
- Oh ! Mais dis donc, toi, ti peux pas faire la queue comme tout le monde ? Ritourne à ta place, salopard, mal rasé !
Et cetera et cetera, et des injures tellement grossières que je n’ose pas les écrire ici. Et le Président dut bien faire la queue comme tout le monde, sous les regards méfiants des Africains et autres travailleurs immigrés.
Enfin il parvint jusqu’au guichet.
- Voilà, monsieur, dit la guichetière. Vous avez un contrat de travail pour nettoyer les achélèmes. Vous savez écrire ? Bon, alors signez ici.
Le Président signa et s’en fut retrouver la sorcière.
- Allez, accroche-toi bien, je t’emmène sur ton chantier.
Le balai de la sorcière en un instant les transporta sur la terrasse d’une tour d’au moins quinze étages, au milieu d’autres tours encore plus hautes et d’immenses immeubles tout en longueur.
- Ce sont des achélèmes, dit la sorcière. Des logements réservés aux familles pauvres. Les gens qui vivent ici n’ont pas le droit de nettoyer les vitres à l’extérieur. C’est trop dangereux, ils pourraient tomber. Alors c’est toi qui vas faire ce travail. Tu seras payé pour ça.
Le Président avait tellement peur qu’il tremblait jusqu’à la peau de son crâne presque chauve.
- Sorcière, chère sorcière bien bien aimée, dit-il d’une voix chevrotante, jamais je ne pourrai faire ça. J’ai le vertige. Un épouvantable vertige.
Et il se mit à pleurer.
- Tu dois obéir à tous mes ordres, ne l’oublie jamais, répondit la sorcière. Sinon je te ramène en prison, où personne ne viendra te chercher.
Elle lui tendit les outils nécessaires au nettoyage des vitres. Elle le fit monter dans une nacelle accrochée en haut d’un mur et lui expliqua comment la déplacer pour descendre ou aller sur les côtés.
Et le Président, tout tremblant, se mit à nettoyer les vitres. Il travailla toute la journée, jusqu’au coucher du soleil.
Le lendemain, puis les jours suivants, et durant des semaines entières, la sorcière l’emmenait au sommet des autres immeubles, et il lavait, et il frottait, et il grelottait de peur et de froid.
La sorcière lui avait réservé une place dans un foyer pour travailleurs immigrés où il pouvait passer la nuit, sous les moqueries de ses voisins de chambrée qui n’aimaient pas ses grands airs et ses discours incompréhensibles.
A la fin du mois la sorcière lui dit :
- J’ai touché ta paye à ta place. Mais j’en garde la moitié pour moi car j’ai besoin de beaucoup d’argent pour m’offrir des vacances de rêve au soleil des tropiques. Alors tu vas continuer à travailler et à me donner la moitié de ta paye tant que je n’aurai pas l’argent nécessaire pour m’offrir mon palace.
Et le Président travailla longtemps, longtemps pour nettoyer les achélèmes, les rendre enfin propres et confortables. Et les habitants, des pauvres gens, étaient bien contents de vivre enfin comme le grand monde.
Après des mois et des mois la sorcière a pris l’avion qui l’emmène vers son palace des tropiques. Elle a trouvé pour le Président un petit logement dans une achélème. Il y vit maintenant avec sa femme et son chien. Il fait le ménage dans son immeuble, passe la serpillière dans l’entrée, nettoie les ascenseurs, sort les poubelles et les lave à grande eau.
Le chef surveillant fait sa ronde toutes les semaines pour vérifier que le travail est bien fait. Et quand il n’est pas satisfait, il se dit que franchement il a ici un nettoyeur pas très intelligent.
Le Président boit du mauvais vin car il n’a pas assez d’argent pour s’acheter autre chose. Il rote en mangeant et dit des gros mots à longueur de temps.
Sa femme trouve que les vitres sont de plus en plus sales.
Claude Albareil